À Gaza, Israël perd un temps durement gagné par ses soldats
Dans une guerre où la rapidité est essentielle, l'armée a dû lever le pied à cause de décisions prises il y a des décennies ; 7 mois plus tard, le Hamas joue la montre
Sept mois après avoir perpétré le pire massacre de Juifs depuis la Shoah, le Hamas existe encore.
Il aurait revendiqué le contrôle civil sur d’importantes villes de Gaza dans lesquelles Tsahal est intervenu avant de les abandonner. Dans certaines régions, les combattants du Hamas ont repris les tirs de roquettes, comme le démontrent une attaque récente sur Sderot et la frappe meurtrière sur des fantassins israéliens près de Kerem Shalom, dimanche.
Non seulement le Hamas a survécu, mais il semble de plus en plus certain de revenir au pouvoir.
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La récente frappe de roquette sur Kerem Shalom, qui a tué quatre soldats, illustre bien l’état d’esprit du Hamas, explique Meir Ben-Shabbat, ex-conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Benjamin Netanyahu.
« Elle est le reflet de la confiance retrouvée des commandants du Hamas qui n’ont pas hésité à lancer une telle attaque, depuis un secteur humanitaire et lors de négociations cruciales pour l’organisation, au risque d’endommager un axe de circulation et d’approvisionnement vital pour la population », précise-t-il, ajoutant que la frappe avait pour but de montrer aux Gazaouis que les négociations en vue d’un cessez-le-feu se faisaient « en position de force, et non dans le cadre d’une reddition ou d’une fatigue généralisée ».
Au fil des semaines, le monde a témoigné de sa perte d’intérêt pour la défaite d’Israël contre le Hamas. Personne ou presque ne parle plus du démantèlement des capacités militaires du Hamas ; la priorité des alliés les plus proches d’Israël est de conclure un cessez-le-feu et de libérer les otages.
Mais au lieu d’avancer le plus vite possible pour finir le travail, l’armée israélienne semble avoir adopté un rythme laborieux qui laisse tout le temps à l’opposition à la guerre de se développer, depuis l’étranger comme de l’intérieur. Et cette opposition – à commencer par l’avertissement lancé par le président américain Joe Biden selon lequel Israël n’obtiendra pas d’armes offensives s’il se déploie dans Rafah – ne fera que davantage ralentir cette campagne.
Les politiciens israéliens ne sont pas les seuls à blâmer. L’armée israélienne a elle aussi sa part de responsabilité, notamment dans les décisions prises il y a de cela des années comme suite au 7 octobre, pour favoriser l’émergence d’une campagne qui dure depuis des mois.
Une campagne atone
Il y a débat sur la nature fondamentalement mauvaise ou non du rythme de cette guerre. Selon Ben-Shabbat, un long combat est inévitable compte tenu de l’important soutien dont bénéficie le Hamas au sein de sa population et de ses racines profondes au sein de cette dernière.
« C’est un problème complexe qui exige de la détermination et du temps, et qui comporte des défis de taille, notamment liés à l’aide humanitaire aux civils », explique-t-il, « sans oublier les mesures à prendre pour éviter de blesser les otages et profiter de toutes les opportunités pour obtenir leur libération ».
Face à tous ces défis, l’armée israélienne paraît plus lente que jamais, même lors de ses combats les plus difficiles.
Lors de la guerre du Kippour de 1973, l’armée israélienne est parvenue à empêcher deux invasions surprises, contre-attaquer dès la première semaine et avoir l’Égypte et la Syrie à ses trousses en 19 jours.
Les combats de basse intensité se sont poursuivis durant des mois, non sans avoir donné simultanément un grand coup à deux importants ennemis bien armés.
Aujourd’hui, gérer la guerre sur deux fronts semble réellement poser problème à l’armée israélienne.
« Le pays ne peut pas mener une offensive sérieuse contre le Hezbollah tout en combattant le Hamas », déplore Eado Hecht, analyste de la défense au Centre Begin-Sadate de l’Université Bar-Ilan.
Même en se concentrant sur un seul ennemi – le Hamas à Gaza – l’armée israélienne prend son temps.
Il a fallu trois semaines pour commencer l’offensive terrestre à Gaza, suite au 7 octobre, ce qui a fait perdre un temps précieux malgré des réservistes mobilisés et une bonne volonté internationale toujours forte.
