SYDNEY (JTA) — Ce sont des centaines de Juifs australiens qui ont subi des humiliations publiques et des faits de harcèlement depuis le pogrom du 7 octobre. Leurs noms et leurs photos privées ont été révélés au cours d’une opération de doxxing et des menaces ont été proférées, notamment à l’encontre d’au moins un enfant.
Aujourd’hui, des mois plus tard, c’est le silence qui a pris le dessus. Avec des amis qui se sont désabonnés sur les réseaux sociaux, des musiciens qui ont été repoussés dans l’ombre et des collègues juifs qui sont dorénavant soigneusement évités dans les couloirs, dans les bureaux ou autour de la machine à café.
Au mois de février, les données personnelles d’un certain nombre de Juifs connus dans le pays, des membres de la communauté qui avaient précédemment fait part de leur colère face au pogrom commis par le Hamas en date du 7 octobre, avaient été dévoilées au grand public. Cette opération de doxxing avait été menée par des activistes pro-palestiniens et elle avait abasourdi le pays. La liste « Zio600 » visait à isoler « les sionistes » en représailles aux menaces qui pesaient sur la carrière des critiques d’Israël, avaient fait savoir les militants anti-israéliens.
Pour ceux dont l’identité figurait sur la liste, le harcèlement et l’isolement avaient commencé – une traversée du désert qui aura fini par transformer plus largement les membres de la communauté juive australienne. La manière dont la communauté – qui est composée de manière disproportionnée par des descendants de survivants de la Shoah – appréhende dorénavant ce pays qu’elle aimait si profondément a grandement changé. Cette nation semblait tellement éloignée des haines dont leurs aïeux avaient été victimes, disent les Juifs.
« C’est arrivé en Australie, dans cette Australie qui était charmante, innocente, si innocente », commente Geoff Sirmai, écrivain, acteur et professionnel dans le secteur des relations publiques – il est aussi le fils d’un survivant hongrois de la Shoah – dont le nom était présent sur la liste. En cette journée hivernale, il s’exprime en regardant la mer agitée, devant nous, dont les eaux s’écrasent contre le quai de l’opéra de Sydney et bercent le Harbor Bridge.
Cette opération de révélation de données personnelles a eu lieu dans « le pays que nos parents avaient choisi parce qu’il était loin de tout », déclare pour sa part l’artiste Estelle Rozinski, dont le père et la mère étaient des survivants polonais et dont l’identité figurait, elle aussi, sur la liste.
Certaines des personnalités dont le nom était écrit sur cette liste évoquent les conséquences qui ont été entraînées par cette opération de doxxing auprès de la Jewish Telegraphic Agency. Ils parlent aussi d’un sentiment de trahison – un sentiment qu’ils éprouvent non seulement à l’égard de leurs collègues ou des critiques les plus virulents d’Israël, mais aussi à l’égard du pays même où ils vivent.
Le choc initial
Lee Kofman, qui vit à Melbourne, est une personnalité fêtée dans le monde littéraire australien pour ses écrits pleins de franchise sur le sexe, sur les femmes, sur les relations et sur le travail même d’écrivain – elle aimait d’ailleurs parrainer de jeunes auteurs. Son ouvrage phare est « The Writer Laid Bare, » un livre sorti en 2022.
Elle a été réduite au silence après le 7 octobre. Kofman, née dans un pays de l’ex-Union soviétique, est une Australienne d’adoption – et avant de poser ses valises dans le pays, sa famille avait immigré à Ashdod, une ville portuaire qui n’est guère éloignée des communautés situées sur la frontière avec Gaza. Ces mêmes localités où les terroristes du Hamas ont massacré, le 7 octobre, près de 1 200 personnes et où ils ont enlevé 251 personnes qui ont été prises en otage dans la bande.
