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Une étude des synagogues du Caire révèle la fin brutale de « l’âge d’or » juif égyptien

Dans « Sacred Places Tell Tales », Yoram Meital, professeur à l'Université Ben Gurion, revisite l'histoire moderne des Juifs du Caire et de leur communauté avant 1948

Illustration : Cette photo prise le 2 décembre 2023 offre une vue sur l’intérieur de la synagogue Ben Ezra, érigée au XIXe siècle et récemment restaurée dans le quartier copte du Caire. (Amir Makar/AFP)
Illustration : Cette photo prise le 2 décembre 2023 offre une vue sur l’intérieur de la synagogue Ben Ezra, érigée au XIXe siècle et récemment restaurée dans le quartier copte du Caire. (Amir Makar/AFP)

Voisine d’Israël, l’Égypte comptait autrefois une communauté juive florissante dont la présence remontait à l’Antiquité. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques Juifs suite à l’émigration massive induite par les événements tumultueux et divers changements qu’a connus le XXe siècle, au premier rang desquels la création de l’État d’Israël.

Dans la ville du Caire, capitale ô combien tentaculaire, les synagogues anciennes sont entretenues par les quelques membres de la communauté qui vivent encore sur place et par le gouvernement égyptien lui-même.

Ces bâtiments et les documents – notamment judaïques – qu’ils renferment sont au cœur d’un récent ouvrage, « Sacred Places Tell Tales : Jewish Life and Heritage in Modern Cairo [NDLT : Les lieux sacrés racontent des histoires : Histoire et vie juive dans Le Caire d’aujourd’hui », publié le mois dernier par les Presses Universitaires de Pennsylvanie.

Son auteur, Yoram Meital, professeur au Département d’études sur le Moyen-Orient de l’Université Ben Gurion du Neguev, a eu entre 2017 et 2021 un accès exceptionnel aux synagogues du Caire, en qualité de consultant historique auprès de la communauté juive du Caire.

L’un des principaux objectifs de ce livre est de montrer que « la communauté juive faisait partie intégrante de la société, de la culture et de l’histoire égyptiennes », explique Meital depuis les États-Unis, où il a passé l’année à l’Institut d’études avancées de l’Université de Princeton.

Une grande partie de l’ouvrage évoque ce que Meital qualifie d’ « âge d’or de la communauté juive égyptienne », de la fin du XIXe siècle aux années 1950. Cette période est également celle de la domination britannique sur l’Égypte, qui a accordé des droits et certaines opportunités aux minorités.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la vie juive au Caire s’est transformée à l’arrivée de Juifs ashkénazes venus d’Europe de l’Est, bien différents des Juifs mizrahi ou karaïtes d’Egypte. Dans le même temps, de nouveaux quartiers sortent de terre, qui permettent pour la première fois aux Juifs d’établir de nouveaux centres et synagogues au-delà des limites de l’ancienne ville du Caire.

Publicité de 1940 pour une pièce yiddish jouée à l’Opéra du Caire. (Autorisation)

La plupart des membres de la communauté ashkénaze du Caire sont originaires d’Europe de l’Est et de Russie : ils ont « quitté des environnements très pauvres. Certains d’entre eux sont partis pour échapper à la mort et ils se sont retrouvés en Égypte », explique Meital, qui a notamment trouvé dans les registres des synagogues « des lettres et témoignages » de rescapés du pogrom de Kichinev, en 1903.

Le « régime colonial » britannique accorde aux arrivants issus de minorités européennes des avantages et des droits – juridiques et économiques – , poursuit-il, ce qui fait de « l’Égypte un pôle d’attraction… L’Égypte est alors un centre commercial et économique majeur, au tournant du XXe siècle, promesse de travail et de refuge. »

Magnats et « fils de la terre »

Ces nouveaux arrivants s’intègrent au sein de ce qui est alors « la très forte communauté juive d’Égypte », précise Meital.

La communauté séfarade, dont les membres parlent français et arabe, est alors dirigée par des familles très unies de « magnats juifs », « des pionniers de l’industrie et de l’agriculture égyptiennes modernes. Ils sont très riches. Ils contrôlent une importante partie de l’économie égyptienne », souligne Meital tout en rappelant que la communauté séfarade est très hétérogène sur le plan socio-économique.

