Alors que la guerre contre le Hamas fait rage à Gaza, il règne en Israël une ambiance particulière, l’omniprésence du conflit dans les pensées et dans les fils d’actualité coexistant avec le retour d’une certaine routine, et d’une sûreté relative.
Mais au-delà de l’apparente normalité retrouvée, l’avenir incertain et le sort des otages et des soldats au front préoccupe les esprits et amplifie le sentiment d’impuissance des citoyens déjà endeuillés. C’est pour faire face à cette situation anxiogène que les plus créatifs d’entre eux ont trouvé refuge dans l’expression artistique, cherchant à canaliser leurs émotions, ou à faire passer des messages forts.
Photographes, peintres, sculpteurs, poètes ou mêmes danseurs ont immortalisé le 7 octobre et les mois qui ont suivi à travers leurs œuvres, donnant une forme visuelle à la souffrance et la colère ayant imprégné la société israélienne.
Ces émotions ont été le moteur qui ont poussé Shira Kochavi, artiste autodidacte de 22 ans, à organiser l’exposition “Les épées de l’Espoir”, ouverte au public à Yaffo jusqu’au 11 avril et réunissant plus de 80 œuvres liées au conflit. “Au cours de la première semaine de la guerre, j’ai été aux prises avec un sentiment d’impuissance et d’anxiété. Mon amie avait disparu et j’ai appris plus tard qu’elle avait été tragiquement assassinée. L’atmosphère était empreinte de peur et d’incertitude”, explique la jeune femme. Fille et petite-fille de peintres, élevée dans un foyer qui “respire l’art”, Shira sait quelque chose des vertus thérapeutiques de la création, ayant surmonté une dépression grâce au dessin à l’âge de 16 ans. “Depuis ce jour, ma main n’a plus lâché le crayon”, précise-t-elle.
C’est donc tout naturellement que Shira se tourne une fois de plus vers cet exutoire lorsque la guerre frappe.
“Ayant l’habitude de canaliser mes émotions sur le papier, j’ai trouvé du réconfort en créant une série de bandes dessinées. Au total, vingt dessins ‘pop art’ pétillants de couleur, représentant différents personnages symboliques de la guerre, réimaginés en super héros de bande dessinée, comme le ‘Captain Biden’ et ‘Super Israel’, respectivement inspirés de Captain America et Superman, ou ‘Super Rachel’, un clin d’œil à Rachel Edry et ses célèbres cookies. C’est la première fois que je m’essaie à ce style”, avoue Shira. “J’avais probablement tant d’émotions à relâcher qu’elles se sont exprimées avec ces personnages et ces couleurs vives”.
Shira se dit très vite qu’elle ne peut être la seule artiste à éprouver le besoin de créer pour faire face à la réalité qui est désormais celle de tous les Israéliens. “Reconnaissant le pouvoir thérapeutique de l’expression créatrice, j’ai conclu que d’autres aussi pourraient aspirer à partager leurs sentiments – la douleur, l’espoir, le désir, la peur et l’horreur”. C’est cette prise de conscience qui a été l’idée de départ des “Epées de l’Espoir”. Et au-delà du nom accrocheur, c’est bel et bien d’espoir qu’il s’agit pour la jeune femme. “Je reçois énormément de feedback positif, les gens me disent que mes dessins leur redonnent le sourire, les renforcent”. Pour Shira, le plus bel encouragement est ce message d’un soldat : “il m’a écrit que l’une de mes illustrations a rappelé à son unité pourquoi ils se battaient et me demandait la permission d’afficher mon dessin dans leur tank – il y est encore à ce jour”.
