Cette interview a été publiée en anglais le 6 décembre dernier.
Depuis plus d’une semaine, les insurgés combattent le régime du dictateur syrien Bashar el-Assad. Leurs alliés ont d’ores et déjà pris le contrôle d’Alep et Hama, respectivement deuxième et quatrième plus grandes villes du pays, et avancent vers Homs, ville carrefour clé reliant la capitale Damas aux régions côtières du régime Assad.
Selon un journaliste syrien basé à Alep qui s’est entretenu avec le Times of Israel sous couvert d’anonymat, l’assaut a été marqué par des avancées inattendues, car il a engendré un « effet domino ». Les contingents fidèles à Assad se sont en effet repliés les uns après les autres en apprenant les premiers succès des insurgés.
Les forces pro-gouvernement, soutenues par d’intenses frappes aériennes russes, ont tenté de stopper l’avancée des insurgés, mais Assad se trouve aujourd’hui dans une situation difficile. En effet, ses alliés traditionnels, Moscou et Téhéran, sont embourbés dans leurs propres conflits, tandis que le groupe terroriste chiite libanais du Hezbollah, qui l’avait aidé à éviter la guerre civile et lui avait permis de maintenir son emprise sur le pouvoir, a été décimé par l’armée israélienne au Liban.
Cette semaine, le Times of Israel s’est entretenu avec un commandant rebelle de l’Armée syrienne libre (ASL), coalition laïque de forces d’opposition fondée par des sunnites transfuges de l’armée syrienne au début de la guerre civile, en 2011.
Son principal objectif est lutter contre le régime Assad. Il y a de cela plus de dix ans, le groupe s’est positionné comme une alternative modérée aux factions plus extrémistes, prônant une Syrie démocratique et laïque.
Au début de la guerre civile, l’ASL a attiré l’attention internationale en prenant le contrôle de territoires importants dans le nord de la Syrie, y compris des parties d’Alep. Elle était alors considérée comme la principale force d’opposition à Assad. Elle a commencé à recevoir des armes et de l’aide des pays occidentaux et du Golfe, notamment des États-Unis, de l’Arabie saoudite et du Qatar, mais au fil du temps, la Turquie est devenue son principal soutien.
Cependant, à mesure que le groupe terroriste sunnite État islamique (EI) et d’autres groupes djihadistes prenaient de l’importance, l’ASL a eu du mal à conserver sa pertinence et s’est retrouvée mêlée à des affrontements avec d’autres factions rebelles. Ces dernières années, elle s’est transformée en une fragile coalition de diverses factions d’idéologies différentes, ce qui a entraîné des difficultés pour maintenir la cohésion et une structure de commandement unifiée.
Le commandant interviewé par le Times of Israel a participé à la récente prise d’Alep et ses troupes combattent maintenant les forces gouvernementales, le Hezbollah et les milices soutenues par l’Iran dans la région et poussent vers le sud.
Le chef rebelle, âgé d’une soixantaine d’années, a accepté d’être interviewé par téléphone sous couvert d’anonymat. Il a parlé des objectifs de la campagne en cours, de sa vision de l’avenir de la Syrie et des relations avec Israël, ainsi que du rôle que l’État juif pourrait jouer, selon lui, pour soutenir les rebelles.
L’interview a été légèrement modifiée dans un souci de clarté et de concision. Les chiffres donnés par le commandant n’ont pas pu être vérifiés de manière indépendante.
As opposition forces advance in northern #Syria, families long separated by war & by the terror instilled by the #Assad regime’s security state are finally being reunited.
These brothers hadn’t seen each other for 7yrs, until today in #Aleppo. pic.twitter.com/VyzByU0vYc
— Charles Lister (@Charles_Lister) December 4, 2024
The Times of Israel : Comment les rebelles ont-ils été accueillis par la population civile d’Alep après avoir chassé les forces pro-Assad soutenues par l’Iran ?
Officier de l’Armée syrienne libre : Les gens sont très reconnaissants envers les combattants, car ils sont leurs frères et les membres de leur famille. De nombreux combattants sont originaires d’Alep et ont combattu le régime Assad pendant la guerre civile. Ils ont ensuite fui à Idlib, une ville du nord-ouest de la Syrie sous le contrôle des rebelles, et ont juré de revenir. Aujourd’hui, ils rentrent chez eux.
Les milices iraniennes et le Hezbollah, qui représentaient 90 à 95 % des forces contrôlant Alep, n’ont aucun lien avec la Syrie. Aujourd’hui, elles ont quitté Alep et, contrairement à nous, elles ne peuvent pas dire qu’elles y reviendront un jour. Elles ne sont pas chez elles.