La synagogue Haim Capussi, dans le quartier juif du Caire, sur une photo prise en 2018. (Avec l’aimable autorisation de Yoram Meital)

Ces familles riches font également des affaires avec la Palestine ottomane (puis sous mandat britannique) : elles y acquièrent des propriétés et envoient des dons à des entreprises juives locales. Dans les archives des synagogues, Meital a retrouvé « beaucoup de demandes » de dons de la part du Yishouv, communauté sioniste pré-étatique de Palestine, et notamment une lettre du dirigeant de l’Université hébraïque, Judah Magnes, demandant au grand rabbin égyptien de comnvaincre la communauté de faire des dons à la toute jeune université.

A LIRE : Pourquoi le Pessah des Karaïtes est-il différent ?

La troisième communauté juive du Caire, celle des Karaïtes, refuse règles et littérature rabbiniques, Talmud compris, ce qui fait d’elle « une communauté très différente des Juifs rabbiniques. Le schisme remonte à des temps très anciens », explique Meital.

« Les rituels karaïtes sont extrêmement différents. Le calendrier karaïte est lunaire, et même les fêtes portent un autre nom. Nombre de leurs coutumes sont très différentes de celles des Juifs rabbiniques halakhiques », ajoute-t-il.

La synagogue karaïte Moshe Deeri du Caire. (Avec l’aimable autorisation de Yoram Meital)

Les Karaïtes parlent arabe, langue qu’ils utilisent également pour tenir leurs registres. Ils « vivent quasiment de la même manière que leurs compatriotes égyptiens », poursuit Meital. « Ils se considèrent eux-mêmes, et sont perçus par les Égyptiens, comme des ‘fils de la terre’. »

« Les Karaïtes conservent leurs croyances et coutumes, et construisent une nouvelle synagogue. Ils quittent leur coin de quartier juif pour s’installer dans de tout nouveaux quartiers : la dynamique sociale s’uniformise pour les différentes confessions », explique Meital.

Nouvelles communautés, nouveaux bâtiments

Dans les anciens quartiers juifs du Caire, on trouve beaucoup d’anciennes synagogues comme Ben Ezra dans le quartier de Fustat. La synagogue Ben Ezra est à l’origine de la célèbre Geniza du Caire, ce fameux trésor de documents historiques et religieux.

Mais « à la fin du XIXe siècle, les Juifs quittent les quartiers anciens et partent s’installer dans les nouveaux quartiers du Caire. Jusqu’alors, la grande majorité des Juifs vivaient dans le quartier juif, il y avait une forme de ségrégation », souligne Meital.

Les familles riches achètent des terrains et se font construire des villas dans les quartiers huppés et fraîchement sortis de terre de Maadi ou Héliopolis, et les plus modestes, des appartements dans d’autres quartiers. Nombreux sont malgré tout les Juifs qui restent dans l’ancien quartier juif qu’ils occupent depuis des générations.

Il s’agit alors de « s’ouvrir à la modernité », analyse Meital, et « l’appartenance religieuse cesse d’être associée à l’endroit où vous vivez ». D’autres minorités, comme les chrétiens coptes ou les Arméniens, connaissent la même évolution.

La synagogue Shaar HaShamayim du Caire. (Avec l’aimable autorisation de Yoram Meital)

Les Juifs « se dotent de nouvelles synagogues près de chez eux », précise Meital. « Si on regarde attentivement leur architecture et les objets qu’elles renferment, ou encore les activités non religieuses qu’elles hébergent, on voit bien que ces synagogues sont le reflet de l’hétérogénéité sociale et les diverses manières dont l’identité socio-culturelle juive moderne se construit. »

Dans les synagogues les plus humbles, chaque siège portait une plaque revêtue d’un numéro, et non d’un nom, car les membres de la communauté ne pouvaient pas se permettre de s’offrir un siège permanent. Dans les communautés plus aisées, « ces plaques métalliques portent des noms qui nous renseignent sur la sociologie de l’élite juive de l’époque », ajoute Meital.

Ses recherches dans les registres des synagogues lui ont permis de savoir de quelle manière les différentes communautés juives du Caire organisaient les mariages et autres événements de la vie, un autre reflet des « divisions sociales et de classe, vues par le prisme des synagogues ».

La dernière génération

Cet « âge d’or » prend fin en l’espace d’une génération dans le sillage de la guerre d’indépendance israélienne, en 1948.

« La guerre de 1948 est à l’évidence un événement majeur dans l’histoire de la région. L’Égypte est directement impliquée dans la guerre contre Israël, qui vient de naitre. La communauté juive se retrouve alors dans une situation extrêmement difficile », affirme Meital.

Au début de la guerre, « des centaines de Juifs sont interpelés, des biens sont confisqués, et le discours envers les Juifs se durcit ».