Le meurtre brutal de plus de 360 festivaliers qui prenaient part au festival de musique électronique Supernova a été un traumatisme pour elle. Tout comme, ajoute-t-elle, l’incapacité de ceux qui évoluent dans son cercle professionnel à condamner ce qui s’est passé.
« Quand j’étais plus jeune, j’allais à des raves comme le festival Nova et la simple pensée que certains s’en moquent, que ces gens qui sont autour de moi… » déclare-t-elle, songeuse. Elle ne va pas au bout de sa phrase.
Elle dit et répète aux autres auteurs que le sentiment de l’urgence est déterminant dans le travail d’écriture. S’agissant des thématiques qu’elle aimait, jusque-là, aborder dans ses ouvrages, elle confie ne plus ressentir ce sentiment.
« Oui, je pourrais écrire mais je n’ai pas l’impression que je doive le faire », indique Kofman, qui a 50 ans. « Je ne ressens plus cet impératif ».
Le choc s’est encore intensifié le 9 octobre, quand une manifestation en soutien à Israël qui était organisée à l’Opéra de Sydney a dégénéré.
Les Juifs étaient présents sur le site pour voir s’illuminer en bleu et blanc ce bâtiment emblématique, un moment qui devait être empreint de recueillement et d’émotion. A la place, des manifestants pro-palestiniens sont arrivés, en hurlant « F…ck les Juifs », « Où sont les Juifs » et en brûlant des drapeaux (les organisateurs du mouvement de protestation pro-palestinien ont condamné, de leur côté, une démonstration « d’antisémitisme ignoble » de la part d’un petit groupe d’activistes qui avaient rejoint le rassemblement).
La police avait conseillé aux membres de la communauté juive de partir et de s’éloigner. Le sentiment d’aliénation s’était approfondi chez ceux qui espéraient trouver une forme de soutien mutuel dans ce moment de partage.
« L’Opéra est emblématique, il appartient à tous les Australiens », s’exclame Sirmai, 62 ans, qui devait se rendre à cette veillée de commémoration des victimes du 7 octobre quand les notifications consacrées aux agitations en cours s’étaient multipliées sur son téléphone. « C’est un endroit public et nous dire à nous de rester éloignés pour notre propre sécurité n’était pas, semble-t-il, le bon message à transmettre ».
Une enquête de la police qui a été ouverte dans le sillage de ces incidents a encore accru le sentiment d’isolement de la communauté. Les forces de l’ordre ont déterminé que contrairement aux témoignages qui avaient été recueillis auprès des personnes présentes, les manifestants pro-palestiniens n’avaient pas dit « Gazez les Juifs » – ce qui est un délit passible d’une mise en examen en Australie – et que le slogan qui avait été entonné avait été en réalité : « Où sont les Juifs ? »
Une interprétation qui n’a guère apaisé les inquiétudes depuis.
« Si ce qui a été scandé a été le slogan ‘Où sont les Juifs ?’, alors c’est pire sous de nombreux aspects parce que c’est une formule qui montre un désir de menacer, de trouver des Juifs et, sans aucun doute, de leur faire subir des horreurs », a estimé Alex Ryvchin, le directeur-général de l’Executive Council of Australian Jewry, lors d’un entretien accordé à l’Australian Broadcasting Corporation.
Le rapprochement
Le 21 octobre, un journal littéraire de gauche réputé, « Overland, » avait publié une lettre ouverte fustigeant le Premier ministre Anthony Albanese, plutôt à gauche, et son ministre des Arts, Tony Burke, parce qu’ils s’étaient opposés à une motion parlementaire qui condamnait « les crimes de guerre perpétrés par l’État d’Israël ». Tous les deux s’étaient distingués par leur positionnement pro-palestinien jusque-là.
En lisant la lettre et en constatant qu’il y avait, parmi les centaines de signataires, des gens qu’elle connaissait, avec lesquels elle avait travaillé, Kofman raconte avoir ressenti de la détermination – et de l’urgence.
