Ce qui, depuis le début de sa carrière, caractérise le talent d’Emmanuel Finkiel tient à la force de suggestion de son œuvre et sa capacité à concilier la réalité du monde et la façon, intuitive et attentive, dont sa caméra la capte.
« Dans un film, documentaire ou fiction, il faut toujours se demander si on entend les gens, et si on les voit », a souvent dit le réalisateur dont le nouveau film « La chambre de Mariana » poursuit l’expérience de la perception. Adapté du roman éponyme d’Aharon Appelfeld, le film raconte l’histoire d’Hugo, un enfant juif que sa mère confie, pour le sauver de la déportation, à Mariana, une prostituée ukrainienne vivant dans une maison close. Caché dans un réduit attenant à la chambre de sa protectrice, l’enfant ne perçoit son environnement qu’à travers les interstices de la cloison d’où s’échappent des bruits étranges et des silhouettes fugaces.
Finkiel pénètre avec Hugo dans le sombre cagibi de Mariana dont il filme les différents états d’âme avec lesquels elle accueille l’enfant dans sa chambre, une fois le dernier client parti. Mariana la prostituée, héroïne tragique, belle humiliée triomphante ou désabusée, virevolte, rit, pleure, crie, se plaint, se signe et boit ; Hugo, l’enfant juif éduqué, écoute, regarde, apprend et grandit…. Et nous, spectateurs avertis qui avons compris bien avant lui la nature des lieux, nous laissons guider, comme dans un conte mille fois entendu dont on se surprend, tétanisés par la puissance évocatrice des images, à attendre l’issue.
Dans le roman, Appelfeld écrit : Hugo aime les mots […]. Il presse parfois sa mère de questions sur le sens d’un mot. Elle s’efforce de lui fournir une explication mais ne parvient pas toujours à transformer le mot en image. Qu’aurait pensé Appelfeld de l’adaptation de son roman ? « Je suis totalement écrasé par cela », répond le réalisateur dont le travail d’adaptation s’est fait longtemps après le décès de l’écrivain. « Si je me pose la question, je suis pétrifié. On se sent un peu voleur ».
Traductrice, en France, de l’œuvre d’Appelfeld, l’écrivaine Valérie Zenatti (Dernier ouvrage paru : Qui vive, Editions de l’Olivier, 2024) est productrice associée sur le film. C’est elle qui a suggéré Emmanuel Finkiel au producteur israélien David Zilber quand il s’est mis en quête d’un réalisateur. Le Times of Israël lui a posé la question.

« Spectatrice de ses films de longue date, je n’avais aucun doute sur le fait qu’Emmanuel Finkiel pouvait s’emparer de ce roman avec justesse, profondeur et talent. Il a donné à l’œuvre d’Appelfeld sa dimension cinématographique dans le sens où le tiraillement d’Hugo entre l’amour pour sa mère et l’attachement qu’il éprouve pour Mariana est palpable, les réminiscences du passé incarnées finement. Avec la performance de Mélanie Thierry, il a offert un visage bouleversant à Mariana, personnage auquel Aharon Appelfeld était très attaché. Enfin, il a projeté, comme Aharon Appelfeld, de la lumière et de l’humanité dans une histoire surgie des ténèbres ».
Entretien avec Emmanuel Finkiel, cinéaste cérébral qui filme avec ses tripes.
The Times of Israël : Vous aviez déclaré ne plus vouloir faire de film sur la Shoah. Pourquoi avoir accepté d’adapter ce roman ? Parce que c’était lui (Appelfeld), parce que c’était vous (votre histoire familiale) ?
Emmanuel Finkiel : Dans le roman d’Appelfeld, quelque chose était abordé d’une façon que je n’avais jamais vue ailleurs, en littérature ou au cinéma. Les films que j’ai faits précédemment sur cette thématique – « Voyages » et « La Douleur » – reposent sur le point de vue subjectif de personnages figés dans une certaine forme de meurtrissure. Dans « Voyages », les trois femmes âgées, hantées par le souvenir de la Shoah et irréductiblement tournées vers ce passé, demeurent dans l’incapacité de vivre le présent. C’était la figure de mon père.