Bien que l’Armée syrienne libre au sein de laquelle vous combattez soit une milice laïque, des inquiétudes se sont fait jour autour du fait que le soulèvement est dirigé par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), une organisation djihadiste. Comment y réagissez-vous ?
[Le HTS est un groupe islamiste issu de la branche syrienne d’Al-Qaïda. Son chef, Abu Muhammed al-Jolani, a exprimé son intention d’imposer la charia en Syrie et a soutenu le pogrom perpétré par le groupe terroriste palestinien du Hamas le 7 octobre 2023 dans le sud d’Israël. Toutefois, le groupe n’a jamais directement menacé Israël. Il a pris ses distances avec Al-Qaïda en 2016 et s’est présenté comme plus modéré au monde extérieur, mais l’ONU a dénoncé les violations des droits de l’homme commises par HTS dans les zones qu’il contrôle dans la province d’Idlib. Alors que les États-Unis ont mis à prix la tête d’al-Jolani pour un montant de 10 millions de dollars, James Jeffrey, ancien diplomate américain dans la région, a déclaré en 2021 que Jolani était « la moins mauvaise des différentes options sur Idlib ».]
Les régimes syrien et iranien et les ennemis de la révolution syrienne ont tenté de présenter le soulèvement syrien comme un mouvement terroriste issu d’Al-Qaïda. Ils cherchent à nous diaboliser, mais notre seule motivation est nationaliste.
Une fois le régime Assad renversé, le HTS sera contraint de s’éloigner de son idéologie fondamentaliste et de se rapprocher du centre politique, dans l’intérêt de la Syrie.
« L’extrémisme en Syrie est une importation étrangère – et en tant que Syriens, nous ne voulons pas d’ingérence étrangère dans notre pays »
Le HTS compte environ 10 000 à 15 000 combattants, mais il y a en tout des centaines de milliers de combattants. Nous avons un commandement unifié et ils combattent tous ensemble, y compris le HTS, qui fait partie de l’équation sur le terrain. Chaque Syrien est impliqué dans cette bataille.
Par le passé, nous avons combattu l’EI et nous l’avons vaincu. L’extrémisme en Syrie est une importation étrangère, et en tant que Syriens, nous ne voulons pas d’ingérence étrangère dans notre pays.
Nous sommes ouverts à l’amitié avec tous les pays de la région, y compris Israël. Nos ennemis sont le régime Assad, le Hezbollah et l’Iran. Les actions d’Israël contre le Hezbollah au Liban nous ont beaucoup aidés. Nous nous occupons maintenant du reste.
Quelles sont vos relations avec la Turquie et que pouvez-vous dire des attaques menées par d’autres factions rebelles contre les Kurdes, apparemment sur ordre de la Turquie ?
[L’un des groupes à la tête de ce soulèvement est l’Armée nationale syrienne (ANS), financée, armée et entraînée par Ankara. La Turquie est impliquée depuis longtemps dans un conflit contre les Kurdes, aussi bien contre les séparatistes à l’intérieur de ses frontières qu’auprès des forces kurdes soutenues par les États-Unis en Syrie. L’ANS est décrite comme les « mercenaires » de la Turquie dans ce conflit. Lors de l’offensive en cours, l’ANS a directement pris pour cible les forces kurdes, et, selon certains rapports arabes, également les civils kurdes. Des vidéos montrant des femmes kurdes, peut-être des combattantes, enlevées par les rebelles ont été diffusées.]
Nous [l’ASL] ne sommes pas alliés à la Turquie et ne combattons pas les Kurdes, nos seuls alliés sont le peuple syrien. Nous entretenons de bonnes relations avec les Turcs, mais nous ne recevons pas d’ordres de leur part : nous sommes indépendants.
« Nous [l’Armée syrienne libre] ne sommes pas alliés à la Turquie et ne combattons pas les Kurdes, nos seuls alliés sont le peuple syrien »
Nous considérons les Kurdes comme une composante à part entière de la société syrienne, nous vivons à leurs côtés depuis toujours. Cependant, nous ne sommes pas d’accord sur deux points avec les Kurdes : nous ne soutenons pas leur projet de faire sécession de la Syrie et de la fragmenter en créant leur propre État, et nous ne soutenons pas leur dépendance à l’égard d’un soutien étranger, [notamment les États-Unis] et la promotion d’un programme étranger.
Nous savons que les Kurdes entretiennent des relations avec Israël et que ce pays se soucie d’eux. Une fois la Syrie libérée, leurs droits de citoyens seront respectés, et nous sommes prêts à nous asseoir à une table pour finaliser un accord avec eux. Si Israël le souhaite, il peut participer aux négociations en tant qu’observateur.
