LOS ANGELES – Quel fier grand-père juif ne voudrait pas que le premier long-métrage documentaire de sa petite-fille soit éligible aux Oscars ? Cela ne fait pas de mal que le grand-père en question – Henri Dauman, un survivant de la Shoah de 87 ans et un photojournaliste estimé – soit le sujet du film.
« Henri Dauman : Looking Up », retrace l’extraordinaire parcours d’Henri Dauman, de l’enfant unique bien-aimé de parents juifs parisiens, à l’orphelin de 13 ans, en passant par le photojournaliste américain de haut niveau. Il s’agit d’un projet de sa petite-fille, Nicole Suerez, 27 ans, productrice de films et costumière à Los Angeles, et de son fiancé réalisateur Peter Kenneth Jones, 33 ans.
« Si leur film est présenté dans les salles de cinéma de New York et de Los Angeles pendant deux semaines avant le 15 décembre de cette année, il sera qualifié pour l’Oscar du meilleur documentaire », a expliqué M. Dauman lors de la soirée d’ouverture d’une exposition de ses photographies à la galerie KP Projects de Los Angeles, le 29 février.
Trois semaines plus tard, le gouverneur californien Gavin Newsom avait fermé les entreprises et activités non essentielles dans le cadre de la lutte de l’État contre l’épidémie de coronavirus, entraînant la clôture anticipée de l’exposition. Désormais confiné dans son appartement de New York avec sa femme Odiana, les aspirations du photographe pour le documentaire de sa petite-fille restent tout de même intactes.
« C’est un bon moment pour promouvoir le film, parce que beaucoup de gens ont du temps libre », a indiqué Henri Dauman au Times of Israel dans une interview téléphonique.
De l’adolescent cinéphile au photojournaliste international
Il a survécu à son adolescence solitaire dans le Paris de l’après-guerre en s’échappant dans les salles de cinéma pour regarder des films américains. Le jeu de lumière et d’ombres sur le grand écran l’a poussé à prendre une caméra et à poursuivre la narration visuelle à travers la photographie.
La chance lui sourit lorsqu’un oncle qui a immigré à New York avant la Seconde Guerre mondiale parraine Henri Dauman, alors âgé de 17 ans, pour qu’il vienne aux États-Unis.
Après son arrivée à New York en 1950, il travaille sans relâche pour créer son portfolio. Il écoute les informations pour s’assurer d’être au bon endroit au bon moment afin de prendre la bonne photo. Vers 25 ans, il décroche un emploi lucratif au magazine Life.

Pendant quarante ans, des années 50 aux années 80, il aura su saisir l’essence de la culture américaine, des célébrités glamour comme Marilyn Monroe, Frank Sinatra et Jane Fonda, aux mouvements sociaux comme le Black power et la libération des femmes. Il a aussi photographié des moments comiques comme les clowneries des Marx Brothers, ou des scènes tragiques comme une Jacqueline Kennedy voilée marchant derrière le cercueil de son mari assassiné.
Les traumatismes de son enfance lui ont insufflé la compassion nécessaire pour se rapprocher intimement de ses sujets.
« Ce qui fait une bonne photo, c’est de raconter l’histoire dans la tête de quelqu’un. Je m’efforce d’être sensible au sujet et de créer de la magie en capturant des moments significatifs et émotionnels », explique Henri Dauman.
Ses portraits d’Elvis Presley révèlent le cœur du pionnier du rock-and-roll en tant que jeune homme vulnérable. Il a pris ces photos chargées d’émotion après que lui et le crooner ont partagé leurs expériences de la perte de leurs mères dans leur enfance.
Henri Dauman a également gardé un œil sur l’avenir en tant que père de famille. Il a joué un rôle influent dans la vie de ses enfants et petits-enfants, les poussant à s’accomplir personnellement.

