Il faut absolument lire l’article À rendre à Monsieur Morgenstern en cas de demande pour comprendre ce qui suit.
« Après plus de quatre ans de recherches intenses, j’ai l’immense joie de vous annoncer que j’ai retrouvé Robert Singer, le petit-fils de Léopold Morgenstern ».
Avec sa tournure en forme de faire-part, la nouvelle, annoncée dans un courriel signé Frédéric Moulin, n’appelait qu’une seule réponse : « Mazel Tov ! ». Une joie d’autant plus partagée que l’article du Times of Israël avait été porté à la connaissance du descendant du réfugié juif depuis longtemps recherché par le metteur en scène. Personnage central de sa pièce, Léopold Morgenstern était aussi l’homme dont un nombre important de papiers et de lettres avaient mystérieusement été conservés par le grand-père du dramaturge.
Déjà, la première rencontre avec cet artiste talentueux et hypersensible avait tenu ses promesses. L’art et une certaine idée de la mitsva (une « mission » intuitivement ressentie comme un tikoun olam [réparation du monde]) semblaient communier dans la ténacité de Frédéric Moulin dont la vie a été bouleversée par l’irruption du dossier dans sa vie. Ses propos, suspendus entre l’espoir et le doute, suggéraient que son travail s’était progressivement mué, à son corps défendant, en une quête obsessionnelle.
« Je n’ai pas eu le choix. J’ai construit ce spectacle car il s’est imposé à moi. Je veux rendre ces documents qui ne m’appartiennent pas. Un musée me les a demandés. Je suis prêt à les prêter pour une exposition temporaire mais je ne les donnerai pas » nous disait-il en février 2022, quelques jours avant la représentation parisienne de sa pièce : A rendre à Monsieur Morgenstern en cas de demande. Il rêvait alors qu’à Paris ou en Province, quelqu’un se lève dans le public et dise : « Je suis une ou un descendant(e) ! ». Qu’un tel « coup de théâtre » ne fût jamais advenu n’avait en rien émoussé la détermination du comédien et metteur en scène dont les espoirs reposaient sur les petits-enfants des Morgenstern, Suzanne et Robert Singer. Il savait qu’ils s’étaient réfugiés en Suisse mais avait perdu leur trace après la guerre. Il ne pouvait alors imaginer que c’est en Auvergne et grâce à une enseignante espagnole que son travail allait prendre un tout nouveau tournant.
« Je me trouvais dans le Puy-de-Dôme, où j’animais des ateliers de sensibilisation à ce spectacle pour des élèves. Il y avait aussi des enseignants et parmi eux, une professeure que cette histoire a beaucoup intéressé. C’est elle qui m’a mis en contact avec Chantal Clergue, historienne qui travaille notamment sur la mémoire des Juifs ayant vécu-survécu en Saône-et-Loire entre 1940 et 1944. Ensemble, nous avons poursuivi les recherches et c’est comme cela que, sur un site de généalogie, nous avons repéré un arbre mentionnant un certain Robert Singer ! » explique Frédéric Moulin qui, en bon dramaturge, plante le décor et le préambule qui ont présidé aux retrouvailles.
Une découverte formidable face à laquelle le duo de détectives a dû tempérer son enthousiasme. « Nous ne savions pas comment la famille allait réagir. L’historienne m’avait prévenu que c’était tout ou rien ».
Il nous renvoie au documentaire « Les enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris X », de Ruth Zylberman dans lequel l’un des anciens enfants de l’immeuble, retrouvé aux Etats-Unis, commence par refuser de regarder les documents et plus encore de revenir sur les lieux de son enfance. « Cela avait toujours été ma crainte. Allait-on me claquer la porte au nez ? C’est une réaction connue : certaines familles ne veulent plus entendre parler de cette période ».
Avec une prudence bien légitime, le généalogiste a refusé de communiquer les coordonnées de Robert Singer à Frédéric Moulin, préférant que lui soient directement transmis le dossier et le lien de la pièce. « Robert a pu ainsi regarder le spectacle. Son fils a également lu l’article du Times of Israël », ajoute Frédéric Moulin à qui vont les remerciements de la rédaction pour la priorité qu’il nous a accordée.