« J’ai vraiment eu la conviction qu’il était urgent de faire un travail communautaire et c’est pour cette raison que j’ai lancé le groupe, sur WhatsApp » en direction des artistes et des universitaires juifs, un groupe dont l’objectif était d’apporter un soutien et d’échanger des conseils, explique-t-elle. C’était le 30 octobre.
« Je me sentais si profondément découragée… Un si grand nombre de personnalités appartenant au milieu littéraire avaient signé ces écrits remplis d’ignorance, qui ne se basaient pas sur les faits, et ce avant même qu’Israël n’attaque Gaza – j’avais brusquement perdu toute confiance dans tout ce cercle de la littérature », indique Kofman.
Cet appel à condamner Israël n’avait pas autant choqué les artistes juifs que le langage utilisé – et la joie sous-jacente qui était perceptible dans l’article s’agissant du pogrom du 7 octobre.
Le titre de la lettre ouverte, avec le sous-titre « Les artistes contre l’apartheid », était « Stoppez le génocide à Gaza ». Il y avait une seule référence faite au 7 octobre, au milieu du texte – le pogrom y était décrit comme « une attaque armée » dont l’origine devait être analysée dans le contexte des souffrances palestiniennes.
Le groupe de Kofman s’était rapidement étoffé, totalisant 600 membres, certains y étant ajoutés par des amis sans l’avoir demandé au préalable. Les discussions étaient privées et les membres avaient été sommés de ne pas partager le contenu des messages. Sa première mission avait été de répondre à la lettre ouverte publiée par Overland.
Lara Goodridge, violoniste à la renommée internationale, avait créé un site internet et Sirmai avait été en charge de la relation avec les médias. La réponse avait été mise en ligne le 7 novembre, un mois très exactement après le massacre.
Elle s’adressait aux « artistes et universitaires australiens » et elle faisait part de son chagrin face au pogrom et aux pertes humaines, côté palestinien, qui avaient été causées par la riposte israélienne. Les signataires avaient ensuite interpellé leurs collègues et leurs pairs.
Certains collègues étaient venus les voir en privé pour leur faire part de leur sympathie, avait ajouté la lettre, « mais dans la sphère publique et en ce qui concerne notre milieu, ce sont le silence et les justifications qui l’emportent trop souvent ».
Le rédacteur en chef adjoint d’Overland, Jonathan Dunk, avait raillé les critiques juifs de son magazine en évoquant « ces gens qui profitent du confort du Melbourne et qui sont suffisamment téméraires pour affirmer que leur sécurité est mise en danger par un slogan ou par une affiche ».
Il avait salué « le courage et l’éloquence de nombreux Juifs progressistes qui refusent de laisser Israël agir en leur nom, un comportement qui est l’exemple même du potentiel de moralité de l’être humain ».
Le groupe WhatsApp n’avait pas faibli. Il était devenu un forum pour échanger sur les expériences difficiles au travail, les rencontres souvent affreuses avec des manifestants et les incidents d’antisémitisme.
Il y avait même eu des échanges sur la manière d’expliquer au mieux la guerre aux amis et aux collègues des participants dans un environnement fréquemment critique d’Israël. L’initiative dans son ensemble s’est avérée être, selon Goodridge, un moyen de survie.
« Cela a été une bouée de sauvetage pour un grand nombre d’entre nous », déclare Goodridge, qui est âgée de 52 ans. « Je me suis rapidement faite entendre. J’en avait besoin. J’en avais réellement besoin. J’évolue dans le monde artistique. Je suis violoniste et je suis chanteuse, et j’avais d’ores et déjà commencé à tenter de contrer le narratif qui était jusqu’alors avancé ».
Sirmai se souvient des rumeurs anxiogènes en circulation dans le groupe – notamment sur le sort qui était réservé aux Juifs appartenant à la communauté des artistes. Il y avait notamment eu des commérages qui avaient laissé entendre qu’une production australienne de « Rent » allait abandonner la judéité de Mark Cohen, un personnage que l’auteur juif Jonathan Larson avait imaginé en s’inspirant de l’un de ses amis (la comédie musicale est présentée depuis le mois de mars et Mark Cohen est resté Juif).