Lorsque l’offensive a eu lieu, elle s’est faite dans Gaza à un rythme de train de sénateur, conçue pour durer des mois et se déplacer du nord au sud, au lieu de prendre agressivement Rafah et la zone frontalière stratégique entre l’Égypte et Gaza en premier lieu, en même temps que la ville de Gaza.
Malgré des succès tactiques impressionnants, Tsahal n’en a pas encore fini avec le Hamas en tant que force de combat cohérente, et il n’est pas certain qu’il y parvienne un jour – sans parler des années d’opérations de nettoyage qui devront suivre. La plupart des brigades se sont retirées de Gaza depuis longtemps.
Même s’il n’est pas encore entré à Rafah, Netanyahu estime que la conquête de cette ville du sud de Gaza est vitale au regard des objectifs de guerre israéliens.
En février, Netanyahu disait qu’Israël n’avait plus qu’un mois pour mener son offensive à Rafah, avant le Ramadan. Ce ramadan a été relativement paisible et Rafah est resté aux mains du Hamas.
À la fin du mois sacré musulman, Netanyahu a redit son intention d’entrer dans Rafah et de détruire les quatre bataillons qui s’y trouvent. « C’est ce qui va se passer. On a déjà une date pour ça », a dit Netanyahu dans une déclaration vidéo. C’était la quatrième fois depuis février qu’il disait avoir donné son aval aux projets militaires pour Rafah.
Les chars de Tsahal ont fini par pénétrer dans Rafah lundi soir et s’emparer relativement facilement du passage frontalier avec l’Égypte.
Pour autant, cette incursion est loin de l’épreuve de force promise depuis longtemps avec les derniers bataillons du Hamas. Il s’agit tout au contraire d’une « opération limitée », explique au Times of Israel un membre des autorités israéliennes, destinée à impressionner le Hamas pour l’amener à accepter un accord concernant les otages.
Mardi, au moment où les soldats israéliens se déployaient autour du poste-frontière de Rafah, l’administration Biden informait des journalistes de sa décision de ne pas envoyer, pour l’heure, une importante cargaison de bombes, de crainte qu’Israël n’en fasse usage à Rafah. Il s’agit là d’une mise en garde on ne peut plus claire à Israël à ne pas aller au-delà, que complète l’explication donnée par Biden sur CNN, à savoir qu’Israël ferait face à des conséquences s’il décidait d’aller de l’avant à Rafah.
Un trou très profond
Les racines de la piètre performance militaire – opérationnelle et stratégique – qui ont « précipité Israël dans un trou très profond, dont il mettra beaucoup de temps à sortir », selon Hecht – se trouvent bien avant le 7 octobre.
« L’armée israélienne aurait pu atteindre son objectif en sept mois si elle n’avait pas commis plusieurs erreurs, ces 25 dernières années, qui ont obéré sa capacité à mener efficacement cette campagne », fait valoir Hecht.
Lors des premières décennies d’existence d’Israël, le concept opérationnel de Tsahal reposait tout entier sur des mouvements agressifs de ses forces terrestres en territoire ennemi, de façon à rapidement déplacer le combat loin des centres de population et d’infliger des défaites décisives – et rapides – à ses ennemis.
Cette approche a été étonnamment efficace à l’époque des victoires israéliennes sur les armées conventionnelles. Les divisions arabes étaient balayées en l’espace de quelques jours ou semaines, et le territoire capturé servait de base aux pourparlers de paix avec les dirigeants de la coalition hostile, dont certains membres faisaient défection à chaque nouvelle défaite des forces terrestres israéliennes.
Le concept de manœuvre terrestre rapide a commencé à s’effriter après la guerre du Kippour, en 1973. Même si le conflit s’est terminé sur une victoire classique des forces terrestres israéliennes sur le champ de bataille, le grand nombre – pour le moins inattendu – de chars israéliens détruits par les missiles égyptiens ou syriens, doublé d’une défiance sans précédent envers des dirigeants israéliens responsables d’envoyer de jeunes hommes au combat, ont instillé le doute dans l’esprit des Israéliens sur le bien-fondé de batailles rangées durant lesquelles ils risquent leur vie.
Le débat sur le bien-fondé et les modalités de l’engagement militaire israélien s’est tenu au moment où les stratèges militaires américains misaient sur leur avantage technologique pour contrebalancer l’avantage numérique soviétique en Europe. Au lieu de s’attaquer de front aux blindés russes, ils ont opté pour l’utilisation de missiles de précision et de renseignements d’excellente qualité pour l’emporter rapidement sur l’ennemi.