Des milliers de familles juives en tirent les conséquences et quittent l’Égypte. Entre 1948 et 1951, « environ un quart de la communauté émigre. Moins de la moitié de ceux qui partent se rendent en Israël », précise Meital.

Le Professeur Yoram Meital. (Autorisation)

Le coup d’État militaire de 1952 renverse la monarchie et porte au pouvoir le leader panarabiste Gamal Abdel Nasser. Quatre ans plus tard, Nasser nationalise le canal de Suez et la crise qui suit débouche sur la guerre de Suez de 1956 contre Israël, la France et la Grande-Bretagne.

« Des milliers d’hommes juifs de 18 à 60 ans sont emprisonnés et leurs biens sont confisqués », poursuit Meital, ce qui alimente ancore davantage le courant d’émigration juive.

Entre 1956 et 1962, la communauté juive d’Égypte se « vide littéralement… Ils ne sont plus que quelques milliers après 1962, et ils souffrent après la guerre de 1967. Nombreux sont les hommes qui se font emprisonner et torturer, ce qui scelle la fin de la communauté. Les derniers Juifs encore en Égypte décident de partir », ajoute-t-il.

« Dans les années 1950 et 1960, une infime partie de la communauté est sioniste, le plus souvent les jeunes. La grande majorité, non. Mais ils sont bien conscient qu’ils n’ont plus d’avenir en Égypte. La moitié de la communauté se retrouve en Israël, le reste essaime un peu partout, notamment en France et en Amérique du Nord », ajoute Meital.

L’Égypte aujourd’hui

« Aujourd’hui, il reste très peu de communautés juives au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, alors que c’était des communautés très anciennes et très riches, parfois vieilles de plusieurs millénaires. Avec toute cette agitation autour de la guerre entre Israël et Gaza et les troubles géopolitiques au Moyen-Orient, il est facile d’oublier qu’il n’en a pas toujours été ainsi », souligne Meital.

Encouragée par ses dirigeants militaires, la société égyptienne, surtout après la guerre de 1967, regarde les Israéliens et les Juifs comme des ennemis, mais on note un regain d’intérêt « fascinant » pour cette histoire incroyablement riche, dit-il.

« Ces dernières années, les Égyptiens évoquent ce passé juif pour faire valoir leur point de vue dans le débat politique très polarisé, en Égypte, autour des questions sociales, politiques et culturelles », note Meital. « Et ce débat est l’une des conséquences les importantes de ce que l’on a appelé le Printemps arabe. »

Dans le sillage des manifestations de grande ampleur qui ont émaillé le Printemps arabe de 2010-2012 qui, en Égypte, a renversé l’homme fort Hosni Moubarak, « des millions d’Égyptiens découvrent des représentations très différentes de leur passé juif », que ce soit via les séries télévisées, les documentaires, les romans ou encore les livres conçus en Égypte au sujet des Juifs, explique Meital.

Couverture du livre « Sacred Places Tell Tales ». (Avec l’aimable autorisation de l’University of Pennsylvania Press)

Ces œuvres proposent « une description différente et très positive » de la communauté juive égyptienne, aux antipodes du « récit nationaliste hégémonique » du gouvernement et du « récit islamique le plus répandu », poursuit Meital.

Dans la période qui suit le printemps arabe, le gouvernement égyptien et la communauté juive du Caire subventionnent la restauration de plusieurs synagogues et cimetières anciens, certains laissés à l’abandon depuis des dizaines d’années. La grande synagogue Eliyahu Hanavi d’Alexandrie, qui date du 14e siècle, a été officiellement inaugurée en 2020 lors d’une cérémonie officielle qui a fait l’objet d’une large couverture médiatique.

La réouverture de la synagogue Eliyahu Hanavi récemment restaurée à Alexandrie, en Égypte, le 10 janvier 2020. (Avec l’aimable autorisation de Sammy Ari)

La guerre actuelle et les troubles régionaux ont mis un coup d’arrêt à cette « tendance, lors des vingt premières années du XXIe siècle, à revisiter de manière positive le passé juif de l’Égypte », regrette Meital.

Ce nouveau regard a permis à la population égyptienne de lever le voile sur l’histoire de la communauté juive égyptienne et de s’apercevoir qu’elle fait partie de sa culture, et aussi de faire le distinguo entre Juifs, judaïsme et sionistes, ce qui est plus compliqué dernièrement, ajoute-t-il.

Mais depuis le 7 octobre, conclut-il, « les voix et sentiments anti-juifs au sein de la société égyptienne ont hélas considérablement repris de la vigueur ».

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