Dans « La Douleur », Marguerite est dans l’attente de son mari qui ne revient pas.
Le livre d’Appelfeld a fait surgir une autre perspective : il place son personnage de jeune Juif non pas dans une ferme, un monastère ou une école mais dans un bordel, dans le placard de la chambre de Mariana, l’une des prostituées… Il ne l’a pas fait par hasard. Appelfeld est un être hautement moral. Son écriture est d’une pudeur extraordinaire. Et pourtant, il met ce gosse à cet endroit. Pourquoi ? Il avait évidemment un message à nous donner. Pour moi, ce message tient à l’itinéraire du personnage qui, en passant par les ténèbres -il a perdu ses êtres les plus chers – expérimente une métamorphose au contact de Mariana. Traversé par une pulsion, il va vers la vie. Et ça, ce mouvement vers le désir de vivre, je me suis dit que c’était une dimension qui complétait ma filmographie.

La troisième partie du triptyque ?
Je n’ai jamais pensé que j’allais faire un triptyque, mais c’est au montage, vers la fin, quand le film a commencé à se révéler, que j’ai réalisé que ce film allait constituer, sur le parcours que j’avais entamé, la troisième partie, porteuse d’un message de désir de vie.
C’est aussi la première fois que vous filmez un charnier. D’aucuns vous feront remarquer que vous comptiez parmi ceux qui
disent : « ça ne se filme pas ! »…
Effectivement, jusque-là, je ne filmais que l’écho de ce qui s’était passé. C’est la fameuse doctrine « Lanzmannienne » contre la doctrine « Spielbergienne », La Liste de Schindler contre l’œuvre de Lanzmann. Je n’ai pas changé d’avis et je veux bien en discuter avec celles et ceux qui se demandent pourquoi j’ai filmé des choses « qui ne se filment pas ». C’est un débat que je suis prêt à ouvrir.
En aucun cas, je n’aurais filmé l’exécution de ces gens. J’en ai filmé les traces, tout comme la télévision nous en donne aujourd’hui quotidiennement à voir.
Dans ce récit, l’enfant vit dans son imaginaire, à l’abri dans la chambre ou dans son placard, près de la fenêtre derrière laquelle se passent des choses terribles. Arrive le moment où il doit fuir cet endroit et c’est là qu’il m’a semblé nécessaire qu’il se heurte au réel. Le réel, c’est ce qui lui serait arrivé s’il avait été pris : l’exécution par balles.
À la sortie de « La Douleur », vous aviez déclaré : « Ce qui est décrit dans son livre [Duras], l’épaisseur de tous ces micro-sentiments, je les connais ». Diriez-vous la même chose de l’œuvre d’Appelfeld ?
S’étendre sur ce sujet est un peu impudique mais il est évident que tous ces personnages ont existé dans mon « roman » familial. En général, quand j’écris un film sur ce sujet, je sais plus ou moins où se situe mon père. Dans « Voyages », il était dans le bus, avec celles et ceux qui faisaient le pèlerinage à Auschwitz. Dans « La Douleur », Marguerite a la même posture que mon père, qui a perdu ses parents et son petit frère dans la Shoah.
Même après avoir obtenu, grâce au travail des époux Klarsfeld, les preuves de leur itinéraire – Drancy, Beaune-la-Rolande, le numéro du convoi, Auschwitz – je pense que mon père a passé le reste de sa vie à attendre. Lui aurais-je posé la question qu’il m’aurait répondu : « Qu’est-ce que tu racontes ? » mais je sais que quelque chose en lui continuait d’attendre.
« Même après avoir obtenu, grâce au travail des époux Klarsfeld, les preuves de leur itinéraire – Drancy, Beaune-la-Rolande, le numéro du convoi, Auschwitz – je pense que mon père a passé le reste de sa vie à attendre. »
À la fin de l’écriture de « La chambre de Mariana », je me suis demandé : « Où est mon père, dans cette histoire ? Pas dans le père d’Hugo. Et à un moment donné, j’ai compris que mon père, c’était Hugo lui-même. Cela m’a peut-être donné la possibilité, symbolique, de faire un papa jeune qui va vers la vie et non qui s’arrête sur ce qui lui est arrivé.
