ROTTERDAM, Pays-Bas – Une manifestante anti-israélienne s’approche du journaliste que je suis, en violation des règles mises en place par les occupants du camp d’une vingtaine de tentes qui est dressé sur la place principale du campus de l’Université Erasme. Le visage dissimulé sous un keffieh, elle m’interroge sur l’objectif de ma visite.
Une trentaine de ses camarades l’observent en avalant leur déjeuner : Un plat à base de riz et de lentilles, qui a été cuit à l’aide d’un réchaud de camping à gaz.
« C’est un sioniste », s’exclame-t-elle à voix forte en apprenant le nom de cette publication. Le groupe tout entier se dissimule aussitôt le visage, enfilant des masques chirurgicaux ou relevant leurs keffiehs. Ils se placent en cercle, hurlant « Intifada ! » en mettant un drapeau palestinien sur l’objectif de mon appareil photo pour éviter que ne soient immortalisés les événements actuellement en cours dans l’un des établissements d’enseignement supérieur les plus prestigieux d’Europe.
Les protestataires ont des pots de peinture rouge à disposition, qu’ils utilisent pendant les blocages. Seuls les étudiants et les enseignants qui acceptent de plonger leurs paumes dans la peinture, en signe de solidarité avec les Palestiniens, sont autorisés à se rendre sur l’ensemble du campus.
Les mains ensanglantées sont un symbole très controversé en Israël. Il fait entre autres référence aux Palestiniens qui ont fièrement lynché Yosef Avrahami et Vadim Norzhich, deux réservistes israéliens qui s’étaient égarés le 12 octobre 2000 à Ramallah. Les assassins les avaient massacrés de leurs propres mains avant de danser sur leurs corps mutilés, pendus et brûlés devant une foule de Palestiniens qui les encourageaient. Une photo d’un de ces Palestiniens avec les mains ensanglantées est alors restée dans les mémoires.
Un homme, dont l’arabe semble être la langue maternelle, commence à taper sur un seau, en rythme. Les autres activistes scandent alors « Du fleuve jusqu’à la mer » et l’individu crie : « Falastin arabiyeh« , ce qui signifie « Palestine arabe » en arabe.
Une partie du campement qui avait été initialement dressé au sein de l’université à été déplacée dans un parc adjacent, au début du mois de juin mais les blocages non-autorisés et les actions de protestation ont continué – des activités qui entrent dorénavant dans le quotidien du campus à Erasme, une institution qui accueille des milliers d’étudiants et des centaines de Juifs.
En danger à Erasmus
Parmi ces étudiants juifs, il y a Lisa et Nathan, qui sont tous deux âgés de 19 ans. Étudiants en première année, ils ont établi le premier groupe juif officiel de l’université.
Comme sur les autres campus de tout l’Occident, depuis le pogrom commis par le Hamas, le 7 octobre, dans le sud d’Israël – les hommes armés avaient tué près de 1 200 personnes et ils avaient enlevé 251 personnes, prises en otage dans la bande de Gaza – les Juifs, à Erasme, subissent les appels au nettoyage ethnique de leur peuple en Israël, en plus des actes d’intimidation ou de violences anti-israéliennes et antisémites.
« Bienvenue à Erasme », dit Lisa au Times of Israel. La jeune femme est venue faire des études de commerce internationale depuis la Suisse, où elle a grandi et où vivent ses parents. Alors même qu’elle s’exprime, des activistes anti-israéliens scandent des slogans, notamment « A bas, à bas le sionisme » ou « Virez les sayanim, » le mot qui désigne les sionistes en arabe.
Tout en observant de loin les activistes, Nathan et Lisa – qui ont demandé à ce que leurs noms de famille ne soient pas révélés pour des raisons de sécurité – disent ne pas être à l’aise lorsqu’ils sont amenés à s’identifier comme Juifs sur le campus.
Alors que je demande à Nathan s’il se sent en sécurité en tant que Juif au sein de l’université, il répond : « Non. Pourquoi devrais-je me sentir en sécurité ? ».
Le jeune homme, qui est originaire de Belgique, ajoute : « le climat, ici, est un climat d’intimidation. On n’est pas à l’aise à l’idée de faire part de notre opinion sur la question israélienne. »
Tous les étudiants juifs du campus ne partagent pas le même point de vue. Wenzel Votava, étudiant juif en art, venu d’Autriche, déclare qu’il trouve « que c’est plutôt bien de voir que les jeunes se passionnent ainsi pour quelque chose. J’apprécie, pour ma part », déclare-t-il.
« Leur truc ‘du fleuve jusqu’à la mer’, c’est quand même très tordu », continue Votava dont la mère est Israélienne.
Pour certains étudiants juifs, la vie a radicalement changé en date du 7 octobre – quand environ 3 000 terroristes du Hamas avaient commis leur assaut sanglant en Israël, déclenchant la campagne militaire de Tsahal dans la bande de Gaza, une campagne qui a pour objectif de démanteler totalement le groupe terroriste au pouvoir. La guerre a coûté la vie à 38 000 Palestiniens, selon le ministère de la Santé qui est placé sous le contrôle du Hamas au sein de l’enclave – un chiffre qui est invérifiable et qui ne fait pas de distinction entre civils et hommes armés. Israël, de son côté, dit avoir abattu au moins 15 000 membres des factions armées palestiniennes dans la bataille, en plus d’un millier de terroristes sur le sol israélien, au cours de l’attaque du 7 octobre.