La suite, il l’a très joliment racontée dans son discours, lorsque, l’été dernier, il a remis (il dit « rendu ») les documents au descendant de Léopold Morgenstern : « Robert Singer a contacté Chantal Clergue qui m’a appelé en me demandant tout simplement si j’avais de quoi noter. C’était le numéro de Robert Singer et il attendait mon appel ! ». Sa voix tremble quand il se remémore ce moment intense, teinté d’un humour salvateur : « Je lui ai évidemment immédiatement téléphoné. Cela captait mal mais j’ai entendu une voix très douce me répondre : « Oui Frédéric, là, je suis dans la forêt avec mon chien. Je peux vous rappeler dans une heure ? ». Moi qui attendais depuis quatre ans et demi, je pouvais bien attendre encore une petite heure ! ». Quelque cinquante minutes plus tard, les deux hommes se parlaient longuement en laissant « vivre les silences », chacun ayant du mal à mettre des mots sur ce qu’il était en train de vivre.
« C’est une expérience rare, intense », commente Frédéric Moulin qui réfléchit à la façon de « faire quelque chose » de ce premier dialogue téléphonique. « C’est une question de dramaturgie très délicate. Peut-être après les applaudissements ? Il va falloir que je décide rapidement car les prochaines dates de représentation sont programmées en novembre ». Une autre date est prévue le 2 février 2023 à la salle Animatis, à Issoire (Puy de Dôme), en présence de… Robert Singer.
Comment qualifie-t-il les enchaînements, les intuitions et les bonnes volontés qui se sont relayés, à différents niveaux, pour porter le projet (il convient d’ailleurs d’indiquer que c’est l’écrivaine Karine Baranès-Benichou, fondatrice de l’association Femmes artistes et mémoire juive, qui avait attiré notre attention sur le travail de Frédéric Moulin) : coïncidences ? miracles ? Il nous retourne la question : « Je ne sais pas. Que diriez-vous ? Ce spectacle m’a confronté à une succession de situations inattendues et troublantes. Par exemple, une amie de longue date, qui habite Annemasse, était venue voir la pièce à Villeurbanne. À la fin de la représentation, j’ai constaté que l’homme qui l’accompagnait était extrêmement livide. J’ai alors appris que son grand-père, gendarme d’Annemasse, avait été fusillé par les résistants et qu’il avait sans doute été présent quand les Singer avaient été arrêtés. Sa famille est restée marquée par la honte et l’homme qui venait de voir la pièce avait lui-même été obligé de suivre une psychothérapie pour s’en sortir. Imaginez ce que ce spectacle a pu représenter pour lui… Imaginez aussi ce qu’ont pu ressentir les Singer : vous regardez une pièce et sous vos yeux se déroule l’histoire de votre propre famille…. ».
Le 23 juillet dernier, le zurichois Robert Singer venait à Lyon pour récupérer les documents. Avec femme et enfants mais sans sa sœur Suzanne, décédée en 1994. Frédéric Moulin souligne le trouble qu’il a ressenti en organisant cette réunion au moment où l’on commémorait la rafle du Vel d’Hiv et celle, moins connue, du 26 août 1942 en zone sud.
D’aucuns, autour de lui, se sont étonnés de la discrétion avec laquelle il a organisé la rencontre et ont regretté sa décision de ne pas contacter la presse. « Cela s’est déroulé sur la terrasse d’un restaurant, de façon informelle. J’ai préféré m’en tenir à un cercle restreint ». Avait-t-il des scrupules ? « Mon souhait est, plus que jamais, de diffuser la pièce mais je ne voulais pas qu’une atmosphère trop formelle gâche le moment. Je tenais à cette intimité, en dépit de mon désir de rendre cette histoire aussi visible que possible. J’étais partagé entre le fait de vivre, dans l’intimité, la rencontre de deux familles et la volonté de la rendre publique. Mais votre article va « officialiser » cette remise de documents. Quelque chose va se matérialiser ».
En tendant les papiers à Robert Singer, Frédéric Moulin, aux bords des larmes, a déclaré : « Je les ai beaucoup aimés », comme s’il s’était agi d’enfants qu’il avait longtemps protégés et qu’il rendait à leur famille. « Ces documents m’ont porté, » confie-t-il, « Dans mon parcours de metteur en scène, ils représentent la plus belle création. J’ai eu le sentiment d’être constamment guidé. Ce retour au destinataire, c’est comme si nous avions annihilé le temps ».