« La majorité des messages était constituée d’expressions de soutien et de sympathie pour les expériences traversées par les uns et par les autres », se souvient Sirmai.
Les membres du groupe avaient aussi évoqué la possibilité de mettre en cause les personnalités qui attaquaient Israël – et notamment Clementine Ford, une écrivaine féministe et critique fervente d’Israël.
Peu après le pogrom, Ford avait raillé les féministes juives qui demandaient à leurs pairs de condamner les violences sexuelles qui avaient été commises le 7 octobre. « Je me fiche de savoir si vous vous sentez trahies ou abandonnées et je me fiche tout particulièrement du fait que vous veniez ainsi pleurnicher », avait-elle écrit sur Instagram au mois de décembre.
Sirmai, auteur d’un livre populaire consacré aux droits des consommateurs, avait noté qu’il était publié par la même maison d’édition que Ford, une maison d’édition appelée Allen & Unwin.
« Elle attaquait les Juives en utilisant le langage le plus pervers possible et que faisions-nous face à cela ? », dit-il au cours de l’entretien. « Et donc, je lève la main sur WhatsApp et je dis : ‘Mais vous savez, j’ai la même maison d’édition qu’elle. Je me demande ce que mes éditeurs auraient à dire à ce sujet’. »
Il n’a finalement jamais appelé Allen & Unwin : « C’est juste une idée qui m’a traversée l’esprit », dit-il.
Dans le groupe, d’autres participants s’épanchaient, laissant aller libre cours à leur colère et réclamant des représailles, explique Kofman. « Mais cela n’a représenté qu’une petite partie des discussions », ajoute-t-elle, « et il n’y a pas eu de tentative coordonnée ».
Le 1er février, Ford avait écrit sur Facebook, s’adressant à ses abonnés, qu’il « y a eu des campagnes réellement diaboliques et coordonnées qui ont été menées dans le plus grand secret par des gens qui sont déterminés à réduire au silence les voix des pro-palestiniens ».
Le deuxième choc
« Je fais partie des personnes qui ont été identifiées sur les photos », déclare Lucy Taksa, qui est professeure de gestion. « Ils ont utilisé mon titre ainsi que mon nom ».
Le 7 février, Ford avait publié un lien et un code QR sur les réseaux sociaux. Elle avait écrit que le lien menait « à un groupe de chat sioniste dont l’adresse a fuité ». Elle avait ajouté que « si vous voulez avoir un aperçu de la coordination réelle des efforts qui sont actuellement livrés pour faire taire les pro-palestiniens et leurs alliés, vous pouvez aller lire ces discussions ».
Le lien aboutissait sur environ 900 pages de conversations sur WhatsApp. Un document présentait la liste des noms et des professions des intervenants du groupe. Cent photos avaient été réunies à partir des pages des membres, sur les réseaux sociaux.
Sirmai, Taksa, Goodridge et Kofman figuraient en haut de page.
Ford est suivie par des centaines d’abonnés sur ses différents comptes, sur les réseaux sociaux. Des activistes anti-sionistes avaient également relayé le lien en circulation.
La vague de harcèlement avait été immédiate, et elle n’avait épargné personne. Le Jewish Independant avait signalé qu’une famille avait été obligée de fermer son commerce des environs de Melbourne et qu’elle était partie sans laisser d’adresse après avoir reçu un message accompagné d’une photographie de l’un de leurs enfants qui disait : « Je sais où vous vivez. » La boutique avait été vandalisée avec graffitis antisémites.
D’autres familles vivant dans des quartiers où la population juive est importante s’étaient mises en quête d’un logement ailleurs, avait fait savoir le Herald Sun.
