Entre Al-Qaïda et l’Iran, trente ans de relations en eaux troubles
Pompeo a accusé la République islamique d'être la "nouvelle base" d'Al-Qaïda. Mais est-ce vraiment le cas ? Des analystes répondent

Al-Qaïda jouit-elle d’une « nouvelle base » en Iran ? Les affirmations en ce sens du secrétaire d’État américain ont soulevé un débat vieux de 30 ans. Ennemis idéologiques et politiques, Téhéran et la centrale jihadiste ont en effet pu frayer en eaux troubles, selon les experts.
Mardi, à quelques jours de quitter le pouvoir et peut-être dans l’espoir de perturber les premiers pas de l’administration Biden, Mike Pompeo a accusé la République islamique d’être la « nouvelle base » d’Al-Qaïda, « pire » que l’Afghanistan au moment des attentats du 11 septembre 2001. L’Iran a immédiatement protesté.
Mais les analystes contactés par l’AFP sont formels : les relations entre Téhéran et la hiérarchie d’Al-Qaïda, aujourd’hui très affaiblie, ne sont ni univoques, ni nouvelles. Encore moins semblables à celles qui liaient cette dernière à l’Afghanistan.
« Il y a une coopération. L’Iran fournit un sanctuaire, mais c’est aussi une relation troublée et mutuellement suspicieuse », résume Daniel Byman, spécialiste du terrorisme à l’université américaine de Georgetown, à Washington.

« Entre hostilité et accommodements »
Bryce Loidolt, chercheur à la National Defense University de la capitale américaine, décrit lui aussi un lien marqué par les rapports de force mouvants entre deux entités aux antipodes l’une de l’autre : l’État perse chiite et la centrale jihadiste, arabe et sunnite radicale.
Leurs relations « ont alterné entre périodes d’hostilité et prudents accommodements », résume-t-il, en s’appuyant sur un corpus issu du renseignement américain mais aussi de documents saisis en 2011 dans la dernière cache d’Oussama Ben Laden, à Abbottabad (Pakistan).
En 2017, la prestigieuse revue CTC Sentinel de l’académie militaire américaine West Point y avait consacré un article. Son auteur, Assaf Moghadam, y décrivait les liens, dès le début des années 90, entre Téhéran et Ayman Al-Zawahiri, fondateur du Jihad islamique égyptien (JIE), aujourd’hui chef d’Al-Qaïda.
Selon le rapport de la commission d’enquête américaine sur le 11-Septembre, un accord informel avait même ouvert une période de coopération plus ou moins intense dans des « actions conduites principalement contre Israël et les États-Unis », comme les attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, ou celui contre le destroyer lance-missiles USS Cole au Yémen en 2000.

« Menace réciproque »
Après le 11-Septembre, beaucoup « d’Afghans » d’Al-Qaïda se sont opportunément réfugiés en Iran, profitant d’une frontière aussi longue que poreuse. Mais « la volonté iranienne de tolérer la présence des membres d’Al-Qaïda n’était pas sans condition », souligne Bryce Loidolt. Il leur fallait notamment rester discrets.
Progressivement, ajoute le chercheur dans un article pour la revue Studies in Conflict and Terrorism, les relations se sont tendues, jusqu’à une vague d’arrestations organisée par Téhéran, en 2002 et 2003.
L’Iran est ensuite revenue dans de meilleures dispositions à l’égard d’Al-Qaïda. Mais c’est alors cette dernière qui a durci son discours. En 2009, Al-Zawahiri accusait l’Iran d’être prête à « vendre les musulmans aux envahisseurs croisés » pour peu qu’elle en tire quelque avantage.
De fait, quoi qu’en dise Mike Pompeo, tous deux se considèrent fondamentalement comme des ennemis. Entre hostilité maîtrisée et coopération prudente, leur relation « ne repose pas sur la confiance mais sur la menace réciproque et la capacité de chacun à frapper l’autre s’il sort du cadre préalablement défini », assure Barak Mendelsohn, professeur à l’université Haverford de Pennsylvannie (États-Unis).

Là s’arrête donc la comparaison proposée par le chef de la diplomatie américaine avec l’Afghanistan. Car les liens entre Al-Qaïda et les Talibans se nourrissaient de convergences idéologiques et de sang versé : « Il y avait beaucoup d’affinités entre les deux groupes », qui se sont battus tous deux contre la coalition internationale, rappelle Barak Mendelsohn.
À l’inverse, ceux entre Téhéran et la centrale jihadiste ont frisé l’affrontement direct. En 2009, Al-Qaïda enlevait un attaché commercial iranien à Peshawar (Pakistan), réclamant ensuite la libération de hauts cadres du groupe et de membres de la famille Ben Laden.
Idem en 2013, avec le rapt d’un diplomate iranien au Yemen qui conduisit, selon le Département d’État américain, à la libération de cadres d’Al-Qaïda en 2015. « Ce n’est pas le signe d’une coopération basée sur des convergences de vue. Ce dont il est question, c’est de qui dispose d’un moyen de pression à un moment donné », explique Barak Mendelsohn.
Un chef d’Al-Qaïda abattu à Téhéran
D’où une histoire faite de bonds en avant et de retours en arrière. En 2018, un rapport des Nations unies soulignait une activité « plus efficace qu’auparavant » des cadres du groupe basés en Iran, agissant notamment sur le conflit syrien.
Aujourd’hui encore, quelles que soient leurs divergences idéologiques et les contradictions apparentes que posent leurs relations, Téhéran et Al-Qaïda ont des ennemis communs – Etats-Unis, Israël, Arabie saoudite.
« Tous deux savent être pragmatiques », souligne Daniel Byman. Téhéran a selon lui tout intérêt à garder dans sa manche une monnaie d’échange supplémentaire pour négocier avec les États-Unis. Elle « serait ravie de trahir Al-Qaïda mais seulement pour un bon prix », ajoute-t-il, se souvenant que la question s’était posée – sans aboutir – après le 11-Septembre, lorsque les relations entre Téhéran et Washington s’étaient adoucies.
De son côté, Al-Qaïda saurait aussi, si besoin, retourner sa veste au moment opportun. Mais, résume Assaf Moghadam, « ce que l’Iran offre en terme de capacités de lever des fonds, traverser le territoire et faire de la planification logistique, a trop de valeur pour qu’elle y renonce ».
Les propos de Pompeo mardi intervenaient après la mort, en août 2020 à Téhéran, du numéro deux d’Al-Qaïda, Abou Mohammed al-Masri. Le New York Times a affirmé qu’il avait été abattu par des agents israéliens lors d’une mission commanditée par les États-Unis. L’Iran a démenti. Aucun élément n’a étayé l’idée que l’Iran aurait « lâché » al-Masri, ni qu’elle ait obtenu quoi que ce soit en échange.

Mais cet entre-soi tumultueux devrait connaître un tout autre chapitre avec l’arrivée aux responsabilités de l’administration Biden, officiellement soucieuse de reprendre le dialogue avec Téhéran.
Dans son analyse parue en juillet dernier, Bryce Loidolt suggérait que Washington consacre moins d’énergie à blâmer Téhéran et plus à mettre en lumière les contradictions qui dévorent le groupe jihadiste et fragilisent sa base.
Par exemple en « soulignant la volonté d’Al-Qaïda de passer des accords de facto avec un État hérétique, idéologiquement impur, qui a détenu des cadres d’Al-Qaïda et les a mal traités en détention ».
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