Duras déclarait qu’elle était allée vers la fiction pour mieux dire une vérité. Dans « L’héritage nu », Aaron Appelfeld enjoignait de « faire passer l’expérience atroce de la catégorie de l’histoire à celle de l’art ». Le Times of Israel rapportait récemment l’adaptation, à Buchenwald, de « L’écriture ou la vie » de Semprun. À l’heure où les derniers survivants disparaissent, revient-il à l’art de transmettre cette mémoire ?
Quand Duras dit qu’il faut mentir pour dire vrai, je suis tout à fait d’accord. On dit souvent que tant qu’il y a des témoins, il faut les enregistrer. C’est vrai, bien sûr, mais je ne peux m’empêcher de voir les limites de l’exercice : quand une personne raconte les atrocités par lesquelles elle est passée, je sens parfois que cela se heurte à la possibilité, pour moi, d’en prendre totalement conscience. Je la crois, bien sûr, là n’est pas la question, et je peux convoquer des images mais je sais que je suis toujours largement en deçà de ce que cette personne a subi et voudrait bien me faire entendre. Pour faire pleinement passer quelque chose à quelqu’un, je crois à l’importance de l’expression artistique qui déconstruit les choses et les reconstruit.
C’est là le thème de la perception, si importante dans votre travail ?
C’est en cela que le cinéma me passionne : c’est un medium qui permet de communiquer à travers la perception.
Mariana se met réellement en danger pour sauver Hugo…
Elle est incontestablement une Juste.

Dans une étude sur la reconstruction juive après la Shoah, (« Réussir pour revivre, Jeunes rescapés de la Shoah », Atlande éditions), la chercheuse Françoise Ouzan écrivait que ce qu’elle avait ressenti au plus haut point avec Samuel Pisar et Aharon Appelfeld était le respect de l’autre. Est-ce aussi ce respect de l’autre qui, selon vous, a conduit l’écrivain à faire d’une prostituée une figure de Juste à laquelle il reconnaît une étonnante « compréhension du monde » ?
On voit bien que Mariana est bourrée de défauts : elle n’est pas très fiable, boit trop, déprime, oublie Hugo dans le cagibi, quitte la maison close sans se faire trop de souci pour cet enfant qui lui a été confié, revient, etc. Mais, au plus profond d’elle-même, elle est d’une grande droiture et a, malgré ses manquements, un sens aigu de la responsabilité.
Est-ce pour cela que votre caméra semble la rattraper et la magnifier, à chaque fois qu’elle semble faillir ?
Je fais ce que l’on fait quand on aime quelqu’un : on apprend à aimer ses défauts. On prend pour une qualité ce qui est un défaut aux yeux de tous. Et je crois que c’est ce que fait Appelfeld avec Mariana : il passe par le point de vue de cet adolescent.
Eros et Thanatos, tension entre pulsion de vie et pulsion de mort, très prégnante dans l’œuvre d’Appelfeld et bien sûr, dans le film. Est-ce Mariana qui lègue à Hugo la pulsion de vie, l’envie de vivre ?
Symboliquement, il y a cette scène, à la fin du film, dans la grange, entre Mariana et Hugo. Elle est un peu délicate aujourd’hui…

N’êtes-vous pas là bien plus prude qu’Appelfeld ?
Mille fois plus ! Dans le livre, il écrit, toutes les vingt pages, que Hugo est devenu un homme !
Alors que vous en faites une scène unique, acmé de leur relation qui fait écho à la phrase d’Appelfeld que vous avez mise en exergue : « Le passé ne revient pas par la mémoire mais par le corps »…
Une scène unique. Dans la même séquence, j’ai traité la tragédie de Mariana et le don qu’elle lui fait : le don de la vie, lequel passe par le don de son corps. Mais enfin, cela fait plus d’un siècle que la psychanalyse a été inventée et que des gens très brillants, tels que Freud, nous ont expliqué que la pulsion de vie et la pulsion sexuelle ne sont pas des choses différentes ! Et que Thanatos s’y oppose.
