RIO DE JANEIRO (JTA) — En août dernier, aux Jeux panaméricains de Medellin, en Colombie, les spectateurs, les journalistes et les organisateurs de l’événement ont mis un point d’honneur à rejoindre les gradins, le long du bassin, pour assister à l’épreuve du 400 mètres quatre nages. Impossible de ne pas assister à la performance de Nora Tausz Ronai, 98 ans – dans une épreuve qui combine dos, papillon, brasse et nage libre.
Et la nonagénaire a été, encore une fois, à la hauteur du défi.
Après être sortie de la piscine à l’issue du 400 mètres, Tausz Ronai a été saluée par plusieurs minutes d’applaudissements. Et quand l’équipe médicale lui a proposé un fauteuil roulant, elle a refusé, a fait savoir El Colombiano.
« Quand je suis dans l’eau, j’ai l’impression de me reposer – pas physiquement, c’est une évidence, mais moralement. La piscine me permet de m’échapper face aux situations d’oppression », explique Tausz Ronai à la JTA. « Certaines situations sont insupportables. Quand on nage, on ne pleure pas. C’est comme un lavage de cerveau qui se passe à l’intérieur de soi ».
En plus de ses succès dans les bassins, tous enregistrés depuis qu’elle a commencé la natation en compétition à l’âge de 69 ans – elle a établi de nouveaux records régionaux et nationaux dans sa catégorie aux Jeux brésiliens, sud-américains et panaméricains – l’histoire de persévérance de Tausz Ronai, survivante de la Shoah, a renforcé sa légende et inspiré de nombreux athlètes brésiliens, toutes générations confondues.
« Elle a connu tant de deuils – et ce simplement parce qu’elle était juive – mais elle a su dépasser les difficultés et aller de l’avant. Comme dans la natation, le défi ici est de rester constant et déterminé », commente auprès de la JTA Cinthia Griner, athlète juive de 61 ans qui a reçu récemment le titre de « Reine de la mer » pour avoir parcouru à la nage la distance de toute la plage de Copacabana à Rio. « C’est réellement bouleversant de voir combien elle est fêtée et admirée par les autres nageurs, qui font la queue pour pouvoir prendre une photo à ses côtés ».
Née Nora Tausz en 1924 à Fiume, une ville italienne à l’époque – il s’agit aujourd’hui de la localité de Rjeka, en Croatie – son grand-père était un juif pratiquant, traditionnaliste. Mais son père, qui avait épousé une juive, s’était finalement converti au catholicisme et il s’était fait baptiser suite à une querelle familiale. C’était avant Tausz Ronai ne vienne au monde, « techniquement catholique » en conséquence.
« L’aversion de mon père pour la religion avait commencé dans son enfance. Quand il s’était préparé pour sa bar mitzvah, le rabbin s’était plaint en disant qu’il ne travaillait pas assez. Ma grand-mère avait été furieuse et elle avait jeté par la fenêtre les salamandres qu’il collectionnait avec soin et le chat les avait mangées », confie Tausz Ronai.
Après la naissance de Nora, Edoardo Tausz était devenu le président d’une compagnie d’assurances hongroise. Mais en 1935, le gouvernement hongrois avait émis une loi interdisant aux non-citoyens d’occuper des postes à haute responsabilité. La citoyenneté hongroise lui avait été offerte pas sa firme mais il avait estimé que cette initiative était trop opportuniste. Il avait quitté ses fonctions et rejoint une compagnie d’assurances italienne.
En 1938, la promulgation des lois raciales en Italie avait privé les Juifs de leur citoyenneté. Tausz avait immédiatement perdu son travail, sans indemnisation aucune ; les économies faites en prévision de sa retraite avaient été saisies et ses deux enfants, Nora et Giorgio, avaient été renvoyés de l’école.
« Il n’y avait rien eu à faire. Le gouvernement avait dit que nous étions ‘de race juive’. Nous n’avions aucun lien avec la communauté juive officielle. A la mort de mon grand-père, personne n’avait pu se permettre d’organiser des funérailles juives. Mon cousin, qui était très catholique et qui allait à l’école chez les Bénédictins, avait été renvoyé du jour au lendemain et mis à la rue. Il avait fini à Auschwitz », avait expliqué Tausz Ronai dans un entretien avec le Centre Primo Levi en 2020.
