NEW YORK — Le directeur émérite de l’Anti-Defamation League (ADL), Abe Foxman, dit que deux choses l’empêchent actuellement de trouver le sommeil.
« Il y a la relation entre Israël et son allié le plus déterminant, le plus proche, les États-Unis, et il y a la manière dont la population juive va réagir à terme à cette explosion d’antisémitisme à laquelle nous assistons », confie Foxman au Times of Israel.
« Tout va bien pour le moment mais qu’arrivera-t-il si tout ça continue ? Comment les choses vont-elles se terminer et comment allons-nous survivre ? », s’interroge-t-il lors d’un entretien accordé en amont des principaux événements qui sont organisés dans le cadre de la conférence « Never Is Now » [Jamais, c’est maintenant] de l’ADL qui va avoir lieu cette semaine à New York.
Après avoir survécu à la Shoah lorsqu’il était enfant et après avoir travaillé dans le monde juif pendant plus de cinquante ans, Foxman est dorénavant devenu le directeur émérite de l’organisation après l’avoir présidée aux États-Unis pendant 27 ans. Lors d’une interview approfondie, il donne au Times of Israel un aperçu de ses sentiments au lendemain du 7 octobre et il fait part de ses réflexions face à l’antisémitisme croissant qui semble s’exprimer, sans retenue aucune, dans le monde entier.
Tout le monde (et la journaliste que je suis ne fait pas exception) demande à Foxman s’il est surpris par le torrent d’antisémitisme qui semble s’être déversé sur le globe depuis que des milliers de terroristes, placés sous la direction du Hamas, ont pris d’assaut le sud d’Israël, le 7 octobre, massacrant 1 200 personnes et kidnappant 253 personnes, prises en otage dans la bande de Gaza, des civils en majorité.
Mais Foxman dit avant tout faire la différence entre « surpris » et « choqué ».
« Après cinquante années à travailler sur le sujet, la réponse est non, je ne suis pas surpris – parce que ceux qui, parmi nous, ont travaillé et étudié le sujet de façon professionnelle, experte, ceux-là ont compris il y a déjà longtemps que l’antisémitisme est une maladie pour laquelle il n’existe pas de traitement, pour laquelle il n’existe pas de vaccin. Nous l’avons signalé, nous l’avons traqué, nous l’avons répertorié… Nous savions qu’il était là, qu’il était profond et qu’il était un phénomène d’une grande gravité. »
« La communauté juive organisée avait développé une stratégie visant à le contenir – l’idée étant que si nous ne pouvions pas éliminer l’antisémitisme alors il fallait au moins le confiner à la marge », explique Foxman. « L’idée, c’était : ‘Gardons-le dans son égout et fixons bien la plaque par-dessus’. Ce qui impliquait qu’il fallait utiliser tous les moyens à notre disposition pour le faire : les médias, les coalitions, la commémoration de la Shoah, la vérité ou les menaces de poursuites judiciaires ».
Il souligne que dans les plus de cent ans qui ont séparé la mort de Leo Frank, en 1915, et le massacre de la synagogue Tree of Life, en 2018, seulement trois personnes avaient été tuées aux États-Unis parce qu’elles étaient juives.
« Ce qui n’était pas mal en matière de préservation de la communauté, de sa sécurité… Mais il n’est pas surprenant qu’un simple déclic ait fait exploser la cocotte-minute », affirme-t-il.
Cette stratégie de « confinement » de l’antisémitisme, déclare Foxman, s’est désagrégée en raison de deux facteurs majeurs : Internet et la reconnaissance tacite de la fin de la civilité dans le discours américain. Il dit qu’internet « est probablement l’outil le plus important ayant accordé une légitimité à l’antisémitisme – il lui a offert une autoroute et un niveau d’anonymat qu’il était impossible d’imaginer pour nous ».