Forte de l’accueil positif reçu par ses créations, Shira s’associe alors à Gadi Ben Horin, propriétaire de l’association “Tomer Ben Horin pour les Arts”, et poste une annonce afin de recruter des artistes. Vingt-quatre heures plus tard, elle est déjà assaillie d’e-mails de candidats, qu’elle examine jour et nuit pendant six semaines. “Chaque soumission a évoqué des émotions plus profondes que la précédente, et j’ai été émue par les histoires personnelles et les diverses œuvres d’art. Sélectionner des œuvres représentant authentiquement la guerre est devenue l’aspect le plus difficile”. La sélection finale, éclectique, présente une grande variété de médiums, des plus courants comme la photographie ou la peinture, aux plus inattendus comme les arts vivants, la couture ou la sculpture.
L’une des créations les plus intrigantes est d’ailleurs celle de Meital Kapeta Elyakim. Il s’agit d’un long tube d’aluminium dans lequel le spectateur est invité à regarder. Au bout, dans l’obscurité, brillent les lettres du message phare de soutien aux otages, “Bring Them Home”. La phrase a été minutieusement gravée, pointillé par pointillé, dans une citrouille provenant du Nord d’Israël
Si l’éclectisme de l’exposition parlera à tout type de sensibilité, certaines marqueront les esprits par leur symbolisme puissant. L’artiste Inbal Mizrahi, dans son tableau « La Croix Rouge, Organisation Humanitaire ??? » dénonce la passivité que beaucoup ont reproché à l’organisation. “La Croix Rouge n’a pas fait ce qu’on attendait d’elle en tant qu’organisation humanitaire supposément neutre pour atteindre les otages immédiatement après leur enlèvement”, s’insurge-t-elle. Blessée et en colère, elle porte ses émotions sur la toile, comme à son habitude. “A travers l’art et la création, je m’exprime, cela a toujours fait et fera partie de ma vie”. L’œuvre résultante, représentant l’emblème de la Croix Rouge dégoulinant de sang sur une étoile de David, fait passer son message avec simplicité et puissance.
Le commentaire politique est présent chez de nombreux artistes, comme Yehuda Nuni (ou simplement “Nuni”, de son nom d’artiste), dont les peintures hyper-réalistes sont empreintes d’une ironie cinglante en réponse à la réaction du monde aux attaques du 7 octobre. L’une des pièces en question dépeint la petite Avigail Idan, libérée de captivité le 26 novembre 2023 peu après son quatrième anniversaire, dans les bras du président américain Joe Biden, tenant dans sa main un passeport américain. Nuni, cynique, explique cette rencontre imaginaire : “il lui a envoyé un câlin à distance, j’ai matérialisé son souhait. Mais serait-il intervenu s’il n’y avait pas de passeport américain en jeu ? ”.
Le sarcasme est le langage favori de Nuni, qui y voit “un outil pour susciter la réflexion et initier un dialogue sur les absurdités et les contradictions de la situation actuelle. En mettant en lumière ces ironies, mon objectif est d’éveiller les consciences et d’encourager les spectateurs à réfléchir à la complexité des circonstances”, explique-t-il.
“Un tableau sans message et sans sarcasme, c’est ennuyeux ! La beauté d’un tableau avec un message est que vous pouvez le regarder et trouver constamment quelque chose de nouveau qui active votre imagination”. Et en observant la planète Terre coiffée d’un bandeau du Hamas, ou la date ‘October 7’ peinte sur un mur taché de sang vers lequel avancent des otages aux pieds nus, sous le regard féroce d’un Yahya Sinwar démesuré, il est en effet facile de laisser son imagination errer du côté de l’horreur. »
Mais la pièce la plus forte de Nuni reste sans doute celle qui représente le plus jeune des otages encore détenus par le Hamas, Kfir Bibas dans les bras d’Anne Frank, un autre symbole fort de la souffrance des enfants en temps de guerre. “[Cette] juxtaposition (…) vise à évoquer un sentiment d’empathie et à mettre en lumière la tragédie récurrente des enfants pris dans le feu croisé des conflits entre adultes. Pour moi, le 7 octobre est l’Holocauste de 2023,” explique-t-il.
