A Yad Vashem, les militants yézidis veulent apprendre comment raconter leur génocide
Avec 3 000 femmes yézidies qui se trouvent encore aux mains de l'EI et des centaines de milliers de personnes déplacées, des survivants ont visité le musée de l'Holocauste en ayant en vue le travail de commémoration de leur propre peuple

Au milieu de sa visite au musée de l’Holocauste de Yad Vashem, lundi, l’ancienne esclave sexuelle de l’Etat islamique s’est effondrée.
Deux ans après la découverte des premiers charniers à Sinjar, cette région du nord de l’Irak où sa mère et six de ses neufs frères ont été assassinés par l’Etat islamique en 2014, Nadia Murad, 24 ans, était en train de découvrir des photographies montrant les pelotons nazis de la mort en train d’observer les dépouilles des Juifs empilées dans des fosses fraîchement creusées.
Abattue mais calme – et entièrement vêtue de noir – la jeune femme yézidie a posé la main devant sa bouche.
Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU et nominée au prix Nobel, habitant dorénavant en Allemagne, Mirad se trouvait au mémorial de l’Holocauste de Yad Vashem avec un groupe pour apprendre comment raconter, commémorer et enseigner un génocide.
« Si seulement nous étions en mesure de retourner sur notre terre ancestrale dont nous avons été chassés… Nous ferions la même chose », a-t-elle déclaré à l’issue de la visite, s’exprimant par le biais d’un interprète.
La communauté yézidie « serait capable de créer une sorte de musée similaire où on conserverait… Les foyers qui ont explosé, les piles d’os, les squelettes abandonnés, nous pourrions faire quelque chose de tout cela », a-t-elle dit.

« Et toutes les choses qui nous sont arrivées – nous le rappellerions aux générations futures pour qu’elles puissent… se défendre et s’assurer que cela ne leur arrivera jamais à elles [ou à nous] à l’avenir », a-t-elle ajouté.
Contemplant une photographie représentant un soldat nazi tuant une femme et son enfant à bout portant, Haider Elia a écouté le guide de Yad Vashem se référer à une recherche de Christopher Browning, auteur du livre « Ordinary men », qui affirmait que les êtres humains sont intrinsèquement capables de faire le mal dans certains cadres sociaux.
Des mots qui ont résonné pour Elias, né à Sinjar, qui a répondu que cette observation était « très pertinente » concernant les meurtres des yézidis tombés entre les mains de l’Etat islamique.
« La nuit dernière, une femme musulmane me demandait : ‘Ces membres de l’EI, ils avaient pris de la drogue ? Ils étaient alcooliques ? Ils étaient normaux ?' », a-t-il expliqué. « Ce qu’elle avait compris, m’a-t-elle dit, était qu’ils étaient toujours drogués avant de commettre un crime. Et je lui ai dit : ‘Non, ils étaient des gens ordinaires. C’était seulement des gens ordinaires mais qui se levaient pour tuer les autres ».

‘Les souvenirs s’évanouissent… et on oublie les détails’
Au cours de l’été 1942 — alors que la vaste majorité des Juifs européens étaient tués de manière systématique par les nazis – un Israélien du nom de Mordechai Shenhavi avait eu une idée. Israël doit bâtir un centre commémorant les victimes de l’Holocauste, avait écrit Shenhavi, l’homme qui allait devenir le premier directeur de Yad Vashem.
Et aujourd’hui, pendant cet été 2017 – alors que les conflits en Irak et en Syrie font rage, que des milliers de personnes ont été déplacées et que 3 000 femmes sont encore retenues en captivité par l’EI – les deux militants ont arpenté les salles de Yad Vashem, ce musée établi par Shenhavi, initiant des rencontres avec son personnel au cours d’un voyage organisé par l’organisation humanitaire à but non-lucratif IsraAID et par un groupe de lobby qui se consacre aux affaires kurdes à la Knesset.
Ils n’ont pas été les premiers visiteurs yézidis à visiter le musée, selon un porte-parole de Yad Vashem. Mais ils ont été les premiers à venir apprendre quelles étaient ses méthodes.

