Peu après avoir obtenu sa maîtrise en histoire ancienne au King’s College de Londres, Daisy Abboudi s’est retrouvée à écouter une énième conversation à table sur les débuts de sa famille au Soudan.
La communauté juive du Soudan, fondée au début du 20e siècle et comptant environ 250 familles à son apogée, était l’une des plus petites – et des plus éphémères – du Moyen-Orient. Et si ses membres ont entretenu des relations chaleureuses avec leurs voisins musulmans pendant des décennies, la déclaration d’indépendance d’Israël en 1948 et les guerres ultérieures déclenchées par ses voisins arabes ont provoqué un flot d’antisémitisme qui a fini par contraindre la communauté à fuir, la plupart d’entre eux arrivant en Israël ou en Suisse en tant que réfugiés apatrides.
Pourtant, beaucoup de ceux qui ont fui le Soudan en tant qu’indigènes de deuxième ou troisième génération nourrissent souvent un sentiment de nostalgie à l’égard de leur ancien pays, dont ils gardent de bons souvenirs d’enfance. C’est un sentiment de nostalgie transmise par héritage qui a incité Mme Abboudi, aujourd’hui âgée de 30 ans, à commencer à consigner cette histoire orale, qu’elle compile actuellement dans un livre et met à disposition sur son site web Tales of Jewish Sudan et sur son compte Instagram Jewish Sudan.
« Mes grands-parents sont tous nés au Soudan », a déclaré Abboudi au Times of Israel. « Ce n’est pas strictement vrai – ma grand-mère paternelle n’est pas née là-bas, mais elle y a déménagé quand elle était enfant et sa mère était originaire du Soudan. J’ai donc commencé à interviewer mes grands-parents et leurs amis, et ça a fait boule de neige à partir de là ».
Les récits portent sur les médecins et les commerçants, le respect des fêtes juives, l’amour et la romance, et les performances médiocres du petit club sportif juif.
Il y a aussi des témoignages sur l’antisémitisme qui a chassé les Juifs du Soudan, notamment la discrimination dans la vie économique et les arrestations et interrogatoires forcés. En 1956, la gagnante juive du concours Miss Khartoum a même été dépossédée de son titre et de la possibilité de concourir pour le titre de Miss Égypte lorsque les organisateurs ont découvert ses origines.
Bien qu’elle n’ait pas vu les rives du Nil Bleu depuis plus de 50 ans, la septuagénaire Lily Ben-David, dont le témoignage figure sur le site, a exprimé sa nostalgie de retourner sur son lieu de naissance – qui considère Israël comme un État ennemi – dans une interview accordée à l’Associated Press en 2017. « Si je pouvais obtenir un billet sous un faux nom, j’irais, sincèrement », a déclaré Ben-David, qui a fui le Soudan en 1964 et vit maintenant près de Tel Aviv.
Avec l’annonce d’un accord négocié par les États-Unis qui permettrait au Soudan de normaliser ses relations avec l’État juif, Ben-David pourrait bientôt pouvoir se rendre dans la maison de son enfance – et écrire son vrai nom sur le billet d’avion.
Le Soudan s’est battu contre Israël lors de la guerre d’indépendance de l’État juif en 1948 ainsi que lors de la guerre des Six Jours en 1967. Il a accueilli la fameuse réunion de 1967 de la Ligue arabe, au cours de laquelle huit États ont promis de ne pas reconnaître Israël, de ne pas faire la paix et de ne pas négocier avec lui – une résolution qui a été connue sous le nom des trois « non ».
Mais les relations d’Israël avec les pays arabes se sont récemment réchauffées, en partie grâce à une impulsion de l’administration Trump. L’établissement de relations avec Israël serait extrêmement bénéfique pour le Soudan, mais il n’est pas encore clair si son actuel gouvernement intérimaire a l’autorité nécessaire pour finaliser un tel accord.
Abboudi, qui travaille comme directrice adjointe de Sephardi Voices UK – une organisation qui enregistre et archive le vécu des Juifs du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Iran qui se sont installés au Royaume-Uni – a pris soin de ne pas spéculer sur l’accord de normalisation dans une interview téléphonique avec le Times of Israel.
Elle a préféré s’en tenir aux dizaines d’histoires personnelles, souvent douces-amères, qu’elle a recueillies depuis le lancement de Tales of Jewish Sudan en 2015. Le site détaille l’histoire des Juifs du Soudan, y compris l’origine des Juifs du Soudan, ainsi que des histoires personnelles, des photos et des recettes de famille.
La conversation suivante a été modifiée par souci de clarté.
The Times of Israel : Pouvez-vous nous parler de l’histoire des Juifs au Soudan – quand sont-ils arrivés et quand la communauté telle que nous la connaissons a-t-elle commencé à émerger ?
Daisy Abboudi : Il y avait des Juifs au Soudan à l’époque de l’Empire ottoman, mais pas une communauté formelle. La majeure partie de la communauté est arrivée au début des années 1900, disons en 1907, et c’étaient généralement des marchands qui ont vu une opportunité économique et sont venus s’installer à Khartoum, Omdurman et Wad Medani également.