Les musiciens appartenant au groupe WhatsApp avaient soudainement été écartés des spectacles. Les artistes avaient perdu des commandes. Les commentaires défavorables à Israël s’étaient multipliés sur le site internet d’une école d’art.
La police avait ouvert une enquête. Les liens vers les documents incriminés avaient été désactivés. « Violation des termes de service – harcèlement, invasion de la confidentialité », avait-il été écrit sur un site hébergeur. Mark Dreyfus, le procureur-général dont le père était un réfugié de l’Allemagne nazie, avait présenté dans la foulée une législation interdisant le doxxing.
Ford, de son côté, avait défendu ces atteintes à la vie privée en affirmant qu’elles étaient méritées pour des personnes qui, avait-elle affirmé, étaient bien déterminées à porter atteinte aux carrières des critiques d’Israël, quels qu’ils soient. « Des gens, dont les revenus et la réputation sont pris pour cibles en secret, sur une base mensongère, par des individus qui s’efforcent de faire taire les critiques face à un génocide sont en droit de se défendre », avait-elle confié à The Age.
Les responsables de la fuite n’ont pas encore été identifiés.
Une personnalité dont l’identité avait été dévoilée s’était tournée vers les réseaux sociaux pour présenter ses excuses aux militants pro-palestiniens qui avaient déclaré avoir été pris pour cible.
Ginger Gorman, qui avait écrit un livre sur le harcèlement en ligne, avait expliqué avoir rejoint le groupe avant d’en désactiver les notifications. « Une fois que j’ai pris conscience qu’il y avait du harcèlement au sein du groupe – avec en particulier des personnalités publiques spécifiques qui étaient prises pour cible – je l’ai quitté », avait-elle écrit sur X, le 5 février, deux jours avant la diffusion des noms des membres du chat. Elle avait noté qu’être restée aussi longtemps dans le groupe avait été une « erreur ».
Gorman avait cherché à expliquer les quelques propos qu’elle avait pu tenir sur WhatsApp, des propos qui avaient entraîné les reproches de ses pairs. Dans un échange en particulier, elle faisait part de sa sympathie à l’égard d’une femme qui racontait comment elle était parvenue à s’extirper d’une manifestation anti-israélienne à Caulfield, une banlieue de Melbourne où la population juive est assez importante.
« J’espère que vous allez bien », avait écrit Gorman. « Cela semble avoir été effrayant ».
« Je voulais apporter mon soutien à quelqu’un qui était dans un état évident de détresse », avait écrit Gorman sur X. « Aujourd’hui, je suis accusée de croire que les hommes arabes sont effrayants. Je comprends maintenant comment certains ont pu comprendre mon message sous cet angle – mais cette interprétation est aux antipodes de mes valeurs. »
Les conséquences avaient aussi été personnelles. Taksa, dont le domaine d’études comprend les recherches sur la diversité, avait dit à l’équipe avec laquelle elle travaillait qu’elle avait été victime de doxxing et que ses recherches pouvaient en être affectées.
La majorité de l’équipe – qui comprenait notamment des chercheurs indigènes – avait fait preuve de sympathie à son égard. A l’exception, dit-elle, d’un chercheur Juif, qui avait exprimé sa fureur. « Pour lui, je ne soutenais pas l’anti-colonialisme », précise-t-elle. Le jour suivant, il lui avait fait parvenir par courriel non seulement les messages qui figuraient dans le document qui avait fuité mais des propos qu’elle avait pu tenir ailleurs. Il avait cherché son nom dans le document de 900 pages.
« Je me suis sentie révoltée », se souvient-elle. Taksa, âgée de 65 ans, était arrivée en Australie alors qu’elle était encore petite avec sa famille – originaire de Pologne, un pays où elle a encore des proches. Elle raconte avoir suivi avec beaucoup d’attention la période intense d’anti-sionisme et d’antisémitisme que son pays natal avait connu en 1968, ajoutant que la véhémence de son collègue lui avait rappelé les trahisons personnelles qui avaient pu avoir lieu à ce moment-là.