La victoire stupéfiante des États-Unis sur la grande armée irakienne, en 1991, a montré à Israël tout l’intérêt de se battre plus intelligemment tout en limitant les risques pour ses forces terrestres.
Cette stratégie a permis d’éviter d’avoir à prendre et conserver des territoires, ce qu’Israël avait fini par considérer comme un handicap suite à la première Intifada palestinienne, avec de surcroît la longue occupation du Sud-Liban par Tsahal.
Convaincues qu’on ne leur demanderait plus jamais de se battre dans le cadre d’un conflit conventionnel de haute intensité, les forces terrestres ont été progressivement réorganisées et soumises à des entraînements différents, dans le cadre de combats de faible intensité contre des guérillas et des terroristes. Dans l’hypothèse d’une guerre contre une force armée, alors l’armée de l’air israélienne, largement bénéficiaire des innovations technologiques et de confortables budgets, serait toujours capable de porter des coups décisifs.
Les autorités militaires israéliennes ont fermé des unités blindées et d’artillerie, dernières sources de mobilité dotées de la puissance de feu nécessaire en cas de combat de haute intensité. L’infanterie a elle aussi été dépouillée : nombre de ses capacités moyennes et lourdes – grenades, mortiers, missiles tirés à l’épaule – ont été retirées ou suspendues.
A la tête du pays au moment de ce virage défavorable aux forces terrestres, Netanyahu était clairement de ceux qui voyaient dans les manœuvres terrestres une vulnérabilité, et non un atout.
Et suite au 7 octobre, au moment de définir plan de campagne pour conquérir Gaza – ce qui n’avait plus été fait depuis près d’une dizaine d’années –, les autorités militaires se sont aperçues qu’elles n’avaient plus assez de soldats.
Même si elles avaient alors conclu que la prise simultanée de Rafah et de la ville de Gaza était nécessaire, des années de négligence en matière de définition du format d’armée les privaient de cette option.
« Aujourd’hui, l’armée israélienne est incapable de mener simultanément une offensive dans plusieurs secteurs clefs de Gaza », explique Hecht.
Les autorités militaires se sont également aperçues qu’il fallait plusieurs semaines à ses réservistes, insuffisamment entraînés, pour retrouver la capacité de combattre dans le cadre d’une offensive terrestre à grande échelle. D’où les semaines passées à tourner au ralenti en dehors de Gaza.
« Le retard au démarrage des opérations terrestres, la campagne séquencée, l’offensive lente et progressive pour permettre aux troupes de s’acclimater à la nouvelle réalité du combat – celle d’une guerre classique de haute intensité – ont contribué à rallonger la durée des opérations », souligne Hecht. « Au bout de quatre mois, Israël a dû commencer à libérer des réservistes pour leur permettre de rejoindre l’économie. »
Les forces terrestres ont tiré tous les enseignements de la situation et se sont améliorées rapidement, mais la majorité des réservistes ont été libérés au moment où ils parvenaient à surmonter les effets délétères d’années entières de négligence.
« Durant ces quatre mois, les succès ont été remarquables », poursuit-il, « mais Tsahal aurait pu faire mieux s’il avait été capable de lancer l’offensive sans attendre. »
Il existe d’autres signes de problèmes de direction au niveau de l’establishment militaire. Les dirigeants de Tsahal étaient en faveur d’une opération de grande ampleur contre le Hezbollah, suite aux attaques du 7 octobre, ce qui aurait dangereusement dispersé les forces d’Israël.
Les réservistes ayant pris part aux réunions de planification dans « la fosse », le centre d’opérations souterrain de Tsahal, sur la base de Kirya, en sont sortis déçus par ce qu’ils qualifient de « guerre sans shin » – du nom de la lettre de l’alphabet hébreu servant à donner l’heure d’une opération sur le point de commencer, un peu à la manière de « l’heure H », au sein de l’armée américaine. La campagne contre le Hamas, ont-ils déclaré au Times of Israel, n’a pas de calendrier précis.
Un nouveau type de guerre
Le conflit « Épées de fer » est plus long que les précédents parce que son objectif est d’une nature politique très différente des autres, affirme le théoricien militaire Eran Ortal.
« Pour la première fois, Israël s’engage non seulement à vaincre ses ennemis mais aussi à anéantir leur régime », écrit Ortal.