Elias se trouvait au Texas le 3 août 2014 durant ces massacres au cours desquels son frère, son neveu et 50 de ses amis ont été tués par l’Etat islamique. A la fin de ce mois fatal, il a cofondé une organisation, Yazda, qui a commencé à réunir des témoignages oraux et des preuves contre les djihadistes dans l’espoir d’une future traduction en justice du groupe terroriste devant les tribunaux internationaux.
Son témoignage personnel, où il se rappelle de sa vie à Sinjar avant l’Etat islamique et la tentative d’annihilation de son peuple, dure 13 heures et demi, a-t-il dit.
Ce projet est une course contre le temps, a-t-il poursuivi, parce que « les souvenirs s’évanouissent et on oublie le détail de ce qu’il s’est exactement passé ».
« La première année, les gens étaient très concentrés et ils pouvaient nous raconter exactement ce qu’ils avaient vécu », explique-t-il, ajoutant que certaines victimes ont été capables de dire les noms de leurs bourreaux de l’EI. « Aujourd’hui, ils ont tendance à oublier les détails et c’est pour cela que si c’est si important pour Yazda et pour ceux qui croient à ce projet… de créer ces archives ».
En faisant visiter le musée, le guide de Yad Vashem a noté à plusieurs reprises que l’incorporation des témoignages vidéos parmi les objets était à la base des méthodes de Yad Vashem.
« Vous devez souligner vos traditions culturelles et religieuses à Sinjar », a avancé le guide, désignant d’un geste les objets judaïques et autres artefacts émanant des communautés juives disparues.
« Un jour, vous aurez votre musée », a-t-il affirmé aux militants yézidis, et vous devrez amener les gens à prendre place devant les caméras pour les faire parler ».
‘Vous ne pouvez pas comparer les atrocités’
Au mois d’août 2014, deux mois après avoir balayé le territoire placé au coeur de l’Irak, les djihadistes de l’EI ont fait une seconde poussée dans une zone antérieurement placée sous le contrôle sécuritaire des Kurdes. Des milliers d’hommes yézidis ont alors été massacrés lorsque les djihadistes ont attaqué la ville de Sinjar. Des milliers de femmes et de filles ont été pour leur part enlevées et mises en esclavage. Des charniers ont depuis été mis à jour dans la région.
Les chefs de la communauté yézidie estiment que jusqu’à 3 000 femmes de leur communauté pourraient se trouver encore entre les mains des djihadistes à travers tout le « califat » dont les djihadistes ont proclamé l’existence il y a plus de deux ans et demi dans certaines parties de l’Irak et de la Syrie. Les garçons yézidis ont été intégrés par la force dans les rangs de l’EI et les tous petits ont été réduits en esclavage, selon les militants. Cinq différentes milices sont actuellement sur le front dans toute la région et des centaines de milliers de yézidis sont déplacés en Irak et en Turquie, ont raconté les militants. Ils sont également plusieurs milliers à avoir émigré en Allemagne, au Canada et en Australie.
Les Nations unies ont affirmé que les atrocités commises constituaient un génocide, puis les dirigeants américains, du Royaume-Uni, du Canada, de la France et d’Ecosse, ont également approuvé cette reconnaissance officielle. Murad se trouvait lundi à la Knesset pour que le Parlement israélien suive lui aussi ce mouvement.
« L’Etat islamique a cherché à éliminer les yézidis par le meurtre, l’esclavage sexuel, l’esclavage, la torture et des traitements inhumains et dégradants, ainsi que par des transferts forcés qui ont causé des maux graves, que ce soit au niveau physique ou mental. L’organisation terroriste a infligé des conditions de vie qui entraînent une mort lente, l’imposition de mesures pour empêcher les enfants yézidis de naître, dont des conversions forcées d’adultes, la séparation des hommes et des femmes et des traumatismes psychologiques ; et le transfert des enfants yézidis obligés de quitter leur propre famille pour rejoindre les combattants de l’EI, en les coupant par conséquence de leurs croyances et des pratiques de leur propre communauté religieuse », ont indiqué les Nations unies dans un rapport publié en juin 2016.
Le docteur Eyal Kaminka, directeur de l’école internationale des Etudes de l’holocauste de Yad Vashem, a refusé de commenter la position du musée sur l’éventuelle reconnaissance en tant que génocide des atrocités commises contre les Yézidis.