Sans nationalité et sans ressource, Edoardo Tausz avait préparé sa famille au départ, se tournant vers plusieurs pays et notamment vers l’Australie, l’Argentine et les États-Unis. Il avait même trouvé un annuaire de New York et il avait appelé plusieurs familles Tausz en leur demandant de l’aide mais il n’avait jamais obtenu de réponse.
Après l’entrée de l’Italie dans la guerre, au cours de l’été 1940, le maire avait ordonné la rafle de tous les hommes juifs de Fiume.
« Ils sont venus avant l’aube, peut-être à quatre heures du matin – environ six hommes en uniforme avec des baïonnettes et des revolvers à la main. Ils ont pris mon père et ils ont cherché mon frère. Ma mère a supplié qu’on laisse Giorgio parce qu’il n’était ‘qu’un enfant’ alors qu’il avait en réalité 18 ans. Les soldats ont cédé et ils ont laissé Giorgio derrière eux », se souvient Tausz Ronai.
Giorgio devait finalement être fait prisonnier dans une gare, alors qu’il tentait de prendre la fuite. Même s’il était « techniquement catholique », le mot « Juif » était inscrit sur ses papiers et il avait été emmené au camp de détention de Torretta, où son père était également incarcéré.
« Au moins, nous savions où ils étaient. Tout ce que nous pouvions faire, c’était leur apporter à manger… Je présume qu’en Allemagne, nous aurions été dans une situation bien pire », explique Tausz Ronai.
Les Allemands avaient rapidement commencé à tenter de regrouper les femmes et les enfants. Tausz Ronai et sa mère avaient fait appel à un vieil ami d’école d’Edoardo Tausz, un prêtre catholique du nom de Nino Host Venturi. Il était intervenu en faveur de la libération de son camarade de classe et de son fils après deux mois de détention dans le camp. Peu après, tous les Juifs emprisonnés à Torretta avaient été emmenés dans une usine de production de riz, à Trieste, où ils avaient été exécutés.
La conversion au catholicisme d’Edoardo Tausz n’avait pas été suffisante pour que lui et sa famille puissent échapper à l’antisémitisme. Mais elle devait leur permettre de survivre au génocide.
« Le Vatican avait fait 3 000 visas pour le Brésil qui avaient été mis à disposition des Juifs convertis, ce qui était notre cas. Ces visas étaient toutefois très chers. Ma tante Valerie, qui travaillait pour le Vatican en échangeant des dollars sur le marché noir, était parvenue à nous obtenir ces visas par le biais de ces contacts. C’est ce qui nous a sauvés », explique Tausz Ronai.
En 1941, la famille Tausz était arrivée à Rio de Janeiro où l’aversion nourrie à l’encontre de la religion par Tausz Ronai, alors âgée de 17 ans, s’était encore renforcée. Toutefois – et peut-être de manière inconsciente – ses origines juives ont continué à avoir un impact sur certains aspects de sa vie depuis.
Au lycée, elle ne s’était liée à personne sinon à un camarade de classe, Elias Lipner, un Juif pratiquant qui était tombé amoureux d’elle.
« Il était un océan de culture, il était le seul à qui je pouvais parler. Néanmoins et du point de vue religieux, une vie conjugale n’aurait pas été possible. Je n’aurais pas allumé de bougies à Shabbat. Je n’aurais jamais fait circoncire mes fils », dit-elle.
Cela avait été sa meilleure amie, Judith Grunfeld, elle aussi juive, qui lui avait présenté Paulo Ronai, un Juif hongrois qu’elle devait épouser en 1952 et avec lequel elle devait vivre pendant quarante ans – jusqu’à sa mort en 1992, alors qu’il avait 85 ans.
Le couple était athée et tous les deux échangeaient en hongrois, une langue que Tausz Ronai parlait couramment après avoir vécu quatre ans à Budapest pendant son enfance.
« J’avais besoin d’échanger des idées et de pouvoir convaincre mon conjoint avec de réels arguments. L’argument avancé par Elias, c’était la tradition. Je n’avais absolument pas besoin du judaïsme. Et Paulo pensait exactement la même chose que moi », commente la nonagénaire qui souligne que les deux époux avaient fait un simple mariage civil.
Tausz Ronai — qui parle couramment l’italien, le fiumano (un dialecte vénitien), le hongrois, l’allemand, le français, l’anglais et le portugais – devait devenir une architecte accomplie et écrire trois livres, dont un ouvrage consacré à sa vie et un autre pour les enfants. Paulo Ronai, de son côté, était un traducteur, philologue et critique reconnu.
