JTA – Le cabinet d’avocats qui a enquêté sur les accusations d’abus au sein de l’église catholique en Allemagne fait maintenant de même pour la principale organisation juive du pays. Le scandale qui se dessine pourrait aller jusqu’à renverser l’establishment juif libéral allemand.
Le cabinet Gercke Wollschläger va examiner « les accusations de harcèlement sexuel et d’abus de pouvoir » portées contre le séminaire Abraham Geiger, a annoncé le Conseil central des Juifs d’Allemagne.
Il s’agit là de la deuxième enquête liée aux soupçons à l’encontre du rabbin Walter Homolka, fondateur et dirigeant du séminaire, et de son mari, qui ont éclaté au grand jour le 6 mai dans un article explosif paru dans Die Welt, un journal allemand.
Plus tôt cette année, l’Université de Potsdam, autorité de tutelle du séminaire, a chargé sa commission en charge de l’égalité des chances d’enquêter pour savoir si le mari d’Homolka, porte-parole du collège, avait adressé des messages obscènes aux étudiants et si Homolka ou d’autres avaient fait disparaître les preuves, comme l’a rapporté le journal.
Après la parution de l’article dans les colonnes du Die Welt, Homolka s’est immédiatement mis en congé des nombreuses organisations juives dans lesquelles il avait un rôle actif, pour, dit-il, prendre du recul et attendre la fin de l’enquête.
Cela pourrait toutefois prendre du temps : l’université estime que son enquête pourrait se terminer d’ici août, mais le Conseil central des Juifs d’Allemagne table, pour la sienne, sur le début de 2023.
« Nous avons besoin qu’une enquête indépendante et complète statue sur les accusations, ne serait-ce que pour le bien des victimes », a déclaré Josef Schuster, chef du Conseil central des Juifs d’Allemagne, dans un communiqué.

D’autres témoignages ont été portés à la connaissance du public ces dernières semaines. Plusieurs étudiants ont confié à la Jewish Telegraphic Agency des expériences troublantes avec Homolka ou son mari; tous ont évoqué ces faits avec les membres du collège et les enquêteurs intervenant pour le compte de l’université.
« Nous devons protéger les personnes affectées par cette affaire, tout en agissant dans la plus grande transparence possible », a ajouté Schuster. « Il est également important que la communauté juive ne pâtisse pas de ce scandale. »
Mais le mal est déjà fait, disent de nombreuses personnes proches du milieu juif libéral allemand.
Né au début du 19e siècle en Allemagne, le mouvement libéral donne naissance au judaïsme réformé aux États-Unis. A l’issue de la Shoah, la majorité des survivants allemands sont orthodoxes, même si quelques congrégations libérales ont vu le jour, dirigées par des aumôniers militaires américains et britanniques dans les zones occupées d’après-guerre.
Dans les années 1990, à la fin de la guerre froide et avec la réunification de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, des foyers non orthodoxes fleurissent.
Ordonné en 1997 par le rabbin américain d’origine allemande Walter Jacob, Homolka devient l’un des premiers dirigeants, qui fonde en 1999 l’Abraham Geiger College avec Jacob, qui en devient président. Une école de chant, un deuxième séminaire pour les étudiants rabbiniques conservateurs et une foule d’autres institutions vont suivre.
Homolka joue également un rôle crucial en s’assurant que le financement gouvernemental des communautés juives soit versé aux institutions libérales par l’intermédiaire du Conseil central, principale fédération juive allemande.
Les faits qui lui sont aujourd’hui reprochés – et notamment la dissimulation – constituent « le plus grand scandale de la communauté juive d’après-guerre », déclare Susan Neiman, universitaire américaine spécialiste du judaïsme contemporain en Allemagne et qui, au cours des deux dernières décennies, a dirigé le Forum Einstein, un groupe de réflexion allemand.
Les accusations de harcèlement sexuel à l’encontre du mari d’Homolka, explique-t-elle, « ne sont que la partie immergée de l’iceberg ».
Des changements ont déjà eu lieu au sein du Geiger College et dans les institutions connexes depuis ces révélations.