S’agissant de la civilité en Amérique, Foxman n’a pas peur d’utiliser le « T » word — « Trump. »
« L’absence de civilité en Amérique est un résultat du Trumpisme – Trump lui a octroyé une légitimité »
« L’absence de civilité en Amérique est un résultat du Trumpisme – Trump lui a octroyé une légitimité », estime Foxman. « Et une fois qu’il a brisé tous les tabous de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, nous, les Juifs, nous avons été les premiers à nous trouver sur le devant de la scène ».
« [Le rassemblement de droite qui réunissait des suprématistes blancs et qui avait fait deux morts, en 2017, à] Charlottesville, ce n’est pas Trump qui en a été à l’origine mais il a néanmoins donné un hekhsher aux manifestants », affirme Foxman, utilisant le mot pour désigner une certification casher. « Ils ont eu le sentiment qu’ils pouvaient aller afficher publiquement leur antisémitisme ».
En revenant au 7 octobre, Foxman note que le terrain était ainsi déjà fertile pour les antisémites.
« Donc oui, je ne suis pas surpris mais je suis choqué » par le déversement de haine antijuive après le 7 octobre, dit-il.
« Je suis choqué par l’intensité de cette haine », explique Foxman. « Nous l’avions étudiée ; nous savions qu’elle venait de la gauche et de la droite mais ce qui m’a surpris, ça a été l’intensité de la haine et l’intensité du silence. Je suis choqué de me rendre compte qu’il est impossible de trouver ne serait-ce que dix organisations que nous, la communauté juive, avons défendues au cours des cinq dernières décennies qui puissent venir nous soutenir de manière claire, sans ambiguïté, pendant ce moment que nous traversons ».
Évoquant le climat actuel d’antisémitisme dans les établissements d’enseignement supérieur d’élite du pays, Foxman note le rôle des centres universitaires moyen-orientaux qui ont été établis par des institutions et par des donateurs arabes, il y a des décennies.
« Ce qui m’a surpris, ça a été l’intensité de la haine et l’intensité du silence »
« A première vue, ça semblait anodin, » dit Foxman, qui fait remarquer qu’à ce moment-là, certaines universités étaient entrées en contact avec l’ADL en réclamant des accords non-discriminatoires avec les pays arabes de manière à ce que ces centres ne fassent pas de discrimination à l’encontre des Juifs. « Mais nous n’avons pas pu empêcher cela et les centres moyen-orientaux sont devenus Judenrein, certains interdisant même explicitement les études israéliennes et les personnels israéliens ».
Le climat qui règne aujourd’hui dans les universités, ajoute Foxman, « est le résultat d’un investissement très profond dans deux générations de bourses d’études » et de mesures parallèles prises par la communauté juive qui se sont avérées être inadéquates.
« J’ai discuté avec une personnalité juive qui avait donné la somme de 20 milliards de dollars à une université et je lui ai demandé : ‘Quelles conditions avez-vous fixé pour ce don ?’ et il ma répondu : « Aucune’, » raconte Foxman. « Je lui ai dit : ‘Vous n’avez pas demandé d’études juives, d’études sur la Shoah, d’études sur Israël ?’ et il m’a dit : ‘Non’. C’est donc, dans une certaine mesure, notre échec mais nous devons aussi comprendre que c’est le résultat de 20, 30, 40 années d’investissements des Arabes ».
Foxman attribue l’antisémitisme actuel, sur les campus, au « manque de cran administratif » des responsables des universités.
« Ce n’est pas une question de liberté d’expression – nous savons ce qui est permis de dire et ce qui ne l’est pas », explique Foxman. « Personne ne va protéger le n-word au nom de la liberté d’expression et personne ne devrait protéger ‘Gazez les Juifs’. Il ne s’agit pas de discours mais bien de comportement ».
