Israël devra s’habituer à une présence turque de plus en plus affirmée en Syrie
La Syrie post-Assad cherche un allié solide ; soutenue par Washington, la Turquie s’impose, laissant à Israël une seule option : défendre ses lignes rouges les plus critiques

Le rôle de plus en plus important joué par la Turquie en Syrie a récemment provoqué des frictions avec Israël, à la suite de frappes aériennes israéliennes menées début avril contre trois bases aériennes syriennes que la Turquie envisageait d’utiliser. L’incident a conduit Ankara à faire de rares déclarations officielles sur ses activités en Syrie. Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a ainsi assuré à Reuters, après les frappes, que « la Turquie n’a aucun intérêt à combattre un quelconque pays sur le sol syrien ».
Une semaine plus tard, dans une interview accordée à CNN Türk, Fidan a révélé que la Turquie et Israël menaient des discussions techniques afin d’éviter toute « confrontation militaire » en Syrie, alors que les nouveaux dirigeants du pays cherchent à s’imposer après la chute de Bachar el-Assad.
Malgré l’inquiétude croissante en Israël le renforcement de la présence turque en Syrie, Jérusalem semble n’avoir que peu d’options pour la contrer.
« En fin de compte, la Turquie se préoccupe davantage de la Syrie qu’Israël, et elle agit en conséquence. L’intérêt d’Israël pour la Syrie est strictement sécuritaire », a déclaré Gallia Lindenstrauss, chercheuse principale à l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS), au Times of Israel. « Cela donne un avantage à Ankara. »
Elle a ajouté que le soutien du président américain Donald Trump au dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan limitait encore davantage la marge de manœuvre d’Israël.
« Le président Trump a été clair lors de sa dernière rencontre avec [le Premier ministre israélien Benjamin] Netanyahu à Washington : s’il est prêt à aider Israël face à la Turquie, Israël doit formuler des demandes raisonnables », a expliqué Lindenstrauss.
« Il pousse Israël à adopter une approche minimaliste en Syrie. Pour hiérarchiser ses priorités, Israël devra se contenter de défendre ses lignes rouges les plus critiques, et notamment empêcher les transferts d’armes iraniennes vers le Hezbollah à travers le sud de la Syrie. »
Un passé de soutien aux rebelles syriens
Les liens entre Ankara et les nouveaux dirigeants syriens remontent à plusieurs années.
« La Turquie a été l’amie de la Syrie et l’a soutenue dès le début de la révolution – la Syrie ne l’oubliera pas », déclarait le nouveau dirigeant du pays, Ahmad al-Sharaa, le 22 décembre 2024, lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre turc des Affaires étrangères au palais présidentiel de Damas.
Avant de se proclamer président, Sharaa dirigeait le groupe rebelle djihadiste Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), anciennement connu sous le nom de Jabhat al-Nosra, affilié à Al-Qaïda en Syrie. Il a officiellement rompu avec Al-Qaïda il y a plusieurs années et se présente depuis comme un modéré, bien que cette affirmation suscite de sérieuses réserves en Israël.
Officiellement, la Turquie classe HTS et Al-Qaïda comme des organisations terroristes, conformément à la politique américaine, et n’a jamais entretenu de relations diplomatiques ou économiques formelles avec elles. Toutefois, Ankara est soupçonnée depuis longtemps d’avoir soutenu diverses factions rebelles syriennes dès les premiers jours de la guerre civile en 2011.