Le séminaire Geiger, qui appartient à Homolka, a le statut d’organisation à but non lucratif. Vendredi dernier, le séminaire a annoncé que la propriété complète en avait été transférée à la Fondation Leo Baeck, groupe basé à Potsdam, auparavant minoritaire. (Homolka présidait le conseil d’administration de la fondation jusqu’à la parution de l’article de Die Welt.)
Les deux établissements sont encore liés au niveau de leur direction : la présidente par intérim de la Fondation Leo Baeck n’est en effet autre qu’Anne-Margarete Brenker, chancelière du séminaire Geiger.
Le séminaire s’est doté d’une dirigeante par intérim, ex-secrétaire aux finances du Land de Berlin, Gabriele Thöne, chargée de restructurer le séminaire en réponse aux problèmes soulevés par les accusations, a annoncé l’établissement.
Des sources proches de l’affaire disent s’attendre à davantage de changements encore, à commencer par le personnel. Le directeur exécutif de l’École de théologie juive, division de l’Université de Potsdam, a déjà démissionné.
Daniel Krochmalnik a déploré, dans un courriel annonçant sa démission la semaine passée, que le scandale occasionne « des torts au [séminaire] et à son directeur ». Il dit avoir invité les personnes qui critiquaient le séminaire Abraham Geiger à ne pas ébruiter leurs propos, sans succès.
L’École de théologie juive – avec le séminaire Geiger et le séminaire conservateur, Zacharias Frankel College – fait partie du Centre européen pour l’apprentissage juif et Homolka a joué un rôle actif dans les trois structures.
« Nous avons un nouveau bâtiment, magnifique, et une image publique épouvantable », a déclaré Daniel Krochmalnik dans sa lettre de démission, qui ne faisait aucunement mention des étudiants qui ont signalé des abus.

Les dirigeants de nombreuses organisations qu’Homolka a contribué à établir – y compris quelques-unes des 30 communautés juives libérales d’Allemagne et d’Autriche – ont publiquement pris leurs distances avec lui, lorsqu’ils n’ont pas purement et simplement appelé à sa démission.
La communauté Chawurah Gescher de Fribourg a ainsi appelé à la démission immédiate d’Homolka de son poste de président de l’Union des Juifs progressistes d’Allemagne. La communauté juive libérale de Göttingen – évoquant les « blessures psychologiques subies par les victimes » – a déclaré que « l’abus de pouvoir organisé » était « incompatible avec le judaïsme libéral ».
La congrégation libérale de Hanovre s’est, pour sa part, dite « consternée par les accusations » et a exigé non seulement un congé, mais « la démission de Walter Homolka de l’ensemble de ses fonctions », afin de « limiter les torts causés au judaïsme libéral en Allemagne et … en signe de solidarité avec les victimes.
Pour autant, toutes les organisations n’appellent pas à la démission d’Homolka.
« La présomption d’innocence s’applique », a noté la Conférence rabbinique générale, association professionnelle non orthodoxe connue sous le nom d’ARK, dont Homolka est membre. Dans un communiqué, le conseil d’administration de l’ARK a exigé une « clarification rapide » à la lumière du « rôle important joué par les institutions créées par le rabbin Homolka dans la vie juive en Allemagne ».
L’association rabbinique fait partie des groupes qui vont prêter leur concours à l’enquête du Conseil central. Selon l’annonce du conseil, la Fondation Leo Baeck, l’Union des Juifs progressistes d’Allemagne, le Zacharias Frankel College et un programme de bourses pour étudiants juifs à fort potentiel, connu sous le nom d’ELES, ont également « expressément accepté » de coopérer.
Ils font partie des nombreuses institutions juives avec lesquelles Homolka a étroitement œuvré, occupant indifféremment des postes rémunérés ou non. Le porte-parole nouvellement nommé du séminaire Geiger a déclaré à la JTA, dans un courriel, ne pas être « autorisé à commenter [les questions salariales] pour des raisons de protection des données et de droit du travail ».

Homolka est partout dans le paysage juif non orthodoxe d’Allemagne.
L’intéressé lui-même ne dédaigne pas la controverse, affirmant dans la déclaration annonçant son congé: « Tout engagement trouve des adversaires et détracteurs opposés à ce que vous accomplissez ».
