Turquie : La soudaine interdiction du commerce avec Israël affecte déjà les Juifs des deux pays
De la nourriture casher aux matériaux de construction, Israël a longtemps compté sur les produits turcs fournis par des entreprises juives aujourd’hui sous le coup de l'arrêt des exportations
ISTANBUL (JTA) – Malgré des mois de détérioration des relations et un discours de plus en plus hostile, l’annonce de l’embargo complet sur le commerce entre la Turquie et Israël, en ce début de mois, a entrainé une véritable onde de choc.
La décision, annoncée le 3 mai par le président turc à tendance islamiste Recep Tayyip Erdogan, a eu pour effet de faire monter les prix en Israël, qu’il prive d’une voie d’achalandage majeure pour la nourriture casher, ce qui ne va pas sans affecter les populations de ces deux rives de la Méditerranée orientale.
« Ces deux dernières semaines, tout s’est arrêté. Impossible de faire des affaires comme avant », déplore auprès de la Jewish Telegraphic Agency Rami Simon, Juif turc spécialisé dans le commerce d’aluminium et de matériaux de construction avec Israël.
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Cet embargo est l’une des mesures les plus radicales prises par un pays pour s’opposer à la guerre d’Israël contre le Hamas à Gaza. Erdogan a déclaré que le commerce ne reprendrait que lorsqu’il y aurait un cessez-le-feu permanent entre Israël et le Hamas, organisation terroriste qu’Erdogan soutient ouvertement.
Il s’agit également d’une rupture importante pour des pays qui entretiennent depuis longtemps des liens physiques et économiques étroits et, jusqu’à récemment, des relations diplomatiques résilientes malgré les périodes de tension.
En 2023, la Turquie a été le quatrième partenaire commercial d’Israël, pour des montants de plusieurs milliards de dollars d’exportations. (Les exportations d’Israël vers la Turquie sont d’un volume bien moindre : il s’agit principalement de pétrole et de fournitures industrielles.)
En sa qualité de septième producteur alimentaire mondial, la Turquie était jusqu’alors la principale source d’approvisionnement israélienne pour certains produits de base comme les pâtes ou le chocolat. Et la proximité des deux pays – il y a 600 km à vol d’oiseau, par la mer entre Mersin, le plus grand port du sud de la Turquie, et Tel Aviv – avait fait de la Turquie une source d’approvisionnement incontournable pour la nourriture et les matériaux de construction.
« Compte tenu de la proximité géographique de la Turquie, on peut commander une chose et l’avoir en quelques jours », explique Hay Eitan Cohen Yanarocak, juif d’origine turque, spécialiste des relations turco-israéliennes à l’Université de Tel Aviv. « C’était un énorme avantage pour l’homme d’affaires israélien, qui préférait avoir affaire avec la Turquie plutôt qu’avec des horizons plus lointains. »
Pour les besoins du marché israélien, plus de 300 usines certifiées casher travaillent dans toute la Turquie. Avant l’embargo, à tout moment, une vingtaine de mashgichim israéliens – les certificateurs casher – se rendaient sur place pour vérifier les usines, de la frontière iranienne à la côte égéenne.
Tout cela est au point mort, confie à la JTA une source proche de l’industrie turque de la casheroute, et les propriétaires d’usines turcs, comme les agences de certification israéliennes, sont en train de revoir leurs contrats. La source a demandé à garder l’anonymat en raison de la situation politique délicate.
Certains aliments casher ne nécessitent une surveillance qu’une à deux fois par an, ce qui signifie que les cycles de production actuels pourraient se poursuivre sous réserve qu’un cessez-le-feu soit conclu dans les mois à venir. Mais d’autres nécessitent, selon les prescriptions de la loi juive orthodoxe, une surveillance plus fréquente sinon constante. C’est par exemple le cas des produits Pas ou Cholov Yisroel, qui nécessitent la présence de superviseurs juifs pendant toute la production de pain et de produits laitiers.
De telles normes casher sont courantes au sein des communautés orthodoxes haredim, et même les supermarchés casher américains achètent des marchandises produites en Turquie, exportées depuis Israël par des marques casher israéliennes. L’embargo porte également sur ces produits.
« Les prix vont augmenter », analyse Yanarocak, ajoutant qu’en Israël, le prix des tomates est le plus à risque. Israël est, certes, célèbre pour sa production de tomates, mais il en importe malgré tout d’énormes quantités de Turquie – pour près de 40 millions de dollars par an, ces dernières années.
Yanarocak estime que la mesure aura des effets plus durables encore. « Je pense que le gouvernement [israélien] va en tirer les conclusions, à savoir qu’il faut tout faire pour réduire notre dépendance alimentaire envers les autres pays, et pas seulement la Turquie. J’espère que cela sera suivi d’une augmentation de la production nationale », confie Yanarocak.
Certes, les récoltes fluctuent, c’est la règle, mais une pénurie de tomates devrait être gérable par Israël, estime-t-il. D’autres produits se prêtent en revanche moins à une interruption des approvisionnements, ce qui plaide en faveur de la recherche par Israël de fournisseurs plus stables.
« Il sera très difficile pour la Turquie de rétablir ensuite la relation sur des marchandises aussi stratégiques que l’acier, le ciment, l’aluminium ou les autres matériaux de construction », estime Yanarocak. « Parce que ces produits sont cruciaux pour le pays, je pense que la Turquie ne pourra pas revenir sur le marché israélien à la même position, même s’il y a revirement. »
Si Erdogan fait volte-face – et certains disent que tous les signes d’une possible volte-face sont là – ce serait en quelque sorte un retour à la norme dans l’histoire des relations entre les deux pays.