« L’élaboration de cette liste de Juifs a eu un écho profond au regard de mon enfance. Et qu’il ait ratissé cette liste au peigne fin a été le pire », confie-t-elle. Elle a depuis quitté son équipe de recherches.
Taksa déclare avoir été prise pour cible après avoir suggéré qu’en réponse à l’article paru dans Overland, les membres du groupe appartenant au milieu universitaire évoquent la question auprès de leur vice-chancelier (un poste correspondant au doyen ou au président d’une université) dans le cadre de leurs établissements d’enseignement supérieur. Il faut dire qu’un grand nombre des signataires de la lettre ouverte appartenaient au cercle académique. Ses détracteurs avaient alors accusé Tasksa d’avoir cherché à les faire renvoyer ; elle explique qu’elle tentait simplement de trouver un moyen de s’attaquer aux inquiétudes soulevées par le texte initial.
« J’ai écrit aux vice-chanceliers pendant toute ma carrière pour signaler le traitement réservé aux plus vulnérables », affirme-t-elle. « Sur des questions liées au genre, sur le traitement des étudiants musulmans, sur les bourses accordées aux réfugiés ».
Un sentiment d’altérité
Les Juifs australiens disent depuis longtemps que leur pays a été une terre où de nouvelles opportunités leur ont été offertes – l’Australie était, à leurs yeux, une nation éloignée, exempte de haine, remplie de promesses.
Il y a des blagues australiennes et il y a des blagues juives – et il y a une plaisanterie juive australienne qui a été racontée à de nombreuses reprises : Un réfugié venu d’Europe, après la Shoah, arrive à Melbourne et il est envoyé sur un chantier. Un contremaître s’approche de lui et lui demande avec son lourd accent australien : « Est-ce que tu es venu pour mourir ? ». Le réfugié, révolté, se redresse et dit : « Je suis venu pour vivre et pour repartir de zéro ! ». Ce à quoi le contremaître lui répond : « Mais est-ce que tu es arrivé aujourd’hui ou hier ? »
C’était là l’image que la deuxième génération et que la troisième génération de survivants de la Shoah s’étaient appropriées : l’Australie était un pays sûr, avec un horizon sans limite pour les Juifs. Environ 120 000 Juifs vivent en Australie et la population est principalement concentrée à Melbourne et à Sydney.
Aujourd’hui, Sirmai raconte avoir développé un nouveau sens de l’altérité. Il se souvient d’une réunion organisée par les auteurs de la lettre ouverte juive avec Burke, le ministre des Arts, après le 7 octobre. Alors qu’il quittait la rencontre, il avait vu un groupe d’individus portant le keffieh qui arrivait mais il n’avait pas trouvé la situation inconvenante – Burke, après tout, examinait les opinions dans leurs différences.
Cela avait été le cas tout du moins jusqu’à ce que la conseillère de Burke ne l’appelle. Elle lui avait alors dit que le ministre s’était entretenu « avec la partie opposée ». « Est-ce que vous êtes en train de me dire que nous sommes anti-Palestiniens ? », avait-il alors interrogé, « parce que ce n’est pas ce que nous sommes ». Elle avait fait marche arrière mais cela avait été toute la teneur de la réunion qui avait alors changé pour lui. « Après tout ça, ils n’avaient encore rien compris », déplore-t-il.
L’image qu’avaient les Juifs de l’Australie semble dorénavant vieillie et irréelle, ont indiqué récemment des Juifs lors de dîners de fête ou de Shabbat ou en échangeant autour d’une tasse de café.
« Je suis en train de comprendre pour la toute première fois de ma vie ce à quoi ressemble véritablement l’antisémitisme, je suis en train de comprendre qu’il est bien vivant, qu’il se porte bien et j’apprends à déceler ses manifestations », indique Goodridge. « J’ai dit aux gens que le moment était venu pour nous de comprendre ce qui est en train de se passer. Toutes les générations de Juifs ont été amenées à le comprendre à un moment donné, elles ont vécu ce que nous sommes en train de vivre. Notre heure est venue ».
