Le Hamas en a tué six, mais ces Israéliens continuent d’aider des Palestiniens malades
Créée en 2010 grâce à Leonard Cohen, l'organisation Road for Recovery transporte des Palestiniens de Cisjordanie vers des hôpitaux israéliens pour des soins vitaux, malgré la guerre

Par un matin de décembre, alors qu’il fait encore nuit noire à 5 heures, Joanna Chen, une bénévole israélienne, gare sa voiture sur le parking désert du poste de contrôle militaire de Tarkumiya, au sud de Jérusalem, qui sépare Israël de l’Autorité palestinienne (AP).
« C’est étrangement calme ces jours-ci », observe Joanna Chen, jetant un regard autour d’elle. À l’exception d’un autre volontaire resté dans sa voiture et de quelques soldats, le lieu est presque vide. « Avant le 7 octobre, cet endroit débordait de vie, rempli de Palestiniens de Cisjordanie se rendant à leur travail en Israël. »
Chen est chauffeure bénévole dans le cadre d’un programme conjoint entre Israéliens et Palestiniens, conçu pour permettre aux patients palestiniens d’accéder à des soins médicaux dans des hôpitaux israéliens. Ce programme, Road for Recovery, créé en 2010 grâce à un don du chanteur Leonard Cohen, a continué à fonctionner sans interruption pour les patients de Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023, malgré la guerre de Gaza.
Le pogrom perpétré par le groupe terroriste palestinien du Hamas a néanmoins réduit le nombre de bénévoles. Six d’entre eux, notamment Vivian Silver, Eliyahu Orgad, Adi Dagan, Tami Suchman, Hayim Katsman et Chaim Peri, figurent parmi les plus de 1 200 victimes assassinées ce jour-là dans le sud d’Israël par le Hamas, lors de massacres meurtriers.
251 personnes ont également été kidnappées ce jour-là puis emmenées dans la bande de Gaza. Et parmi eux, deux autres bénévoles de l’organisation, Oded et Yochved Lifshitz. Cette dernière a été libérée quelques mois plus tard, mais Oded, âgé de 84 ans, reste toujours en captivité.
En ce matin de décembre, une femme franchit rapidement les portes du poste de contrôle de Tarkumiya, tenant d’une main un siège-auto pour enfant et une petite valise, et de l’autre sa fille.
Chen aide Dua Abu Shekha à installer le siège dans sa voiture avant de prendre la route pour l’hôpital Sheba, près de Tel Aviv. Le trajet dure une heure. Alors que le soleil se lève, Dua Abu Shekha raconte son parcours. Depuis quatre années, elle traverse régulièrement les frontières depuis sa ville natale de Dura, en Cisjordanie, pour emmener sa fille Rokia, âgée de 5 ans, recevoir des soins médicaux indispensables.
« Lorsque les scanners ont révélé que ma fille avait une tumeur au tronc cérébral, les médecins de l’hôpital gouvernemental d’Hébron nous ont dit qu’elle devait être soignée en Israël », explique Abu Shekha.

« Elle n’avait qu’un an quand elle a commencé ses traitements. Les débuts ont été très difficiles, notamment pendant les séances de chimiothérapie. Nous avons passé énormément de temps à l’hôpital, parfois jusqu’à deux mois d’affilée. Mais aujourd’hui, son état est stable et le processus est un peu plus facile. »
Professeure d’anglais de formation, Abu Shekha ne peut plus travailler, accaparée par les soins à apporter à Rokia et à son jeune fils. Leur situation financière s’est encore dégradée après que son mari, ouvrier dans le secteur de la construction en Israël, a perdu son emploi. Comme de nombreux autres travailleurs palestiniens, il s’est vu retirer son permis d’entrée en Israël à la suite des massacres du 7 octobre et de la guerre de Gaza.
Si l’Autorité palestinienne (AP) prend en charge les frais d’hospitalisation, elle ne couvre pas les frais de transport.
« Cela me coûte 100 shekels pour un taxi de chez moi jusqu’à Tarkumiya, puis 400 shekels jusqu’à Sheba. Cela fait 1 000 shekels pour l’aller-retour, et nous devons parfois faire ce trajet plusieurs fois par mois », déplore-t-elle.
Selon le Département d’État américain, le salaire journalier moyen en Cisjordanie est de 137 shekels, et au dernier trimestre 2023, le taux de chômage avait atteint 29 %.
Lorsqu’on demande à Abu Shekha ce que représente pour elle et sa fille le fait de passer la nuit à l’hôpital, elle évoque les nombreuses mères israéliennes qu’elle a rencontrées au fil des ans et qui, comme elle, se rendent régulièrement à l’hôpital de Sheba pour y être soignées.
« Nous partageons les mêmes chambres et nous créons des liens », confie-t-elle.

Quand Joanna Chen exprime son empathie face aux épreuves traversées par Abu Shekha, cette dernière marque une pause avant de répondre.
« Parfois, nous voyons d’autres patients et nous réalisons que notre situation est meilleure. » Elle souligne que sa fille Rokia fréquente une école maternelle ordinaire et qu’avec son mari, ils s’efforcent de l’élever aussi normalement que possible, presque comme si elle n’était pas malade.
« C’est un parcours, un parcours de vie avec lequel nous devons apprendre à vivre et que nous devons considérer sous tous les angles », ajoute-t-elle.
Cette réflexion fait sourire Chen, qui traduit des poèmes en hébreu et en arabe.
« C’est une très belle façon de voir les choses », lui répond-elle avec admiration.
Victime de la culture du boycott
En arrivant à l’hôpital, les deux femmes ont partagé des récits personnels, notamment sur les défis médicaux auxquels Chen a été confrontée dans sa propre famille. Une atmosphère chaleureuse et familière s’est installée dans la voiture.