Mais nous ne savons pas exactement quand les premiers Juifs sont arrivés. Il y a plusieurs brèves mentions de Juifs isolés au Soudan depuis les années 1500 [de notre ère], mais elles font toutes référence à des individus, donc nous ne pouvons pas vraiment dire qu’il s’agit d’une communauté. Lorsque les Britanniques sont arrivés au Soudan en 1898, 36 personnes se sont déclarées juives, mais cela ne signifie pas qu’il n’y en avait pas plus – nous ne le savons tout simplement pas. Les documents d’origine n’existent tout simplement pas.
Les Juifs qui sont arrivés au début du 20e siècle, d’où venaient-ils ?
Ils venaient de tout le Moyen-Orient – du reste de l’Empire ottoman. L’Irak, la Syrie, l’Égypte, puis dans les années 1930, quelques-uns ont fui l’Europe. En 1956, quelques-uns sont venus d’Égypte au Soudan, lorsque de nombreux membres de cette communauté sont partis [après la crise de Suez avec Israël]. Elle n’a jamais été très grande, probablement 250 familles au maximum – c’était une très petite communauté. Ils n’avaient qu’une seule synagogue dans tout le pays et elle était minuscule.
De quel type d’infrastructure disposait la communauté ?
Ils avaient un mikvé [bain rituel] dans la synagogue et dans la maison du rabbin. Ils n’avaient pas d’école juive, ils allaient dans des écoles catholiques ou des écoles anglaises. À ma connaissance, un seul d’entre eux est allé dans une école locale. Ils avaient un club de loisirs où ils pouvaient se rencontrer, mais ils étaient généralement très bons amis avec leurs voisins soudanais, la communauté grecque, la communauté italienne. Il y avait de nombreuses communautés au Soudan. Et ils [les Juifs] étaient assez bien intégrés, je dirais.
Intéressant ! D’après ce que je comprends, ce n’est pas un sujet très étudié. Comment avez-vous mené toutes ces recherches ?
J’ai interviewé environ 70 personnes juives qui vivaient au Soudan. Il y a un livre du fils du rabbin, Eli Malka, qui a été écrit en 1997, mais c’est vraiment le seul livre. Puis il y a quelques articles en hébreu de Nachem Ilan, et quelques articles en anglais d’autres universitaires, tous basés en Amérique. Mais j’ai mené beaucoup de recherches personnelles et je me suis beaucoup appuyée sur des témoignages oraux. Je travaille actuellement sur mon propre livre.
Et quand la communauté a-t-elle commencé à se disperser ?
Un très petit nombre des membres les plus pauvres de la communauté sont partis en Israël entre 1948 et 1950, uniquement pour des raisons économiques. Ils se sont dit « eh bien, laissez-moi tenter ma chance ailleurs », en gros, et puis la plupart des gens ont commencé à partir vers 1958. Cela a commencé en 1956 avec un peu plus d’antisémitisme, et en 1958, cela s’est intensifié de sorte qu’il y a eu un petit nombre de personnes qui sont parties.
L’année 1967 a de nouveau été un grand tournant, [après la guerre des Six Jours] il y a eu une recrudescence de l’antisémitisme qui a poussé la grande majorité des gens à partir, et ensuite les derniers Juifs du Soudan sont partis au début des années 1970, avec beaucoup d’autres. Cela devient assez compliqué, mais beaucoup de communautés « étrangères » au Soudan sont parties au début des années 1970, et les derniers Juifs sont partis à l’époque également.
S’agissait-il d’un antisémitisme violent, comme dans certains autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à l’époque ?
Il n’était généralement pas violent. Il y a eu quelques appels à la violence dans les journaux et aux points chauds, et des graffitis et des choses comme ça. Je pense que c’était plus un sentiment général de malaise et un sentiment de ne pas être le bienvenu.
Y a-t-il des vestiges historiques de la communauté juive du Soudan – quelque chose qui subsiste encore ?
Il y a un cimetière à Khartoum qui n’est pas dans un bon état, et c’est tout. La synagogue a été vendue et est devenue une banque dans les années 80, et ce bâtiment a ensuite été détruit – donc il n’a pas été démoli en tant que synagogue, il a été vendu, est devenu une banque, puis a été démoli. Et ils ont généralement démoli beaucoup de vieux bâtiments et fait des rénovations à la fin des années 80 et au début des années 90, donc en gros, plus rien n’existe, sauf le cimetière.
Quel est le sentiment général au sein de la diaspora juive-soudanaise, veulent-ils revenir à Khartoum ?
Je pense que personne ne va retourner vivre là-bas, ils sont tous trop vieux pour ça maintenant, mais je pense qu’ils aimeraient absolument arriver à un stade où, comme [l’ancienne communauté juive d’] Egypte, ils pourraient aller visiter et voyager en tant que touristes, absolument.
J’y suis allée en janvier, c’est un beau pays. Il y a beaucoup de choses à voir.