La petite-fille Nicole Suerez passe les étés avec ses grands-parents à New York pour échapper à la chaleur torride de son Arizona natal. Pourtant, elle a grandi en connaissant peu de choses sur l’enfance de son grand-père ou sur sa carrière prolifique de photojournaliste.
« Il n’a jamais considéré ses photographies comme de l’art. Elles vivaient dans des magazines à double page, pas dans des galeries », nous indique la jeune femme lors d’un entretien téléphonique conjoint avec son fiancé.
Sa perception de son grand-père a changé en 2014, quand elle, Peter Kenneth Jones et la famille Dauman élargie ont assisté à la première exposition de ses photographies les plus célèbres à Paris. Plus de 200 clichés ont démontré le talent artistique d’Henri Dauman et l’utilisation cinématographique saisissante du rétro-éclairage.
« Quand j’ai vu l’exposition, j’ai pensé que ces photos étaient incroyables – comment a-t-il pris toutes ces photos ? Je vis et je respire le cinéma français et je n’arrivais pas à croire qu’il avait photographié Truffaut et Jeanne Moreau. J’ai été ébloui », commente Peter Kenneth Jones, diplômé de l’école de cinéma de l’Université du Colorado.
Mon grand-père, ce survivant de la Shoah !
Quelques mois après l’exposition à Paris, Nicole Suerez a fait un voyage en Israël dans le cadre du programme Birthright-Taglit. Lorsque son groupe a visité Yad Vashem, elle a cherché le nom de son arrière-grand-père Charles Dauman dans les archives. Elle savait qu’il était mort à Auschwitz et espérait en apprendre davantage sur lui.

Ce qui est apparu à l’écran l’a choquée – une vidéo de 1996 du témoignage de son grand-père Henri, de la Fondation de la Shoah, décrivant ses premières années dans la France occupée par les nazis, notamment le fait d’avoir été mitraillé par des pilotes de chasse nazis.
« J’étais bouleversée. J’avais toujours connu mon grand-père comme un éternel optimiste. Je n’avais aucune idée de la façon dont son enfance tragique s’était déroulée », confie Nicole Suerez.
Henri Dauman ne savait pas que la Fondation de la Shoah avait numérisé et archivé son témoignage pour que le monde entier puisse le voir. Il pensait avoir la seule copie VHS, désirant que ses enfants la voient seulement après sa mort.

« Je n’en ai jamais parlé parce que les souvenirs étaient trop douloureux et je ne voulais pas accabler mes enfants avec des choses qu’ils porteraient sur leurs épaules », explique M. Dauman.
En regardant la vidéo à Yad Vashem, Nicole Suerez s’est sentie obligée de partager l’histoire de son grand-père. « J’ai pensé que les objectifs qu’il a exprimés concernant la survie et le fait de toujours aller de l’avant affecteraient les gens de la même manière qu’ils m’ont touchée moi », indique-t-elle.
Elle a alors entrepris de produire un film avec son petit ami cinéaste – un objectif ambitieux pour une jeune fille tout juste âgée de 22 ans et qui venait d’obtenir une licence en technologie et en design à l’université d’Arizona.

Elle a d’abord dû convaincre son grand-père de coopérer. Henri Dauman s’était d’abord montré réticent. « Je préfère regarder vers l’avenir plutôt que de retourner dans le passé et pleurer », lui dit-il.
Je préfère regarder vers l’avenir plutôt que de retourner dans le passé et pleurer
Nicole Suerez comprenait le désir de son grand-père de prendre ses distances avec le passé. Mais elle pensait que son histoire de souffrance et de résilience pourrait éduquer sa génération sur la Shoah et inspirer les jeunes immigrants à croire qu’ils pourraient eux aussi réaliser le rêve américain.
Sa détermination passionnée a finalement poussé son grand-père à s’ouvrir sur son enfance. Il en est venu à reconnaître l’importance de créer un dossier historique personnel sur l’ampleur des ravages de la guerre et de la discrimination, en particulier pour les enfants.