Symboliquement, cette scène illustre le don de la vie qu’elle lui fait, de façon d’ailleurs pas totalement désintéressée : elle pense – et c’est ce que j’ai lu chez Singer – qu’elle vivra à travers le jeune garçon.
La scène était évidemment délicate et les questionnements se sont posés dès que j’ai commencé à écrire. Croyez-vous que Mélanie, qui a trois enfants dont deux garçons qui ont eu il n’y a pas longtemps l’âge d’Hugo, ne s’est pas, elle aussi, posé des questions ? Nous en avons parlé. Nous étions convaincus que ce que nous disait Appelfeld est que Mariana entraîne Hugo vers la vie, qu’elle lui redonne le désir de vivre par le désir et par la chose sexuelle, qui fait partie de la vie. Mélanie était convaincue qu’il ne fallait surtout pas gommer cela, le « canceller » comme on dirait aujourd’hui.
Il fallait l’aborder avec de nombreux aménagements. Comme vous l’avez relevé, Hugo passe une grande partie du roman dans le lit de Mariana et Appelfeld, dont on sait combien il était économe en descriptions, nous raconte quand même, entre autres détails, que le jeune garçon s’enivre des effluves de Mariana et nous dit, de façon récurrente, que « ce matin-là, Hugo était un homme ». Que faut-il comprendre ? Je n’ai affronté cela qu’à travers la scène finale, au bout d’un chemin. Et pour le reste, on a utilisé les pouvoirs du langage scénographique en matière de suggestion.
La suggestion qui est l’un des termes clés de votre œuvre…
Ce qu’on me suggère m’émeut davantage que ce qu’on me dit.
Vous qualifiez la rencontre de Mariana et d’Hugo de « solaire ». Comme celle que le sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger fit avec la lumière du désert à laquelle il doit sa renaissance et son désir de travailler le granit, matière noire qui capte extraordinairement le soleil. Mariana sculpte-t-elle Hugo ?
Et si c’était le contraire ? Ne serait-ce pas plutôt Hugo qui sculpte
Mariana ? Vous parlez de ce granit, pierre aussi noire extérieurement que Mariana est sombre intérieurement. N’est-ce pas aussi le contact d’Hugo qui fait surgir la lumière ? J’entendais Mélanie évoquer le personnage de Mariana : elle parlait très justement de tout ce que le jeune Hugo lui avait apporté.
Quelques mots sur la scène, magnifique de poésie, dans laquelle Hugo semble jouer avec un rayon de soleil filtrant par un interstice du cagibi ?
Cette scène marque le moment où Hugo découvre que de la lumière entre dans son placard. Le hasard a voulu – et nous en avons évidemment joué – que la lumière dessine une petite alliance dorée que sa main semblait vouloir saisir. C’est aussi le moment où il découvre qu’il n’a pas d’autre choix que d’être là où il est.
La sobriété de la langue d’Appelfeld est-elle un gage de liberté pour le cinéaste, un cadeau ?
Pas forcément ! C’est un peu comme le pouvoir que prend celui qui, dans une réunion animée, parle peu. Il m’a semblé que c’était parfois plus simple avec la langue très suggestive de Marguerite Duras qui, au contraire, peut enchaîner trois épithètes de suite ! Elle conditionne et influence.
Dans la langue d’Appelfeld, le mystère est plus profond. J’ai pleinement pris conscience de la convergence des deux sources qui ont influencé sa littérature : Kafka et la Bible qui a nourri ses premières lectures en hébreu.
« Ce matin-là Hugo était un homme » a l’écho d’une phrase qu’on aurait pu lire dans l’Ancien Testament. Elle dit parfaitement le dispositif que nous avons mis en place dans la scène concernée.