Ce type de campagne suppose de déposer et de remplacer le régime de l’ennemi, en l’occurrence le Hamas.
Mais le gouvernement israélien – de façon à s’assurer du soutien du flanc droit de la coalition – se refuse à installer un nouveau régime tant que le Hamas est dans la clandestinité. Cela aurait pourtant pu accentuer la pression sur le Hamas, qui y aurait vu une alternative face au démantèlement de ses capacités militaires.
Le Hamas reste donc seul, sans rival sérieux susceptible de prendre son pouvoir, et il y a peu de chances que les Gazaouis lui résistent au moment où il réinvestit les secteurs aujourd’hui désertés par l’armée israélienne – soit aujourd’hui la quasi-totalité des centres de population de Gaza.
« Le Hamas continue de diriger la bande de Gaza, faute d’alternative », explique un membre de la direction de Tsahal à Kan News, « C’est bien le problème ».
Le conflit est enlisé depuis maintenant des mois, mais Israël continue d’en payer le prix alors qu’il ne combat plus vraiment : très isolé sur la scène internationale, il fait face à des actes hostiles de faible intensité au niveau de sa frontière nord.
Il n’est pas impossible que le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, souhaite mettre un point final aux escarmouches à la frontière israélo-libanaise, mais il ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu à Gaza.
Tandis que certains Gazaouis prennent le chemin du retour, les habitants du nord d’Israël sont toujours déplacés du fait de cette guerre sans fin.
« Acculé à une guerre totale et de longue durée contre le régime du Hamas, Israël n’a ni la volonté ni la capacité de faire en même temps face à la menace émanant du Liban », fait valoir Ortal. Plus la guerre à Gaza s’éternise, plus Israël se concentre sur le Hamas, et non sur les menaces, plus graves encore, du Hezbollah ou de l’Iran.
« Pas davantage que l’échelon politique, Tsahal ne parle à aucun moment de sa stratégie envers l’Iran », souligne Jonathan Schanzer, vice-président principal de la Fondation pour la défense des démocraties.
La Maison Blanche n’a pas davantage contribué à raccourcir le conflit, même si elle attend désespérément qu’il se termine.
À la traîne de son adversaire républicain Donald Trump dans les sondages, Biden – qui s’est attiré la colère des progressistes et des musulmans américains en raison de son soutien à Israël – entend bien faire de la guerre à Gaza une question du passé.
Mais son administration a fait son possible pour bloquer, ou tout du moins retarder, l’offensive israélienne à Rafah qui permettrait à Israël de mettre un point final au conflit, réclamant la mise en oeuvre de plans humanitaires détaillés et affirmant à plusieurs reprises son opposition à une telle initiative.
L’administration Biden a tenté de mettre fin à la guerre via la conclusion d’un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas permettant la libération des otages. Si elle a sensiblement accru la pression publique sur Israël en lui demandant, en outre, de ne pas entrer dans Rafah, elle invite régulièrement le Hamas à attendre un meilleur accord. Et plus le Hamas attend, plus les relations d’Israël avec ses alliés se dégradent.
Après moi, le déluge
Avant le déluge, il convient de construire une arche. Mais lorsque les terroristes du Hamas ont franchi la frontière, le 7 octobre, dans le cadre de l’opération baptisée par eux « Déluge d’Al Aqsa », ils ont pris par surprise une armée israélienne inadaptée à un type de guerre qu’elle n’a, pour autant, pas eu d’autre choix que de mener.
Israël a eu suffisamment de temps pour se rétablir et se réorganiser pour mener ce combat des plus complexes contre le Hamas. Mais ses dirigeants, politiques comme militaires, prennent leur temps et diffèrent la prise de décisions difficiles qui leur incombe pourtant.
Il y en aura toujours pour blâmer l’administration Biden. La Maison Blanche a sans aucun doute sapé la menace militaire contre le Hamas et fait tout ce qu’elle pouvait pour empêcher l’opération à Rafah. Mais ce n’est pas la faute de Biden si la campagne militaire est si lente, et rien ne lui ferait plus plaisir que Netanyahu donne une alternative crédible au Hamas.
De son côté, Yahya Sinwar, l’instigateur des atrocités barbares et sadiques du 7 octobre, va continuer, tout du moins à court-terme, à peser sur le sort des otages israéliens, des résidents du sud et des 60 000 résidents évacués du nord d’Israël. Autorités et médias israéliens attendent anxieusement ses décisions. Mais il ne semble pas pressé.
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