Les enfants de la guerre sont au cœur d’une multitude d’œuvres. On retrouve à nouveau le petit Kfir dans le tableau d’Yfat Eluk, qui a choisi de représenter les jeunes frères Bibas dans les bras protecteurs de leur mère terrifiée, immortalisant l’image atroce de terreur qui a marqué tous les Israéliens. Ces Trois Lueurs dans l’Obscurité frappent par leur puissance symbolique, les cheveux roux flamboyants des deux petits garçons attirant inévitablement le regard. Zohar Glicklich, quant à lui, imagine des enfants captifs, alors que Rivi Tessner et Gil Burstein les placent au milieu de scènes de chaos.
Burstein est originaire du kibboutz Nirim, l’un des théâtres des attaques. Ses parents y ont échappé mais ce ne fut pas le cas de nombreuses personnes avec lesquelles il a grandi. Aujourd’hui, ses souvenirs d’enfance heureux sont teintés de deuil et de destruction. Cette dualité est exprimée dans son tableau “Boker Bakibboutz” (Matin au Kibboutz), œuvre en trois dimensions qui représente une façade de maison brûlée, barrée de la date du 7 octobre, un trou béant en son centre. Ce trou, qui laisse deviner un champ printanier, a la forme d’une immense silhouette. Au milieu, entre le champ et la silhouette, un enfant, comme perdu. “L’enfant représente toute l’innocence de cette vie simple au kibboutz, pas seulement la mienne, mais celle de tous les autres enfants du pourtour de Gaza. Elle leur a été volée et je ne pense pas qu’elle pourra revenir avant très longtemps”. Quant au trou “c’est celui que le 7 octobre a laissé dans nos âmes”, s’émeut l’artiste.
Une douleur d’autant plus palpable qu’elle est née d’un vécu véritable pour beaucoup de ces artistes, qui ont été, comme Gil, personnellement touchés par la tragédie. “Je connais beaucoup de personnes qui font partie des victimes et des kidnappés du 7 octobre”, nous explique-t-il, ému. “Mes parents ont été déplacés et mon père est décédé peu après, suite au choc”.
Et dans un pays comme Israël, même ceux qui n’ont pas été directement touchés par la tragédie connaissent quelqu’un dont ce fut le cas. En témoignent les histoires personnelles se cachant derrière chaque œuvre. Vered Grenadir, ancienne maquilleuse professionnelle devenue peintre, nous raconte comment un lien établi par hasard a donné à son œuvre, “La Féminité Saigne”, une nouvelle dimension. Tout commence par un tableau représentant une femme nue, peint il y a quelques années et rapidement relégué au fond de son studio. “Sans raison particulière, je ne m’y sentais pas vraiment connectée”, raconte-t-elle. Arrive le 7 octobre, et les images choquantes de l’enlèvement de la jeune Naama Levy au pantalon taché de sang font le tour du monde. Vered, bouleversée, s’arme de ses pinceaux pour exprimer sa détresse. Elle reprend ce tableau qu’elle modifie, plaçant un bandeau sur les yeux de la jeune femme et entourant l’œuvre de véritables cordes. “J’ai également ajouté beaucoup de rouge pour exprimer ma souffrance face au fait que ces femmes ont été non seulement violées, mais privées de leur liberté. C’est ce qu’il y a de plus horrible pour moi”.
Peu après avoir achevé son œuvre, Vered apprend que son médecin traitant, la Docteur Ayelet Levy, n’est autre que la mère de Naama. Le tableau prend alors tout son sens. “De toutes les personnes sur terre, il a fallu que ce soit elle”, s’émeut Vered. C’est comme si les choses étaient écrites. Je crois fermement que la vie nous envoie des signes, qui nous disent quoi faire et où aller. Quelque chose au sujet de cette situation laisse à penser que c’est le destin”, conclut-elle, pensive.