Vous expliquez que le format du film est en 1/37, que vous avez multiplié les champs barrés, les amorces, les cadres dans le cadre, de toutes tailles et de toutes formes. Est-ce à ces choix techniques que le film doit de nous faire comprendre que ce qui a été ne reviendra plus, de nous faire passer de l’onirique au réel, de nous donner à voir et à entendre ce que voit et entend Hugo, de suivre sa mue et de mesurer la sensualité et la détresse de Mariana ?
Je parlerais ici de métonymie car je suis convaincu que cette figure de style illustre la façon dont nous vivons les choses dans nos vies de tous les jours. Au fond, nous n’avons pas une conscience générale des choses. Notre sentiment se fonde sur des vues et des écoutes qui sont tout à fait parcellaires.
Mélanie Thierry est extraordinaire dans le rôle de Mariana, pour lequel elle a, pendant deux ans, éduqué son oreille à la langue ukrainienne pour jouer et dire ses dialogues…
Mélanie est bluffante. Elle est Mariana, à tel point que sa voix est différente quand elle parle ukrainien et que ses rires et ses pleurs sont vraiment ceux de Mariana.
Apprécierait-elle que l’on se demande si ce côté slave si crédible, en plus de son talent, lui est venu par capillarité avec Raphaël ? [Son compagnon, le chanteur, compositeur et écrivain Raphaël Haroche]
Peut-être, je ne sais pas, il faudrait le lui demander !
Le jeune ukrainien Artem Kyrik, qui campe Hugo, connaissait-il l’histoire juive de son pays ?
Pas du tout. Ça lui a fait bizarre quand je lui ai dit qu’il allait faire un Juif. Ce qui était touchant, c’est que parfois, sur le tournage, quand on m’annonçait une mauvaise nouvelle, je m’écriais : Oy vavoy ! Et assez vite, quand il lui arrivait de rater une scène, il me regardait et disait : Oy vavoy !
L’histoire se passe en Ukraine, théâtre de la Shoah par balles à laquelle Hugo doit à Mariana d’échapper. Elle a souvent été rendue possible, vous le soulignez dans le dossier de presse, par la participation de la population. C’est une partie de l’histoire de l’Ukraine que vous n’avez pas occultée…
Une vraie question de conscience s’est posée quand les Russes ont envahi l’Ukraine. J’avais d’ailleurs alors écrit aux producteurs. Je me disais : on est là en train de raconter qu’on zigouille des Juifs en Ukraine, en montrant par exemple le gardien du bordel participer avec zèle à leur traque. D’un côté, il ne s’agissait pas d’illustrer la rhétorique poutinienne et d’un autre côté, il n’était pas question de gommer quoi que ce soit. La seule chose que j’ai faite, c’est, dans la deuxième partie du film, quand les nazis se retirent, de particulièrement travailler l’attente des Russes. On voit bien l’état de panique dans lequel l’annonce de leur arrivée plonge les filles du bordel, qui savent très bien le sort qui les attend. Elles ont davantage peur des Russes qui vont arriver que des Allemands qui viennent de partir.
J’ai travaillé cela de manière à ce que l’on y pense un peu aujourd’hui. Mais on ne peut pas ne pas dénoncer ce qu’a été l’Ukraine à une certaine période. Cela ne donne pas un motif pour l’attaquer aujourd’hui. Si l’on agit au nom de ce qui a été fait, allons envahir l’Allemagne !
Non, ça ne marche pas comme ça, les générations avancent.

On garde en mémoire le discours qu’a fait passer, aux Césars, le réalisateur Jonathan Glazer (La zone d’intérêt) et les acclamations de la salle. L’actrice israélienne Gal Gadot, qui a récemment reçu un prix lors du sommet annuel de l’Anti-Defamation League (ADL) à New York a déclaré : « Je suis israélienne. Et juive. N’est-ce pas fou que le simple fait de dire cela fasse l’effet d’une déclaration polémique ? » La réaction des artistes, lors de la Berlinale 2024, a conduit le maire de la capitale allemande à se fendre d’un message sur son compte X : « L’antisémitisme n’a pas de place à Berlin, et cela vaut aussi pour les artistes ». Que vous inspirent les comportements du monde du cinéma ?