Sa conversion au judaïsme à l’adolescence et le fait qu’il soit marié à un homme l’ont fait se démarquer de la figure du rabbin conventionnel.
Mais plus important encore, l’exercice de tant de responsabilités par une seule et même personne a fini par interroger. Jusqu’à présent, Homolka a fait face à très peu de critiques ouvertes : directement ou indirectement, il a eu le pouvoir de peser sur les embauches, licenciements, bourses et carrières.
« Enfin … quelqu’un prend cela au sérieux », s’est exclamé le rabbin berlinois Walter Rothschild, qui vit et travaille en Allemagne depuis plus de vingt ans. Il a comparé ce qui se passe actuellement au sein du judaïsme libéral en Allemagne au mouvement #MeToo, la vague de révélations sur des personnalités publiques accusées de harcèlement et d’abus sexuels, qui a commencé en 2017.
« Tous les rabbins libéraux d’Europe sont éclaboussés », a-t-il confié. Et « ils auraient aussi pu en parler plus tôt. Ils avaient peur – et maintenant ils ont peur des conséquences de la peur. »
L’étudiant qui a déposé la plainte initiale a déclaré n’avoir aucun regret et ne pas craindre de représailles. « Je n’ai pas du tout peur », a-t-il déclaré à JTA. « J’ai la vérité de mon côté. »
C’est en 2019 que l’étudiant a reçu un message Facebook d’un employé du séminaire Geiger, qui lui aurait proposé des photos de ses dernières vacances avec son mari.
« Ce n’était pas présenté comme quelque chose de sexuel », se souvient l’étudiant. « Alors [quand] il a dit : ‘Je suis gêné par ma taille’, j’ai pensé qu’il parlait de son poids. » Mais la vidéo qu’il a reçue était sexuellement explicite.
« Je lui ai dit : ‘Arrêtez ça tout de suite, c’est inapproprié’ », se souvient l’étudiant. « Il s’est excusé et a cessé de me contacter. »
L’étudiant a signalé l’incident à la police et immédiatement après, le séminaire Geiger a mis en place un comité d’enquête interne dont les trois membres font partie du personnel. Ils ont offert à l’étudiant une médiation et des conseils, mais – a déclaré l’étudiant – aucune sanction pour le harceleur.
Brenker, la chancelière de Geiger, a indiqué dans un courriel daté du 1er mars, adressé aux étudiants et au personnel, que le harceleur présumé n’était autre que le mari d’Homolka. Elle a expliqué donner cette information en raison d’une enquête menée par la presse au sein de l’établissement. Dans une déclaration publique ultérieure, elle a déclaré que l’employé avait été démis de toutes ses fonctions.
David Gessner, avocat associé du cabinet berlinois Behm Becker Gessner, qui représente l’employé, a déclaré à la JTA que « le harcèlement sexuel … n’avait jamais fait l’objet de l’enquête criminelle qui, soit dit en passant, a été abandonnée. Il répondait à une question de la JTA sur ce que le Conseil central et Brenker, dans son courriel interne, avaient qualifié de « harcèlement à caractère sexuel ».
L’étudiant a confié à la JTA son exaspération face à la manière dont le séminaire a traité sa plainte.
« Ma ligne de conduite, depuis ce comité, est : « Ce n’est pas mon secret, c’est celui de quelqu’un d’autre… et je ne garde pas de secrets », a déclaré l’étudiant à la JTA. « J’en ai parlé à tous ceux qui voulaient bien m’écouter. »
Il s’en est donc ouvert à Jonathan Schorsch, professeur américain à la faculté de l’École de théologie juive, qui déclare entendre des allégations de harcèlement de toutes sortes depuis un certain temps. « Plus j’en entendais, plus je me sentais mal », a-t-il déclaré à la JTA.
Un deuxième étudiant a déclaré à la JTA que l’employé l’avait invité, par texto, à partager un lit d’hôtel lors d’un voyage organisé, précisant que l’invitation n’avait rien de sexuel.