Une fin et un commencement
Le groupe WhatsApp existe encore, même s’il est plus petit – il ne compte plus que 250 membres et les potentiels participants sont soumis à un contrôle. Certains sont partis, suivant les recommandations de leurs proches qui craignaient les répercussions d’une telle participation après le doxxing du mois de février. Ceux dont l’identité a été révélée disent qu’il y a eu un repli sur soi, avec des relations qui se sont terminées et d’autres qui ont commencé.
Goodridge joue avec un grand nombre de groupes. Elle est montée sur la scène du Carnegie Hall et elle a déjà occupé la première place du hit-parade aux côtés de certains d’entre eux. En voyant les réactions, sur les réseaux sociaux, de certains membres de ses groupes face à ce qui était en train de se passer à Gaza – et après avoir été identifiée comme l’une des principales contributrices du groupe WhatsApp – certaines relations se sont distendues. Elle raconte qu’un musicien avec lequel elle jouait lui a demandé de prouver que des violences sexuelles avaient vraiment été commises le 7 octobre.
« Cette absence de volonté d’écouter vraiment, c’est devenu intenable. Je ne peux plus monter sur scène avec eux – et c’est probablement le cas de leur côté aussi – avec le cœur ouvert », déplore-t-elle. « Cela a été dévastateur ».
Elle a donc pris une pause dans sa carrière qui pourrait durer six mois, ou plus. Et elle a commencé à jouer de la musique juive lors des événements juifs. Elle a intégré le jury d’un concours de musique organisé dans une école de la communauté. Elle a réappris de grands classiques comme « Jerusalem of Gold » et elle a travaillé des chansons plus récentes comme « Hurricane », le titre présenté cette année par Israël à l’Eurovision.
« Je me sens vraiment heimish, c’est réellement une communauté accueillante », s’exclame-t-elle, utilisant un terme en yiddish.
Dans le passé, Sirmai adorait se promener sur le campus somptueux de l’université de Sydney – le plus ancien du continent, qui avait été créé sur le modèle des universités classiques de Grande-Bretagne. C’est là qu’il y a quarante ans, il avait pris son envol. Pendant des années, il avait été la vedette des lectures poétiques organisées lors des réunions d’anciens d’élèves et il y organisait des concerts de musique ancienne. « J’étais le vilain barde », explique-t-il.
Aujourd’hui, il ne va plus sur le campus qui accueille des campements pro-palestiniens. L’un des responsables de l’université a aussi annoncé qu’il songeait à rejoindre le mouvement de boycott anti-israélien.
« J’ai juste le sentiment que je n’ai plus envie d’aller sur le campus », indique-t-il. Utilisant le terme nazi qui signifiait « sans Juifs », il ajoute que « vous savez, on a l’impression qu’il est devenu… Judenrein. »
Il a aussi commencé à lire les journaux de Rupert Murdoch, l’impresario australien des médias de droite. « Cela nous a étrangement fait glisser vers la droite de l’échiquier politique », déclare-t-il en évoquant l’opération de doxxing. « Ce qui est malaisant et ennuyeux ».
Goodridge tente de se déconnecter des réseaux sociaux. Elle dit avoir la conviction d’avoir perdu des abonnés en raison de sa véhémence.
« Tous mes posts, dans le passé, étaient réellement amusants et j’ai traversé une période… Vous voyez, j’ai probablement perdu beaucoup d’abonnés que je n’avais même pas remarqués », note-t-elle.
Un groupe de travail informel qui s’est consacré à l’opération de doxxing a été mis en place au sein de Limmud Oz, la branche australienne du mouvement culturel juif. Certains ont dit avoir ressenti de la culpabilité parce qu’ils n’avaient pas été visés par des représailles pour leur appartenance au groupe WhatsApp. D’autres ont évoqué « un doxxing de l’ombre » – ce sentiment d’avoir perdu leur travail à cause de l’exposition que leur a valu la révélation du document.