« Depuis que j’ai fait ce film, la discrimination et l’antisémitisme ont encore une fois pris de l’ampleur. Le film arrive au bon moment, car j’ai été témoin d’une véritable horreur », commente M. Dauman.
Pour faire de leur vision une réalité, les deux documentaristes ont lancé une campagne Kickstarter pour collecter 50 000 dollars de fonds pour démarrer, qui s’est révélée être un succès. Ils ont offert des tirages dédicacés des photos les plus célèbres d’Henri Dauman comme récompense aux grands donateurs. L’argent a permis aux jeunes cinéastes de produire une « bobine grésillante », une vidéo promotionnelle pour présenter le projet à des investisseurs potentiels. En cinq ans, ils ont récolté 200 000 dollars, juste assez pour réaliser leur documentaire.
Le film a été présenté pour la première fois en 2018 au Festival international du film des Hamptons et a été projeté dans plusieurs autres, dont le Festival du film juif de San Diego en 2020, où il a ému le public aux larmes. Fin 2019, le jeune couple a conclu un accord de distribution avec Samuel Goldwyn Films, qui a décidé de ne pas le sortir en salles, au grand dam d’Henri Dauman. Le 6 mars, « Henri Dauman : Looking Up » est devenu disponible à la demande sur les plate-formes iTunes, Amazon, Google Play, Vudu et Fandango Now.
Confiné ? Ouvrez à… Henri Dauman
Le couple voit un point positif dans cette distribution directe du film au public à un moment où les gens du monde entier sont confinés chez eux.
« Notre film sur Henri Dauman est accessible au public. Ça aurait été nul si nous l’avions sorti dans les salles de cinéma et que celles-ci avaient fermé », indique Peter Kenneth Jones.

Nicole Suerez voit un autre avantage dans le choix du moment de la sortie du film. « Quand je me plaignais de devoir rester à l’intérieur, j’ai pensé à l’histoire d’Henri et j’ai réalisé que ce que nous vivons n’est pas si difficile. Le film donne aux gens une plus grande perspective », dit-elle.
Henri Dauman est d’accord. « À l’époque, je ne pouvais pas faire de bruit de peur d’être capturé. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de regarder la télévision et d’avoir à manger », souligne-t-il.
M. Dauman espère que le film inspirera les jeunes à entrevoir des temps meilleurs – s’il a réussi, ils le pourront aussi.
Il appelle fréquemment sa petite-fille et son fiancé pour leur demander ce qu’ils font pour promouvoir le film. « Plus les choses deviennent sombres, plus Henri travaille dur. Il trouve des idées de slogans, de publicités et de graphismes. Il court toujours à 160 km/h et s’énerve quand nous ne faisons pas la promotion du film », confie Peter Kenneth Jones.

Maintenant que le couple, comme la plupart de ses collègues de l’industrie cinématographique, est « très au chômage », ils ont plus de temps pour la promotion du documentaire. « Nous faisons du mieux que nous pouvons en matière de marketing. Nous sommes comme un petit groupe de musique qui va de ville en ville dans une camionnette virtuelle de réseaux sociaux. Nous le faisons nous-mêmes et nous défendons le film », explique le réalisateur.
Nicole Suerez apprécie le travail de promotion – il occupe le couple alors qu’ils ont tant de temps libre.
Bien qu’elle trouve cela formidable que son grand-père espère que le film sera éligible aux Oscars, elle a ses réserves. « Qui sait ? Il est si difficile de prédire ce que l’Académie va faire cette année au milieu de tout le chaos du Covid à Hollywood », s’interroge-t-elle.

En des temps plus légers, lors de l’exposition de la galerie KP en février (également intitulée « Henri Dauman : Looking Up »), les yeux de l’intéressé brillaient lorsqu’il reconnaissait la révérence nouvelle que sa photographie et l’histoire de sa vie inspiraient. Il a fait un geste dans la salle devant ses photos emblématiques et a dit : « Bien sûr, elles sont belles, mais ma plus grande réalisation est la famille que j’ai bâtie sur les cendres de la guerre ».
Maintenant que Nicole Suerez et Frank Kenneth Jones ont lancé leur documentaire dans le monde entier, ils pourraient même avoir le temps de planifier un mariage post-pandémique. En attendant, Henri Dauman a des projets d’avenir ambitieux en tête.
« Henri n’a jamais considéré l’histoire de sa vie comme une raison de crier à la maison. Mais quand il a vu la réaction du public et l’impact de son histoire sur les gens, il a commencé à en réclamer davantage. Il m’a demandé comment nous pouvions réunir quelques millions pour faire produire un long-métrage basé sur sa vie », indique M. Jones.
En suivant l’exemple du photographe, le couple a préservé son héritage. Ils ont capturé sa positivité, son humanité, son empathie, son énergie créative et sa capacité à transformer l’obscurité en lumière sur pellicule.
« Réaliser ce documentaire et passer du temps avec mon grand-père a été un tel cadeau. Je n’échangerais pas la capture de ses histoires pour les transmettre aux générations futures contre une autre opportunité », confie sa petite-fille.