[Israël entretient depuis longtemps des relations discrètes avec les Kurdes du Moyen-Orient, en particulier avec la région du Kurdistan d’Irak. Le mois dernier, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Gideon Saar, a appelé à renforcer les liens avec les Kurdes car ils sont « l’allié naturel » d’Israël, et a qualifié les Kurdes de « grande nation ».]
Si les insurgés parviennent à renverser le régime Assad, comment envisagez-vous l’avenir des relations entre la Syrie et Israël ?
Nous voulons une paix totale avec Israël, nous vivrons côte à côte en tant que voisins. Depuis le début de la guerre civile syrienne, nous n’avons jamais émis de critiques à l’encontre d’Israël, contrairement au Hezbollah, qui a déclaré vouloir libérer Jérusalem et le plateau du Golan [qu’Israël a repris à la Syrie lors de la Guerre des Six Jours en 1967 et a annexé]. Notre seul objectif est de nous débarrasser d’Assad et des milices iraniennes.
Espérons que nous parviendrons à coexister en harmonie, que nous transformerons cette région et que nous la ferons passer d’un état de guerre à un état de progrès économique, peut-être avec l’aide d’Israël et des États-Unis pour la reconstruction. Nous prendrons un chemin différent de celui de l’Iran et du Hezbollah.
« Le jour où Assad tombera, nous inverserons la désintégration de la Syrie et nous transformerons l’État syrien en un État démocratique. »
Le jour où Assad tombera, nous inverserons la désintégration de la Syrie et nous transformerons l’État syrien en un État démocratique. Notre objectif est clairement de libérer et de reconstruire notre pays et de veiller à ce que tous les groupes ethniques et religieux puissent coexister.
Quel est l’intérêt d’Israël de maintenir au pouvoir Bashar el-Assad, qui a menacé la sécurité du pays en permettant à l’Iran et au Hezbollah d’empiéter sur les frontières israéliennes ? Peut-on vraiment vivre à côté d’un pays désintégré et en proie au chaos ? Si c’est le cas, il doit s’attendre à ce que des roquettes soient lancées contre lui d’ici quelques mois.
Êtes-vous en contact avec des responsables israéliens ?
Je ne ferai aucun commentaire.
Je me contenterai de dire que nous sommes reconnaissants à Israël pour ses frappes contre le Hezbollah et contre l’infrastructure iranienne en Syrie, et que nous espérons qu’après la chute d’Assad, Israël plantera une rose dans le jardin syrien et soutiendra le peuple syrien, dans l’intérêt de la région. Ce sont les citoyens syriens qui resteront aux frontières d’Israël. Pas Bashar el-Assad, ni les Iraniens.
Pensez-vous qu’Israël devrait apporter un soutien matériel aux insurgés ?
Nous avons déjà suffisamment de combattants sur le terrain. Ce dont nous avons besoin de la part d’Israël, c’est d’une position politique claire contre le régime Assad [c’est-à-dire un soutien aux rebelles]. Nous avons besoin d’un signal politique pour instaurer la confiance avec le peuple syrien.
Israël ne doit pas rester les bras croisés, se disant que cela ne l’affectera pas. L’Iran envoie actuellement des combattants irakiens pour soutenir Assad. Lundi, l’agence de presse Reuters a rapporté que des centaines de combattants irakiens appartenant à des milices soutenues par l’Iran étaient entrés en Syrie pour aider Assad à combattre les insurgés. Nous affronterons n’importe quel adversaire avec toutes nos capacités, mais les Israéliens doivent savoir que ces forces ne viennent pas seulement pour nous menacer, elles viennent aussi pour vous.
Israël devrait envisager de frapper les forces soutenues par l’Iran partout où il les trouve. Nous essayons de les bloquer sur les routes et de leur tendre des embuscades, mais Israël devrait également agir depuis les airs.
[Bien que les responsables israéliens n’aient pas exprimé leur soutien aux insurgés ni leur intention d’intervenir dans la dernière version de la guerre civile, le contre-amiral Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne, a déclaré lundi que Tsahal veillerait à ce que l’Iran ne fasse pas passer clandestinement des armes de la Syrie au Hezbollah au Liban, alors que la République islamique envoie des renforts à son allié Assad.]
Compte tenu de la rapide avancée des rebelles sur le terrain, avez-vous l’intention de vous rendre bientôt à Damas ?
Je ne peux pas dire quand, mais les festivités ne peuvent pas être complètes sans la capitale de la Syrie.