Pour d’autres, l’inspiration est née d’une rencontre, d’un désir de rendre hommage. Lorsque Nira Shoretz a appris que l’une des membres de son country club, Nurit, avait perdu son frère et sa nièce le 7 octobre, elle est allée la réconforter. Les deux femmes ne se connaissaient pas, mais Nira a été profondément touchée par l’histoire de Nurit. “Elle m’a dit qu’elle et son frère Doron avaient été adoptés étant enfants, chacun dans une famille différente, et se sont rencontrés il y a seulement deux ans. Ils ont formé un lien merveilleux. C’est une femme religieuse, et il était complètement laïc. Il voulait qu’elle vienne lui rendre visite au Kibboutz Nirim pour Souccot, alors il lui a envoyé une photo de lui dans un champ de boutons d’or. Bouton d’or, en hébreu cela se dit nurit”. Nira a donc reproduit cette photo qu’elle expose aujourd’hui avec l’accord de Nurit. “Elle veut que son frère soit reconnu pour le héros qu’il était, un garde de sécurité du kibboutz qui s’est battu jusqu’à être à court de munition”.
Le recueillement face à la tragédie, c’est en fin de compte ce qui a guidé les créations de nombre d’artistes exposant leurs œuvres. Davita Dahan, photographe franco-israélienne de trente-deux ans, a créé une série de portraits sobrement intitulée “Octobre”, représentant des femmes de toutes les couches de la société israélienne, liées par une douleur commune. “Il est important pour moi que le monde comprenne qu’en Israël, il existe énormément de diversité, que ce soit au niveau culturel, religieux, national, ou ethnique. Je souhaitais montrer que malgré ces différences, tous les Israéliens sont unis par un sentiment de souffrance, de dégoût, et de colère”, explique-t-elle.
Elle choisit de se concentrer sur les femmes, au début par simple affinité, mais ce choix devient très vite militant. “Lorsque les accusations de viol ont fait surface, j’avais déjà commencé mon projet, mais c’est là que j’ai réalisé à quel point il était important de donner une voix aux femmes”. Une voix qui, elle l’espère, portera à l’internationale. “J’ai constaté une grande indifférence de la part du reste du monde, et les accusations de mise en scène m’ont révoltée. Je voulais montrer ce qu’est la réalité”. Mais avant même ce besoin de communiquer, Davita a entrepris ce projet pour panser ses propres blessures.” Au début de la guerre, je n’avais plus du tout envie de faire des photos, je ne dormais plus, je broyais du noir. Après deux semaines, je me suis dit que je ne pouvais plus me laisser aller. Ce projet m’a également fait énormément de bien sur le plan personnel, en me permettant d’extérioriser mon mal-être”, conclut-elle.
C’est ce même réconfort que Shira souhaite apporter aux visiteurs de l’exposition. “J’espère qu’ils réaliseront qu’ils ne sont pas seuls dans leurs expériences, leurs sentiments et leurs pertes. Ensemble, en tant que peuple, nous partageons ce traumatisme, et grâce à l’expression collective, au soutien et à la compréhension, nous pouvons en sortir plus forts que jamais”.
Shira espère que la voix des artistes, et, à travers eux, celle de toutes les victimes directes et indirectes de cette guerre, traversera les frontières. “L’art a la capacité de simplifier des récits complexes et de transmettre la gravité des événements sans avoir besoin de mots,” observe-t-elle. “Grâce à cette simplicité, le public international pourra acquérir une compréhension plus profonde des défis et des émotions vécus par le peuple d’Israël”.
Un espoir que Nuni partage : “Bien que mon travail soit ancré dans le contexte israélien, les thèmes du conflit, de la résilience, et de l’espoir sont universels. J’espère que le public en dehors d’Israël pourra s’identifier aux émotions et aux histoires représentées dans mon art”.
En fin de compte, c’est bien d’empathie qu’il s’agit pour tous ces créateurs qui cherchent à panser leurs blessures et celles des autres.
Exposition à découvrir jusqu’au 11 avril au 156 rue Herzl à Tel Aviv.