Né à Budapest, il avait été envoyé dans un camp de travail en 1940 où il était resté six mois avant d’obtenir un visa et de partir pour le Brésil en 1941. Il avait pu sauver sa mère, ses sœurs et ses belles-sœurs mais sa première épouse, Magda, avait été assassinée par les nazis sur les rives du Danube.
Nora et Paulo Ronai avaient élevé leurs deux filles, Cora et Laura, dans leur athéisme et ils célébraient, sur un plan purement culturel, des fêtes nationales comme Noël et comme Pâques. Mais un grand nombre des enfants et petits-enfants de Laura et Cora ont aujourd’hui une éducation juive, et certains sont même allés en Israël grâce au programme Taglit.
« Ma mère est une vraie mère juive même si elle ne se considère pas ainsi », s’amuse Laura Ronai, dont les petits-enfants fréquentent une école juive au Brésil.
Cora Ronai, chroniqueuse renommée au journal O Globo, le plus important journal de Rio, s’est rendue dans le monde entier grâce à son travail. Mais son voyage en Israël, organisé à l’occasion de la bar-mitzvah de son petit-fils au mois de décembre, sera le tout premier.
« Je ressens un mélange de curiosité et d’attente. J’ai ce sentiment que je vais enfin rendre visite à des proches, à ma famille », dit-elle à la JTA. « Ce sont les rituels qui permettent aux générations passées et aux générations à venir de se rencontrer. Je considère la bar mitzvah de Fabio comme un pacte qu’il va conclure avec ses ancêtres, comme un engagement pris de les honorer ».
Au mois de mars, la journaliste a été invitée à s’exprimer devant ses petits-enfants et devant ses collègues dans une école juive. Elle a évoqué sa carrière et les origines juives de sa famille – sans oublier les exploits de sa mère dans les bassins.
« A chaque fois que je me retrouve dans un environnement majoritairement juif, tout me semble tellement familier – l’alimentation, les gens ou les conversations », ajoute Cora Ronai.
Les rituels mis de côté, la famille a toujours soutenu des causes juives.
« Quand les athlètes israéliens ont été tués lors des Jeux olympiques d’été à Munich, en 1972, j’ai pris certaines de mes plus importantes médailles et je les ai envoyées à l’ambassade israélienne pour qu’elles soient remises aux familles des victimes », dit Tausz Ronai, qui a aussi fait planter plusieurs arbres en Israël par l’intermédiaire du Fonds National juif (JNF-KKL) pour immortaliser ses chers disparus. « A chaque fois que je le peux, je prends la défense d’Israël ».
Elle a commencé le sport très tôt, ses deux parents étant des athlètes – son père faisait de l’aviron et de l’escrime, et sa mère faisait du tennis. Elle dit avoir tout de suite aimé le ski et l’escrime. En arrivant au Brésil, ajoute-t-elle, elle a découvert la plongée et la natation qu’elle a pratiqués avec passion parallèlement à sa carrière d’architecte et de professeure d’université.
« Je considère la bar mitzvah de Fabio comme un pacte qu’il va conclure avec ses ancêtres, comme un engagement pris de les honorer »
Tausz Ronai a commencé la compétition en 1993 seulement, à l’âge de 69 ans, après le décès de son mari. Depuis, elle a remporté treize médailles d’or et elle a établi de nouveaux records aux Championnats du monde Masters, un championnat ouvert aux athlètes de plus de 35 ans. Dans le cadre de cette compétition à Montréal, en 2014, Nora Ronai a pris part à l’épreuve du 200 mètres papillon en moins de neuf minutes, établissant un nouveau record mondial – parce qu’elle était la nageuse la plus âgée à jamais avoir parcouru la distance lors de cet événement.
Pour Patricia Filler Amorim, ancienne nageuse olympique juive et brésilienne qui a remporté plusieurs médailles aux Maccabiades, Tausz Ronai est « une référence ».
« Les gagnants n’abandonnent pas, ils sont toujours à la poursuite du rêve suivant, du défi suivant qui les conservera en vie. Et pour nous, les Juifs, en particulier, vivre et résister sont essentiels », commente-t-elle.
C’est Tausz Ronai qui résume le mieux comment sa judéité a persisté en elle.
« Ce qui est le plus Juif en moi, ce sont ces interrogations, ces pensées perpétuelles, cette recherche de ce qui est bien et de ce qui est mal sur la base de l’éthique pour faire au mieux la distinction. J’ai eu de la chance. J’ai résisté. J’ai survécu », s’exclame-t-elle.