La guerre a entraîné une vague de manifestations anti-israéliennes et d’incidents antisémites dans tout l’Occident – avec des chiffres sans précédent. Les campus ont été au cœur de l’activisme pro-palestinien, avec des groupes nationalistes radicaux – comme Samidoun, un réseau pro-palestinien international dont les activités se concentrent sur les prisonniers palestiniens qui sont incarcérés en Israël – qui ont largement mobilisé les étudiants. Certaines des images les plus choquantes de cette mobilisation sont provenues de l’Université d’Amsterdam, où des protestataires anti-israéliens ont été filmés, au mois de mai, en train d’agresser physiquement des contre-manifestants pacifistes à l’aide de planches de bois lors de la Journée de commémoration de la Shoah.
Les blocages qui sont organisés à l’université d’Amsterdam et à Erasme entrent dans le cadre de la campagne menée par les activistes anti-israéliens sur les campus de tout le monde occidental, une campagne qui a pris la forme d’un jeu du chat et de la souris. Les protestataires occupent les campus en réclamant à leur université la rupture des liens avec Israël ou le renvoi des enseignants sionistes. Si ces campements sont levés de gré ou de force, un nouveau blocage a souvent lieu quelques jours plus tard seulement.
Le mois dernier également, les manifestants s’en sont physiquement pris et ont chassé un homme qui se trouvait à Erasme parce qu’il brandissait un drapeau israélien sur le campus. Dans toute l’université, des affiches à l’effigie du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avec les cornes du démon ont été placardées sur les murs – en écho à l’imagerie antisémite, font remarquer Lisa et Nathan.
Célébrer la vie juive – dans un endroit tenu secret
La toute nouvelle Association des étudiants juifs de Rotterdam est en pourparlers avec l’administration de l’université sur toutes ces questions, expliquent Nathan et Lisa. Mais ils avaient créé leur groupe au mois de septembre avec un objectif totalement différent à l’esprit – objectif qu’ils sont bien déterminés à atteindre.
« L’association n’est pas un groupe de défense d’Israël, ou de sensibilisation à la question d’Israël. Elle vise à célébrer et à renforcer la vie juive », déclare Lisa. Un événement a été organisé pour Shavuot et un seder de Pessah a rassemblé ses membres – les médias locaux ont précisé qu’ils avaient eu lieu « dans un endroit tenu secret » par crainte d’éventuelles hostilités.
Une réaction exagérée, estime Lisa.
« Comme les groupes universitaires juifs du monde entier, nous avons annoncé publiquement l’événement sans en donner l’adresse. Nous ne l’avons communiquée qu’à ceux qui se sont inscrits. Cela n’en fait pas un événement secret pour autant », dit-elle.
Elle reconnaît toutefois que les affiches annonçant les événements chrétiens et musulmans, sur le campus, n’hésitent pas à en préciser l’heure et l’adresse.
« Oui, on travaille avec certaines contraintes mais nous ne sommes pas passés dans la clandestinité. La raison pour laquelle nous avons fondé cette association, c’était pour avoir une communauté juive vibrante et visible sur le campus », indique Lisa.
Le seder a été l’événement ayant été organisé par l’association qui a été le plus réussi jusqu’à présent, confie Nathan. « On a respecté l’aspect religieux mais ça a été aussi culturel », ajoute-t-il. Les interactions entre les dizaines d’étudiants qui y ont pris part ont aidé à cimenter la communauté juive d’Erasmus, dont l’éclectisme reflète celui d’Erasme plus largement.
« Cela a été un moment très utile », explique Nathan en évoquant le seder, levant légèrement la voix pour se faire entendre alors que des slogans appellent, derrière nous, au nettoyage ethnique des Juifs.
Fêter le massacre du 7 octobre – et ouvertement
Un étudiant juif d’Erasme, Michael Zweibach, se souvient avoir assisté à des expressions de joie spontanées, le 7 octobre, chez des individus apparemment originaires du Moyen-Orient aux abords de l’appartement de Rotterdam où il habite, hors du campus.
« Ils distribuaient des bonbons comme ils le font à Gaza », se rappelle-t-il.
Zweibach, un étudiant de 22 ans originaire du Pérou qui est actuellement en deuxième année d’économie, a été « déçu », dit-il, que cette nouvelle réalité soit devenue un aspect majeur de la vie communautaire juive à Erasme. Mais il se souvient avoir pensé que la formation de l’association, qui a donné un point de départ à la vie juive sur le campus avant le 7 octobre, avait été « un soulagement » dans cette période particulièrement difficile, poursuit-il.
« Aujourd’hui, nous avons une communauté. Nous ne sommes pas seuls. Si tout ça était arrivé dans la création de l’association, nous n’aurions eu nulle part où aller pour parler de ce que nous vivons, pour nous retrouver et pour tenter de faire quelque chose contre tout ça », explique-t-il.
Une porte-parole d’Erasme nous a fait savoir que l’administration n’affichait aucune tolérance à l’égard de la rhétorique antisémite qui, a-t-elle reconnu, a été présente lors des mouvements de protestation anti-israéliens. « Les règles sont devenues plus strictes » pour endiguer le phénomène, a-t-elle ajouté. Elle a ensuite comparé le port d’une kippa et le déploiement d’un drapeau palestinien.
« Tout le monde devrait pouvoir exprimer son opinion. Alors porter une kippa ou brandir un drapeau palestinien devraient rester possibles », a-t-elle dit.
Les événements survenus lors de l’année universitaire qui vient de se terminer « nous ont pris par surprise », indique Lisa. Mais la jeune femme et les autres membres de l’association se préparent pour l’an prochain. Ils s’apprêtent notamment à installer, pour la toute première fois, un stand aux côtés des autres groupes étudiants qui cherchent à recruter de nouveaux adhérents.
L’Association est née d’un désir d’unir la communauté, fait remarquer Lisa. Mais après le 7 octobre, « nous avons compris que ce n’était pas seulement quelque chose qu’on voulait faire, mais quelque chose qui devait absolument être fait », ajoute-t-elle.