C’est une horreur. Je suis horrifié. Qu’est-ce que c’est que cette société qui est en train de se construire ? Ce n’est pas possible. Mon amie réalisatrice française d’origine polonaise, Joanna Grudzinska, pourrait vous en dire long sur le sujet. *
Le film ira-t-il en Israël ? Sera-t-il montré en Ukraine ?
En Ukraine, je ne sais pas mais il sera diffusé en Israël. Le producteur, David Silber, essaie de monter ce film depuis vingt ans.
La chambre de Mariana, d’Emmanuel Finkiel en salles le 23 avril 2025
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*Contactée par le Times of Israel, Joanna Grudzinska était encore, au moment de l’entretien, sous le coup de la nouvelle concernant la décision des élus de la ville de Vendôme (Loir-et-Cher) de ne pas accueillir la cérémonie de remise de la médaille des Justes en l’honneur de Jean et Jeanne Philippeau, savetiers à Vendôme qui ont caché chez eux Arlette Testyler-Reimann et sa petite soeur.
« C’est un mouvement général politique, une manière pour ceux qui y participent de s’élever contre le gouvernement de Netanyahu et de lutter contre la guerre. Cela entraîne, dans tous les domaines, une confusion terrible entre la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale et la guerre menée à Gaza. Il y a comme un rapport de cause à effet, un rapport proclamé logique qui est en fait totalement anhistorique. Dans le monde du cinéma, on se croyait un peu protégés. Certes, les films peuvent contribuer à faire changer les choses, mais le fait d’aligner une œuvre cinématographique et un propos politique est un geste dangereux, qui écrase l’œuvre et n’aide pas forcément la cause soutenue. Il en résulte plutôt une création privée de nuance et de complexité qui relève dès lors d’une propagande primaire et vulgaire », explique la réalisatrice. Elle indique avoir assisté, lors d’un festival récent, à une projection interrompue, à la demande du cinéaste lui-même, par un message « Stop génocide » affiché un moment à l’écran et ce, pour un film qui n’avait rien à voir avec le sujet. « Que des artistes revendiquent ne pas être en paix avec cette catastrophe est légitime mais ce qu’ils cherchent, c’est un coupable. Et là, c’est le Juif, qu’il soit en diaspora ou en Israël où l’on sait combien la société est divisée. Il me semble que cette façon d’agir prend au piège les Israéliens mais aussi les Palestiniens car la Palestine n’aura pas d’existence viable dans la haine du Juif ».
Le manque de nuance et de hauteur de vue n’a pas épargné le travail de Joanna Grudzinska dont le film « Pologne contre histoire » a essuyé le refus de festivals. Il sera montré au festival du film de Cracovie (25 mai/1er juin), hors compétition et au Fid Marseille (Festival International de Cinéma de Marseille – 8/13 juillet 2025).
« Les deux festivals ont aimé le film pour ses qualités mais ils font justement eux aussi un geste politique fort, disant en substance que ceci ne recouvre pas cela. Comme s’ils n’attendaient que cela, les politiques se sont très rapidement rendus à l’argument selon lequel il fallait arrêter de parler de la Shoah au prétexte que cela a été invoqué comme raison pour justifier les opérations menées à Gaza. Le Fid Marseille, qui est connu pour ses prises de positions très à gauche, clairement post colonialistes et féministes radicales, prouve qu’il existe des festivals qui, contrairement à d’autres, ont le courage de montrer qu’une distance critique est encore possible et qui sont capables d’apporter de la nuance en menant un travail intellectuel et artistique qui ne confond pas tout. Mon film parle de ce qui s’est passé pour les Juifs d’Europe et de la responsabilité des populations locales sans lesquelles les nazis n’auraient jamais réussi à éradiquer la quasi-totalité d’un peuple. C’est d’autant plus évident en Pologne où tout est très documenté et férocement nié. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé le film « Pologne contre histoire ».
Le film existe sous deux versions : « Pologne contre histoire » est destinée au cinéma. Une autre version a été réalisée pour la télévision et demeure, depuis janvier, en attente de diffusion sur Arte : « Juifs de Pologne, un combat pour la vérité ».