La majorité des universités, souligne-t-il, ont des codes de conduite : « On a le droit de manifester et de s’exprimer mais on n’a pas le droit d’empêcher quelqu’un d’aller en cours. Ils ont les moyens d’agir et ils n’agissent pas et c’est ce qui est frustrant. On n’a pas besoin d’un groupe de travail sur l’antisémitisme – on a besoin d’un groupe de travail qui se concentrera sur la manière dont les universités peuvent faire appliquer leurs codes de comportement. Les groupes de travail, qu’est-ce que vous allez faire – mais dites-nous qu’est-ce qui se passe ? Nous savons tous ce qui se passe. Il faut qu’il y ait de vraies conséquences. »
« Les responsabilités doivent être assumées et il doit y avoir des conséquences », continue Foxman. « Les groupes de travail qui se consacrent à la problématique de l’antisémitisme ne font assumer leurs éventuelles responsabilités à personne et il n’y a jamais de répercussion. Il faut que les responsabilités soient assumées grâce à tous les outils dont on dispose déjà ».
Alors comment le monde peut-il éteindre cet incendie de haine – ou, tout du moins, empêcher les flammes de continuer à se propager ?
« Je pense que nous devons nous rassembler et mettre en place une nouvelle stratégie de confinement », explique Foxman. « Je ne suis pas sûr de savoir vraiment comment elle pourrait se présenter parce que de nombreux éléments qui étaient efficaces, dans le passé, n’existent plus. Le plus important élément, c’est celui de la vérité – l’antisémitisme est la pire imposture et on répond à une imposture par la vérité. Mais Trump a détruit la vérité ».
Il ajoute que la désintégration des médias et de la civilité ont également privé ceux qui luttaient contre l’antisémitisme de deux précieux recours.
« Il n’y a plus de coalitions parce que nous sommes dorénavant des tribalistes. Il n’y a plus de civilité », déclare-t-il. « Construire une nouvelle stratégie nécessitera énormément de créativité et de remettre au premier plan des choses que nous avons perdues ».
« La question qui se pose pour moi, dans le cadre de ce nouvel assaut contre les Juifs, ne porte pas sur les antisémites – elle porte sur nous », ajoute Foxman. « Comment allons-nous répondre ? Allons-nous mettre des mezuzot sur nos portes d’entrée ou allons-nous les enlever ? »
Jusqu’à présent, la fierté juive s’est épanouie dans le sillage du 7 octobre.
« La communauté dans le monde entier s’est redressée et elle a dit : ‘Je suis Juif. Et je veux être Juif’, » dit Foxman. « Et le test, à l’avenir, sera celui-là : Serons-nous fiers de notre judaïsme, dans quelle mesure allons-nous tenir tête ? Il ne s’agit pas ici de ce qu’ils font, ‘eux’. C’est terrible, c’est effrayant, c’est paralysant mais vous savez quoi ? Nous pouvons dépasser tout ça. Cela parle plus de nous que cela ne parle d’eux et les signaux, aujourd’hui, sont très positifs. »
Ce que craint Foxman, confie-t-il, est la perte, pour Israël, de son allié le plus important, les États-Unis.
« Nous sommes au beau milieu d’une guerre de propagande et, dans une certaine mesure, nous sommes en train de perdre cette guerre et je m’inquiète de perdre l’Amérique », indique Foxman. « C’est effrayant de regarder les sondages, les émissions de télévision du dimanche soir, les principaux journaux – il y a tellement de choses anti-israéliennes. C’est une désinformation, c’est un déchaînement de fausses informations qui atteignent un niveau qui était inimaginable pour nous ».
« Je ne m’inquiète pas ‘du monde’, je m’inquiète des États-Unis », ajoute Foxman, évoquant l’avenir. « Les États-Unis sont l’allié le plus important d’Israël que ce soit politiquement, économiquement, militairement – il n’y a aucun rival en matière d’alliance pour Israël. Et ce qui me préoccupe, c’est que nous sommes en train de perdre les États-Unis ».
Indépendamment des positionnements politiques individuels, continue Foxman, « nous avons eu beaucoup de chance » que Joe Biden ait été le président des États-Unis, le 7 octobre.
« Biden a dit au monde que l’Amérique n’autoriserait pas qu’il arrive aux Juifs ce que l’Amérique avait autorisé pendant la Seconde Guerre mondiale », explique Foxman. « Il a fait preuve d’une réelle boussole morale et il s’est dressé en notre faveur de manière extraordinaire, défendant Israël et donnant de l’argent – mais la guerre continuant, la situation se dégrade ».