« Si on veut obtenir la reconnaissance d’un pays… Il y a toutes sortes de ramifications légales mais ce n’est pas le rôle de Yad Vashem. Yad Vashem ne se prononce pas », a-t-il dit au Times of Israël après la rencontre.
Yad Vashem « n’a aucun processus de reconnaissance de génocide ou de non-génocide », a-t-il ajouté. « Mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y a une grande tragédie et que nous pouvons les aider par nos méthodes – la manière de réfléchir, la manière de se documenter. Nous ferons ce que nous pourrons ».
« Il n’est jamais possible de comparer des atrocités », a-il expliqué pendant sa rencontre avec les activistes yézidis. « Toute atrocité est à 100 % la vôtre ».
Murad, qui a fui la captivité de l’EI, a pour sa part noté d’importants parallèles avec sa propre expérience à l’issue de la visite.
« Le guide de Yad Vashem évoquait la faim, la colère, un morceau de pain – plus de 100 000 Yézidis se trouvaient dans les montagnes et ils étaient affamés, et cela est arrivé à des centaines d’entre eux, sinon des milliers. Les gens mourraient de faim tout comme il le racontait », a-t-elle dit.

S’adressant au personnel de Yad Vashem, Murad a indiqué qu’elle avait « toujours désiré pouvoir rencontrer des gens qui ont traversé les mêmes choses que ce qu’à traversé mon peuple ».
Et, faisant écho à certaines affirmations faites après l’Holocauste par des Israéliens, Murad a établi que les Yézidis ont appris qu’ils « doivent se protéger eux-mêmes » grâce à un appareil sécuritaire régional. S’ils avaient assuré leur propre sécurité lorsque l’Etat islamique est arrivé, « cela ne se serait jamais produit », a-t-elle estimé.
‘Nous n’aurons pas de terre natale’
Même s’ils ne nourrissent pas l’espoir d’avoir un état, les Yézidis espèrent revenir un jour dans leur région du nord de l’Irak et reconstruire leurs communautés.
« Cela dépendra largement du soutien apporté par la communauté internationale parce que les Yézidis forment une communauté minuscule et ils n’ont pas de diaspora pour faire du lobby, juste quelques personnes comme moi », a expliqué Elias. Il a gardé le silence et réfléchi. « Peut-être en avons-nous une – il y a 100 000 personnes – mais nous ne sommes pas encore forts », a-t-il confié.
Si la communauté internationale n’intervient pas pour aider au retour des Yézidis à Sinjar, « bien sûr, chacun partira dans un pays différent et nous n’aurons plus de terre natale », a-t-il poursuivi.

S’avancant dans la lumière, à la sortie de Yad Vashem, le guide a souligné la trajectoire architecturale du musée, où le bâtiment, en forme de pointe, s’achève par la découverte d’un panorama ouvert sur les montagnes de Jérusalem, comme un chemin reliant l’histoire sombre et débouchant sur l’état moderne d’Israël.
Cette création « positive », où « à la fin du musée, vous voyez que la lumière est continue », a constitué, pour Elias, l’un des éléments les plus forts qu’il emportera avec lui.
« Ce n’est pas la fin. Vous ne voyez pas l’obscurité… La population augmente et se multiplie et tous ces gens vont de l’avant », a-t-il dit. « C’est quelque chose de très important pour les Yézidis ».
L’AFP a contribué à cet article.
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