La Turquie et Israël entretiennent depuis longtemps des relations économiques étroites. Ils ont également entretenu des relations diplomatiques très favorables des décennies durant, au 20e siècle, à l’époque où le pays était sous la domination de partis laïcs.
Les relations sont plus difficiles depuis l’ascension au pouvoir d’Erdogan, au début des années 2000, mais même au moment le plus critique – comme après l’incident du Mavi Marmara en 2010, au cours duquel Israël a riposté contre un navire turc qui tentait de briser le blocus israélien de Gaza – le commerce est resté élevé.
Le 6 octobre, la veille de l’assaut des terroristes du Hamas dans le sud d’Israël, qui ont massacré près de 1 200 personnes et fait 252 otages dans la bande de Gaza, les relations diplomatiques entre Israël et la Turquie étaient à leur plus haut niveau depuis des années, avec des ambassadeurs de part et d’autre pour faire oublier la période difficile qui avait suivi l’incident du Mavi Marmara. Erdogan parlait de manière positive de ses échanges téléphoniques avec le président Isaac Herzog et prévoyait même un déplacement en Israël.
Mais peu de temps après l’assaut du 7 octobre, Erdogan s’est tourné vers le Hamas, qualifiant le groupe non pas de terroristes mais de « libérateurs » et de « moudjahidines », terme islamique qui désigne les guerriers saints.
Pour certains analystes, il s’agissait ni plus ni moins d’une manœuvre pour se concilier les bonnes grâces – et les suffrages – des électeurs conservateurs attirés par le parti islamiste Nouveau parti de la prospérité, qui reproche à Erdogan d’être trop timoré dans son soutien à Gaza et aux Palestiniens.
En mars, le Parti de la justice et du développement d’Erdogan, connu localement sous le nom d’AKP, a subi sa plus importante défaite depuis vingt ans, avec une forte défection des électeurs de droite. Peu de temps après, Erdogan mettait ostensiblement la pression sur Israël et annonçait l’embargo commercial.
Les autorités israéliennes laissaient entendre, la semaine dernière, que la Turquie pourrait déjà assouplir sa position, ce que nie la Turquie, évoquant toutefois l’existence d’une période de trois mois durant laquelle les contrats déjà pourront être honorés.
Erdogan a encore tendu la relation, ce week-end, lorsque, à l’occasion d’une réunion avec le Premier ministre grec, il a réitéré sa position, à savoir que le Hamas n’était pas un groupe terroriste et qu’un bon millier de combattants du Hamas étaient soignés dans des hôpitaux turcs. Il n’a pas expliqué ni quand ni comment ces derniers seraient arrivés en Turquie depuis Gaza.
Mercredi, il est allé plus loin encore , affirmant que si Israël l’emportait sur le Hamas dans la bande de Gaza, il « jetterait alors son dévolu » sur la Turquie.
Malgré tout, il y a quelques lueurs d’espoir qui font penser que l’embargo commercial pourrait n’être que de courte durée. Même si les ambassadeurs ne sont pas revenus à leur poste, des diplomates israéliens de plus bas rang sont revenus à Ankara cette semaine. Il s’agit de la première présence diplomatique israélienne dans la capitale turque depuis octobre dernier.
Pour Yanarocak, l’espoir réside également dans ses homologues du Centre culturel turc de Tel Aviv, qui, malgré les discours officiels, continuent leur travail.
La population juive de Turquie est en recul constant depuis des dizaines d’années, les poussées migratoires suivant le rythme des périodes d’instabilité politique et économique. On estime de 10 000 à 15 000 le nombre de Juifs vivant aujourd’hui en Turquie, la plupart à Istanbul, avec une communauté secondaire dans la ville portuaire égéenne d’Izmir. Ceux qui restent travaillent dans les exportations avec Israël.
Simon explique chercher, comme d’autres parmi ses connaissances, de nouveaux pays auxquels vendre leurs marchandises, mais il s’agit d’un milieu qui fonctionne avant tout sur les connaissances et les nouveaux marchés sont difficiles à conquérir. Il ajoute qu’auparavant, il avait également des clients à Gaza et dans les zones palestiniennes de Cisjordanie, auxquels il ne peut plus rien vendre en raison de la fermeture des ports israéliens aux Turcs.
Simon dit placer tous ses espoirs dans la conclusion d’un cessez-le-feu, même si le Hamas et Israël ont jusqu’à présent échoué sur ce point. Le Hamas n’a accepté aucun des accords qui lui ont été proposés, insistant sur le fait que seul un cessez-le-feu permanent était acceptable, là où Israël refuse catégoriquement l’idée d’un cessez-le-feu assorti de la présence du Hamas à Gaza.
« J’espère que d’ici quelques mois, tout ceci sera de l’histoire ancienne, et qu’il y aura un cessez-le-feu à Gaza. Nous attendons cela avec impatience », confie Simon en parlant de l’embargo commercial.
« Si cela prend cinq ou six mois, nous allons avoir un gros, gros problème », ajoute-t-il. « Après cela, si nous ne pouvons toujours pas faire d’affaires, exporter vers Israël, je pense que les gens reconsidéreront leurs options, et finiront peut-être par quitter la Turquie. »
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