Les données personnelles de Ben Adler, qui dirige un groupe de musique klezmer, Chutney, avaient aussi été dévoilées – mais son groupe était d’ores et déjà très populaire dans la communauté juive et les conséquences de cette révélation ont donc été limitées pour lui, a-t-il déclaré dans un entretien.
Il s’est toutefois demandé s’il n’y avait pas eu des retombées. Chutney avait tourné une vidéo dans un quartier de la ville de Sydney, le clip d’une reprise à la mode klezmer de « Toxic », le hit de Britney Spears, dans un titre où le tube fusionnait avec les notes de piano de la Sonate au Clair de Lune de Beethoven. Il avait averti le conseil municipal, lui faisant savoir qu’il pouvait exploiter la vidéo qui avait été tournée et qui montre ses rues sous un angle mystérieux, excitant.
La réaction du conseil avait été la suivante : « C’est étonnant. C’est merveilleux. Félicitations. Tellement heureux pour vous. Nous aimerions vous remercier d’être entrés en contact avec nous. Il n’y a rien d’autre qu’une énergie si positive ! ». Il raconte n’avoir ensuite plus eu de nouvelles pendant six jours. « Enfin, j’ai reçu un courriel qui disait : ‘Notre politique est que nous ne pouvons pas apporter notre soutien à des groupes de musique qui ne sont pas montés sur la scène de nos festivals’. Le ton du courriel était officiel, très sévère ».
Il reconnaît s’être alors interrogé : « Est-ce que ce qu’ils disaient dans le courriel était vrai ? Ou est-ce qu’ils avaient fait des recherches sur nous ? »
Taksa, de son côté, explique suivre l’organisation Australian Academic Alliance Against Antisemitism, qui offre un soutien aux étudiants et aux personnels universitaires de tout le pays qui doivent affronter l’antisémitisme. Elle a été fondée un mois après le pogrom du 7 octobre.
« Je suis dorénavant en lien avec des universitaires dans tout le pays et dans mon université dont j’ignorais l’existence. Jamais je n’aurais eu l’idée de les rechercher dans des circonstances différentes », dit-elle.
Kofman n’écrit plus les livres qui lui ont apporté la célébrité et une base solide de lectrices féministes comme cela avait été le cas pour « The Dangerous Bride: A Memoir of Love, Gods and Geography, », où elle racontait ses expériences dans la communauté du polyamour.
« Aujourd’hui, je suis sur le point d’écrire deux livres – l’un d’entre eux est un roman et l’autre une autobiographie et ils évoluent autour de la même thématique, à savoir ce que signifie être Juif aujourd’hui », raconte-t-elle.
Elle précise qu’elle aussi a changé de communauté – dans la mesure où une écrivaine dont la langue maternelle est le russe et qui écrit en anglais et en hébreu a réellement une communauté. Elle déclare qu’elle ne peut plus compter sur les membres de la communauté littéraire.
« J’ai l’impression que, pour certains d’entre eux, peu importe que des personnes comme moi puissent mourir ou être violées », dit-elle. « Ce qui me donne l’impression de ne plus avoir de foyer, d’être en errance ».
Et elle esquive les événements, sachant quelles sont les convictions qu’un grand nombre de leurs participants sur la base des posts qu’ils publient sur les réseaux sociaux.
Une femme qui, sur internet, avait tenté de contextualiser le massacre du 7 octobre est ainsi récemment venue la serrer dans ses bras lors d’une soirée.
« Elle m’a pris dans ses bras, elle m’a embrassée et elle essayait de me parler, d’être très agréable avec moi », se souvient-elle. « C’était tellement étrange, la situation était si inconfortable que j’ai pris la fuite ».