L’étudiant a indiqué à la JTA, « Comment peut-on envoyer un message de cet ordre quand on a de telles responsabilités ? »
Un troisième étudiant a déclaré à la JTA avoir eu peur de dire à Homolka qu’il envisageait d’être transféré au séminaire libéral du Leo Baeck College à Londres, pour se rapprocher de son partenaire. « J’avais peur des représailles », a-t-il écrit.
« Quand il a découvert que j’envisageais [de partir], il [Homolka] a trouvé mon profil Skype et a commencé à m’appeler au milieu de la nuit. » L’étudiant a depuis été interrogé par la commission d’enquête de l’Université de Potsdam.
Alarmé par ce qu’il entendait des étudiants, Schorsch a exprimé son inquiétude quant à la gestion par le séminaire de leurs plaintes, lors d’une réunion du corps professoral, en décembre 2021. Brenker a par la suite fourni davantage de détails sur l’enquête interne, a-t-il déclaré, ajoutant que ce qu’il avait appris n’avait fait que renforcer sa détermination à s’exprimer publiquement.
« Les trois membres de cette commission doivent directement et entièrement leur poste à Walter Homolka », a déclaré Schorsch.
L’une d’entre elles, a confirmé la JTA, avait été licenciée par le directeur d’une autre organisation pour avoir eu des relations sexuelles avec des étudiantes.
« J’étais en mesure de faire quelque chose parce que j’étais là depuis longtemps et que tout le monde était terrifié », a déclaré Schorsch, qui a rédigé un rapport pour le commissaire à l’égalité des chances de l’université et encouragé les autres à se manifester.
Le rapport de Schorsch a déclenché la première enquête, menée par l’Université de Potsdam. D’autres sont sur le point de commencer.
Une avocate dont le partenaire était un étudiant rabbinique de Frankel a recueilli des plaintes par elle-même, communiquant au ministère d’État chargé de superviser l’éducation le cas d’une dizaine de personnes.
« Ils ont communiqué des captures d’écran, ainsi que des textos et des photos », a déclaré l’avocate, Nathalia Schomerus, à la JTA.
Un diplômé du séminaire Geiger contacté par la JTA a déclaré que ni lui, ni un autre étudiant avec qui il avait récemment parlé, n’avaient entendu parler de harcèlement sexuel ou noté l’existence d’un climat de peur au sein du séminaire. Dans un courriel, le diplômé, qui travaille maintenant comme rabbin de congrégation en Europe, s’est déclaré « curieux de savoir en quoi les résultats de l’enquête seraient différents de [sa propre] expérience ».
Il est sans doute trop tôt pour savoir dans quelle mesure le scandale affectera le judaïsme libéral en Allemagne et au-delà, au sein des organisations libérales internationales liées à leurs homologues allemandes. Mais les enjeux sont élevés, selon Jonathan Sarna, professeur d’histoire juive américaine à l’Université Brandeis, qui a suivi de près les récents scandales dans les établissements juifs américains.
« Avec ces histoires à répétition de trahisons de la part de dirigeants juifs voyous, les grands dirigeants juifs auront plus de mal à gagner le soutien et le respect dont ils ont besoin », a déclaré Sarna.
Le scandale actuel ne doit toutefois pas complètement effacer les réalisations d’Homolka, a déclaré Armin Langer, expulsé du séminaire Geiger en 2016 après avoir critiqué le Conseil central des Juifs d’Allemagne, bailleur de fonds de l’école, pour sa position sur les réfugiés musulmans. Lui et l’école ont déclaré à l’époque qu’il avait été expulsé pour avoir enfreint les règles de l’école, qui exigent que les élèves demandent la permission avant de parler à la presse.
« Homolka a fait un travail important en faisant reconnaître les communautés libérales par le Conseil central, en construisant le séminaire rabbinique réformé plus tout le travail de lobbying pour le judaïsme libéral », a déclaré Langer, qui a été ordonné dimanche par le Reconstructionist Rabbinical College de Philadelphie.
« Je tiens à lui rendre hommage pour cela, mais il serait probablement temps pour lui de prendre sa retraite et de laisser une nouvelle génération de rabbins progressistes ou de dirigeants juifs assumer les fonctions – les nombreuses fonctions – qu’il a occupées au cours des dernières décennies. »