Née en Grande-Bretagne, Chen a immigré depuis le Yorkshire en Israël avec sa famille à l’adolescence. Ancienne journaliste pour le magazine Newsweek, elle est aujourd’hui traductrice littéraire. Parmi ses travaux notables figurent les traductions des œuvres de la poétesse Agi Mishol et de la romancière Tahila Hakimi. Elle écrit également des poèmes et des essais pour des magazines littéraires.
Plusieurs mois après le début de la guerre de Gaza, Chen a publié un essai personnel dans le magazine Guernica, intitulé From the Edges of a Broken World, où elle décrit avec une sensibilité poignante son état de choc face à l’escalade du conflit. Pendant des semaines, elle s’est sentie incapable de traduire ou de faire du bénévolat.
Dans cet article, Chen évoque ses relations complexes avec Israéliens et Palestiniens, elle y explique comment son « propre cœur était en ébullition ».
Elle y décrit aussi la difficulté « de faire preuve d’empathie, et d’être aussi passionné pour les deux camps ».
La publication de cet essai a déclenché un tollé. Bien que l’article ait été approuvé par le rédacteur en chef de Guernica, plusieurs membres de l’équipe éditoriale ont démissionné en signe de protestation, accusant Chen d’être « une femme blanche colonialiste élevant des enfants meurtriers ». L’article a été retiré, et l’éditeur s’est publiquement excusé de l’avoir publié.
L’ironie de cette situation, où un magazine tirant son nom de la célèbre peinture anti-guerre de Picasso rejette un article dénonçant la guerre, n’a pas échappé à des publications de renom.
Le Los Angeles Times a dénoncé la controverse en déclarant qu’après « qu’un écrivain a exprimé sa sympathie pour les Israéliens dans un essai, tout le monde s’est déchaîné dans une revue littéraire ». The Nation s’est insurgé contre « l’hypocrisie qui fait froid dans le dos » et a observé que « l’article d’une militante israélienne pour la paix révèle une partie de la gauche qui ne peut admettre la nuance historique ».

Après la publication par le Washington Monthly de l’essai rejeté, Chen a été submergée de réponses venues du monde entier.
« Je recevais en moyenne quelques centaines d’emails par jour », confie-t-elle. « Mais j’ai vite compris que ce n’était pas une question de moi ou de la qualité de mes écrits, mais de quelque chose de bien plus grand. »
Cette « chose bien plus importante », selon Chen, est l’hostilité croissante envers Israël au sein du monde littéraire, exacerbée depuis le déclenchement de la guerre de Gaza.
Elle cite notamment l’auteure irlandaise Sally Rooney, qui a convaincu plus de 1 000 écrivains et professionnels de l’édition de boycotter les institutions culturelles israéliennes. D’autres exemples incluent des dizaines d’auteurs canadiens ayant retiré leurs livres de la sélection pour le prix littéraire national Giller, en raison des liens entre le sponsor et des entreprises israéliennes.
Chen ne s’est pas pour autant laissée décourager. Quelques semaines après le début de la guerre, elle a repris ses activités hebdomadaires de bénévole tout en continuant à écrire des essais personnels. Dans un article récent publié dans le magazine Lilith intitulé I’m Not Going to Shut Up [Je ne vais pas me taire], elle a dénoncé la montée de l’antisémitisme.
Sur le chemin de la paix ?
Chen fait partie des quelque 1 300 bénévoles israéliens qui ont travaillé avec Road for Recovery ces dernières années.

« Avant la guerre de Gaza, nous transportions jusqu’à 1 000 patients par semaine », explique Yael Noy, directrice du programme. « Environ 35 % de ces patients venaient de Gaza. Mais depuis le 7 octobre, nous n’avons pas été en mesure de poursuivre le programme à Gaza. »
Yael Noy rappelle que, même le 8 octobre 2023, au lendemain du pogrom perpétré par le Hamas, les bénévoles de Road to Recovery ont continué à transporter des Palestiniens de Cisjordanie vers les hôpitaux israéliens.
« Mais comme les hôpitaux israéliens étaient saturés par l’afflux de blessés des massacres, nous avons dû réduire le nombre de patients transportés », explique-t-elle.
Le programme Road to Recovery a été fondé par Yuval Roth, dont le frère Udi a été assassiné par des terroristes du Hamas en 1993.
« Yuval faisait partie d’une organisation réunissant des Israéliens et des Palestiniens endeuillés. Lorsque l’un de ses amis palestiniens lui a demandé de l’aider à transporter un patient à l’hôpital Rambam à Haïfa, il a compris qu’il répondait à un besoin vital mais négligé », raconte Noy, soulignant les frais de transport élevés que de nombreux Palestiniens doivent supporter.

Pendant plusieurs années, Roth a organisé seul, de manière informelle, un réseau de chauffeurs bénévoles, dit-elle encore.
« Lorsque Leonard Cohen a lu un article sur les actions de Yuval, il a décidé de faire un don », explique Noy. Grâce aux fonds fournis par le légendaire poète et chanteur canadien, aujourd’hui décédé, Roth a pu transformer son initiative en une ONG et étendre ses activités.
Malgré les épreuves, Noy reste optimiste quant à l’avenir du programme.
« Cette année, en dépit de toutes nos difficultés, nous avons vu plus de 100 nouveaux volontaires nous rejoindre et s’engager », affirme-t-elle.
Les bénévoles de longue date, comme Joanna Chen, continuent également à s’investir pleinement.
« Notre monde est si plein d’incertitudes, mais s’il y a une chose dont je suis certaine, c’est que ce que nous faisons est juste », déclare Chen. « Tous ceux qui ont déjà eu un enfant malade comprendront cela. »
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