Sous quelle présentation rendre le dossier ? Créer un bel objet lui semblait, insiste-t-il, indispensable. C’est ainsi que Robert Singer a reçu la somme des documents minutieusement collés, avec des autocollants double face museum quality (sans acide) sur un papier de haute qualité. Tout était fin prêt pour la cérémonie, fût-elle informelle, qui, avec l’accord de Robert Singer, allait être filmée.
Une fois la mission accomplie : les documents de Léopold Morgenstern rendus à ses descendants, on se pose forcément la question de la nature du lien entre le grand-père de l’auteur et le réfugié juif ? Car s’il s’agissait, pour Moulin, d’obéir à l’injonction de son aïeul, sa démarche relevait également d’une quête intime : ce grand-père, piètre gestionnaire, dont la famille a toujours égratigné la réputation, avait-il aidé les Morgenstern-Singer ? « Le lien est toujours inexpliqué, » regrette-t-il mais je continue d’enquêter sur la façon dont s’est organisée la filière qui a permis aux fugitifs de quitter Lyon ». Robert Singer ne garde pas le souvenir d’avoir jamais entendu prononcer son nom. Moulin évoque une nouvelle piste, fournie par un livre : La Résistance chez les Fils de Gutenberg dans la Deuxième Guerre mondiale. (P. Chauvet, 1979). « On y parle d’un imprimeur lorrain qui, avec un employé, aurait fabriqué des faux papiers. Or, ma grand-mère nous a toujours affirmé que mon grand-père avait travaillé avec André Bollier, l’une des figures de l’impression de tracts et de journaux clandestins pendant la Résistance… Je dois maintenant trouver une autre source pour confirmer l’hypothèse… ». Il espère mettre la main sur la liste des réfugiés juifs « ex-autrichiens » partis à travers la filière.
Frédéric Moulin n’en a donc pas terminé avec « l’affaire Morgenstern-Singer », et a créé une page Facebook.
Se séparer des documents n’a pas été facile pour lui. Sans doute a-t-il connu un sentiment de vide, comblé a minima par un portrait de Léopold Morgenstern qu’il avait demandé à garder, avec la note manuscrite de son grand-père, A rendre à Monsieur Morgenstern en cas de demande qui lui appartenait. Sauf que depuis, il les a perdus. « J’avais mis la photo et la note dans une pochette à part. J’ai dû les faire tomber au restaurant. J’ai cherché et appelé partout. En vain. Au moment où je rends, je perds ce qui a déclenché le projet. Je ne sais pas comment interpréter cela ». Penaud, il en a été réduit, le soir-même, à faire appel à ses talents de comédien pour demander à Robert Singer, l’air de rien, de lui donner l’une des photos d’identité de Léopold. « J’ai du mal à m’en remettre. Mais voilà qui me donne quelque chose de plus à rechercher » ajoute-t-il, dans un rire de consolation qui masque difficilement son désarroi.
Il lui faut maintenant apporter quelques modifications à la pièce, en tenant compte de la conclusion heureuse à laquelle ses efforts ont mené. Aucune représentation n’a étonnamment encore été donnée en Suisse mais on parle d’un projet qui, à ce jour, n’est pas suffisamment avancé pour être dévoilé. Le prolongement du projet s’incarne désormais dans Robert Singer qui a accepté de participer à des débats partout où la pièce se donnera. Tous deux espèrent évidemment pouvoir se rendre en Israël.
Dans les prochains mois, Robert Singer risque de voir ses paisibles promenades en forêt interrompues par le bouillonnant Frédéric Moulin, d’autant que ce dernier lui a fait part d’une autre découverte : la présence, dans le fichier de la « Vermögensverkehrstelle » (institution qui fut en charge des transferts des biens juifs en faveur d’Aryens), du nom de Léopold Morgenstern…
La rencontre lyonnaise et la remise de documents ont été filmées de manière professionnelle, aux frais de Moulin qui, à ce stade, n’a plus de fonds pour monter un documentaire. « Il serait vraiment dommage de ne pas partager le plus largement possible l’aboutissement de cette enquête, » regrette le dramaturge qui recherche des moyens financiers pour faire le documentaire, pour jouer à Paris et pour déplacer le spectacle en Israël…