« Peu après le début de la guerre civile, une fois l’espoir d’une réforme sous le régime Assad abandonné, la Turquie a apporté son soutien à l’ensemble des groupes rebelles syriens », explique Lindenstrauss. « Toute faction opposée à Assad bénéficiait d’un certain niveau d’aide turque – logistique, médicale, et dans certains cas, militaire. »
« Si Jabhat al-Nosra n’a pas été le principal bénéficiaire de ce soutien, la Turquie a toutefois entretenu des relations plus étroites avec d’autres factions rebelles », poursuit-elle. Ce soutien était alors principalement coordonné par les services de renseignement turcs, dirigés à l’époque par Hakan Fidan, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères.
« Lors de la récente rencontre de décembre entre Fidan et Sharaa, il était manifeste qu’ils se connaissaient depuis de nombreuses années », observe Lindenstrauss.
La Turquie a commencé à afficher ouvertement son soutien après le succès rapide du coup d’État ayant renversé Assad. La Turquie a été le deuxième pays visité par Sharaa dans ses nouvelles fonctions, après l’Arabie saoudite. Selon une étude du Washington Post Institute, au cours des premiers mois du nouveau gouvernement syrien, la Turquie a été le pays le plus actif sur le plan diplomatique, avec 93 réunions officielles, commerciales ou humanitaires. L’Arabie saoudite, en deuxième position, n’en a organisé que 34.
L’intérêt de la Turquie pour la Syrie est clair depuis le début de la guerre civile : garantir à sa frontière orientale un régime stable et amical, et potentiellement favorable aux intérêts sécuritaires d’Ankara.
« La Turquie nourrit de grandes ambitions en Syrie », estime Lindenstrauss. « Elle veut bloquer les menaces terroristes d’origine djihadiste ou kurde émanant du territoire syrien. Elle envisage même la Syrie comme un avant-poste stratégique. Sur le plan économique, Ankara ne souhaite pas assumer le coût de la reconstruction du pays, mais elle entend bien que ses entreprises y participent et en récoltent les fruits. »
« Et puis, il y a la question des réfugiés. La Syrie a accueilli des millions de déplacés pendant la guerre, un sujet devenu central dans le débat politique intérieur en Turquie. Une Syrie stable est essentielle à l’objectif d’Ankara de permettre leur retour. »
Une Syrie en quête de soutien dans un contexte de ruine économique
Alors que la Syrie émerge péniblement de plus de dix ans de guerre civile, son nouveau dirigeant se retrouve à la tête d’une nation exsangue, tant sur le plan économique que social. Monté rapidement au pouvoir après la chute de Bachar el-Assad, Sharaa doit désormais trouver un soutien extérieur pour maintenir la stabilité et lancer la reconstruction.
L’une des décisions les plus marquantes de Sharaa jusqu’à présent a été d’annoncer publiquement la fin de la principale source de revenus du régime précédent : la production et l’exportation du Captagon, une drogue de synthèse. Il a justifié cette décision par des motifs religieux et moraux, soulignant que l’islam interdit les stupéfiants.
Selon une étude de 2023 menée par l’Observatory of Political and Economic Networks, un institut canadien dirigé par des expatriés syriens, ce trafic avait généré jusqu’à 10 milliards de dollars par an sous le régime Assad.
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Privé de ces revenus, Sharaa se tourne désormais vers des bailleurs de fonds et des alliés stratégiques pour soutenir l’économie syrienne et garantir le contrôle militaire du pays, d’autant plus que son accession au pouvoir ne s’est pas faite par voie démocratique et que le tissu social du pays reste fragile.
Israël, de son côté, reste préoccupé par l’aspect militaire de l’implication croissante de la Turquie.
Une semaine seulement après la chute d’Assad, le 15 décembre, le ministre turc de la Défense a déclaré qu’Ankara était prêt à fournir une assistance militaire au nouveau gouvernement syrien si celui-ci en faisait la demande.
Lors d’une visite officielle en Turquie le 4 février, Sharaa a affirmé que la Syrie et la Turquie partageaient « une longue histoire. Aujourd’hui, nous annonçons que ces liens deviennent un partenariat stratégique dans tous les domaines ». Le même jour, Reuters rapportait que ce partenariat inclurait une alliance de défense, une formation militaire turque pour la nouvelle armée syrienne, et même l’établissement de bases aériennes turques sur le sol syrien.
Malgré ces annonces, aucune preuve visuelle n’atteste pour l’instant de la présence de troupes turques en Syrie, contrairement à la présence russe bien documentée sous Assad, qui se poursuit à moindre échelle depuis la base aérienne de Hmeimim.
Lindenstrauss note que tous les détails de l’accord entre Ankara et Damas n’ont pas encore été rendus publics. « Le simple fait que l’on parle d’un pacte de sécurité entre la Turquie et la Syrie sans qu’aucune version officielle n’en ait été publiée en dit long sur la sensibilité politique de cet accord pour les deux parties », observe-t-elle.

Une alliance délicate à gérer
Le rapprochement entre la Syrie et la Turquie constitue également un exercice d’équilibrisme politique sur le plan intérieur. L’un des points les plus sensibles se situe dans l’est de la Syrie, où les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, ont contrôlé jusqu’à 40 % du territoire ces dernières années. Le 10 mars, Sharaa a signé un accord historique avec les dirigeants des FDS pour intégrer leur administration autonome aux nouvelles structures gouvernementales et militaires syriennes.
Cet accord marque un tournant majeur, mais il risque de provoquer des tensions avec Ankara. La Turquie rejette toute forme d’autonomie kurde en Syrie, craignant qu’elle ne renforce les aspirations de sa propre minorité kurde et n’alimente des troubles internes.
« La Turquie veut des ‘bons Kurdes’, c’est-à-dire ceux qui acceptent de coopérer », explique Lindenstrauss. « Mais les FDS entretiennent des liens avec l’insurrection kurde en Turquie, qui revendique de longue date l’indépendance. Cela rend l’accord difficile à accepter pour Ankara. »
« Même aujourd’hui, après la signature de l’accord, on ignore encore si les FDS seront dissoutes ou si elles continueront à fonctionner avec un certain degré d’autonomie. Il s’agit d’une milice puissante et bien équipée qui contrôle un vaste territoire. On imagine mal qu’elle y renonce volontairement. »
Au-delà de la question kurde, le rapprochement entre Damas et Ankara inquiète également d’autres communautés minoritaires. Certaines redoutent un retour de l’islam politique dans le pays, qui domine aujourd’hui en Turquie, et craignent des persécutions à l’encontre des groupes non sunnites.
Un citoyen alaouite de Syrie, membre d’une secte issue d’un courant dissident de l’islam, s’est confié au Times of Israel sous couvert d’anonymat, par crainte pour sa sécurité. « Cette alliance avec la Turquie est une erreur. Si la Syrie reste sous influence turque, cela favorisera l’expansion de l’islam politique », a-t-il averti.
« À mon avis, Erdogan a pour ambition de restaurer l’Empire ottoman et d’étendre sa domination au Moyen-Orient », a-t-il ajouté. « Une coopération plus étroite avec l’Arabie saoudite, puissance sunnite plus modérée, serait une voie plus appropriée pour la Syrie. »
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