Aujourd’hui, estime-t-il, « le président est faible et il a été politisé ».
Les électeurs du Michigan et d’ailleurs dont le soutien en faveur de Biden vacille en raison de l’appui apporté par le président à l’État juif dans le cadre de la guerre actuelle à Gaza « ont un effet néfaste réel », note Foxman. « Vous voyez, entendre la vice-présidente des États-Unis utiliser le mot ‘cessez-le-feu’ comme condition numéro un m’a fait peur. Le mot ‘cessez-le-feu’ est le nom de code pour évoquer une éventuelle victoire du Hamas… Je suis à la fois effrayé et très inquiet ».
« Le mot ‘cessez-le-feu’ est le nom de code pour la victoire du Hamas »
Foxman déclare par ailleurs que le Premier ministre Benjamin Netanyahu est « utilisé pour apporter une légitimité à l’anti-israélisme ».
« L’ironie de l’histoire, c’est qu’alors que Netanyahu a été, pendant de longues années, un atout majeur dans les relations établies entre les deux pays sur la base de son leadership, de son expression et de nombreux autres facteurs – aujourd’hui, il est devenu un handicap, en particulier aux États-Unis, et les gens qui critiquent Israël font l’équivalent entre l’État et son gouvernement de droite, ce qui est un grave problème pour nous », explique Foxman.
Foxman note qu’avant le 7 octobre, Biden avait indiqué que l’existence d’Israël avait permis aux Juifs d’avoir droit à la sécurité.
« Le Sionisme, c’était le foyer où nous serions en sécurité – nous devons être comme toutes les autres nations et donc, nous devons être en sécurité », ajoute Foxman. « De manière curieuse, ce qui est arrivé, c’est qu’Israël est devenu le Juif parmi les nations. Nous sommes entrés dans la communauté des nations, ce qui était le rêve poursuivi par le sionisme et par Herzl, avec un drapeau, un hymne, etc… Et pourtant, nous sommes traités différemment de toutes les autres nations ».
« Quelle autre nation dans le monde n’a pas le droit de déterminer ce que sera sa propre capitale et doit défendre son droit à l’auto-défense ? »
« Quelle autre nation dans le monde n’a pas le droit de déterminer ce que sera sa propre capitale et doit défendre son droit à l’auto-défense ? », interroge-t-il. « Qui dit à l’Ukraine où elle doit envoyer ses missiles, qui lui dit qu’il y a un trop grand nombre de victimes innocentes ? Personne. Nous sommes encore le Juif parmi les nations ».
Malgré tout cela, Foxman déclare être quelqu’un de plutôt optimiste.
« Les Juifs ne peuvent pas se payer le luxe d’être pessimistes », déclare-t-il en souriant, reprenant les paroles prononcées par feu la Première ministre israélienne Golda Meir. « J’ai survécu. Je n’ai pas le droit d’être pessimiste – et je ne le suis pas à l’intérieur de moi. La situation est difficile et elle devient de plus en plus dure ; c’est vrai que je m’inquiète davantage mais en fin de compte, on a le droit d’être inquiet. Et nous croyons également que de bonnes choses peuvent naître de la tragédie. Après la destruction, nous survivons et nous reconstruisons ».
« Ces sentiments d’espoir, de détermination, de continuité… Oui, ils figurent dans notre manuel secret de survie », s’exclame-t-il. « Je voudrais que le monde ne nous mette pas à l’épreuve si souvent. Nous avons apporté la preuve que nous pouvons être positifs, sans le négatif. »
- Israël et Ses Voisins
- Etats-Unis
- Juifs américains
- Abraham Foxman
- Anti-Defamation League (ADL)
- Antisémitisme
- Relations États-Unis-Israël
- Joe Biden
- Universités américaines
- Anti-sionisme
- Kamala Harris
- Donald Trump
- Banalisation de la Shoah
- Charlottesville
- Opération Épées de fer
- Lutte contre l'antisémitisme
- Propagande anti-Israël
- Sionisme