Cet article fait partie d’une série intitulée « Les Déracinés ». Il s’agit du monologue d’un ou une des dizaines de milliers d’Israéliens évacués de la frontière nord ou de l’enveloppe de Gaza en raison de la guerre contre le Hamas.
Samedi 7 octobre
Le samedi matin, nous devions aller voir l’exposition Diego Giacometti au Musée d’Art de Tel Aviv. C’était le dernier jour de l’exposition, et mon partenaire Yuval, qui est sourd et ferronnier, tenait à la voir.
Vers 8 heures du matin, il m’a réveillée pour me dire : « Écoute, il se passe quelque chose d’horrible dans le sud du pays. Je ne comprends pas vraiment de quoi il s’agit, mais il y a des sirènes d’alerte à Tel-Aviv. » Je lui ai demandé : « Mais qu’est-ce que tu ne comprends pas ? »
Nous étions littéralement scotchés à l’actualité, ce qui ne nous était plus arrivé depuis des années. Nous ne savions pas si nous étions en Israël ou sur une autre planète. Nous ne comprenions pas pourquoi l’armée n’était pas là, nous ne comprenions pas ce que nous étions en train de voir.
Vers 11 heures, je suis sortie promener Zuzik, mon chien. En chemin, j’ai rencontré le chef de la sécurité de Mattat. Nous avons un peu parlé : il m’a demandé ce que je faisais dehors. Je lui ai dit que je sortais promener mon chien, ce à quoi il m’a répondu de faire vite. Je lui ai demandé pourquoi, ce à quoi il a rétorqué : « Je te demande juste de faire vite. » Et en effet, il n’y avait absolument personne dehors.
Nous avions des clients dans notre location de vacances. Dans l’après-midi, ils nous ont fait savoir qu’ils partaient. Naïvement, j’ai appelé la femme qui travaille pour nous et nous avons convenu qu’elle viendrait faire le ménage le lendemain. J’étais loin d’avoir mesuré l’ampleur de la situation, je ne savais pas que le Hamas enlevait des gens et brûlait des maisons. Je n’avais aucune conscience du nombre de personnes assassinées.
À 8 heures, un message a été envoyé par l’équipe d’intervention d’urgence sur le groupe WhatsApp Mattat Official Messages : « Il y a des tirs nourris sur le sud depuis ce matin. À ce stade, rien de tel dans le nord mais nous suivons de près l’actualité. Nous vous ferons savoir s’il y a du nouveau. »
À 11 h 52, nous avons reçu un nouveau message : « En raison des combats, le Magen David Adom signale une grave pénurie de sang. Vous pouvez allez faire un don à l’école Begin de Nahariya entre 13h00 et 20h00. »
Puis, à 13h40 : « Devant l’affluence, les fournitures de don de sang manquent. Pas la peine d’y aller. »
Et encore, à 15h00 : « Il n’y aura pas cours dimanche. »
Et enfin, à 22 h 46 : « L’explosion que vous venez d’entendre est le dispositif d’éclairage du champ de bataille de nos forces. »
Dimanche 8 octobre
Vers 10 heures du matin, nous avons reçu un message du conseil régional de Maale Yossef nous disant : « Pour les prochaines 24 à 48 heures, nous recommandons aux familles susceptibles d’être reçues par des proches d’évacuer vers Kabri Junction, plus au sud. Pensez à actualiser la composition des équipes de sécurité pour tenir compte des personnes évacuées et à signaler votre destination lorsque vous quittez la ville. Si vous avez besoin d’aide pour évacuer, veuillez vous rapprocher de l’équipe d’urgence de la ville. La hotline du conseil est disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. »
Nous nous sommes demandés si nous devions partir ou non : c’est alors que la femme qui travaille pour nous nous a fait savoir qu’elle partait avec mari et enfants. À 9 heures du matin, nous étions déjà dans des abris anti-aériens.
Aviv, mon fils de 33 ans qui vit dans une dépendance de la maison, dans notre jardin, est entré et nous a demandé pourquoi nous ne nous préparions pas. Je lui ai dit que je ne voulais pas partir, ce à quoi il a répondu : « Mais tu te rappelles ta panique, hier, à cause de l’appareil d’éclairage du champ de bataille. »
Un jour, bien avant le 7 octobre, il m’était arrivé, en revenant de Maalot, de voir un char d’assaut et de fondre en larmes, alors même que la frontière était calme à ce moment-là. Depuis la deuxième guerre du Liban, je suis traumatisée par les explosions, y compris celles qui viennent de Tsahal.
Pendant ce temps, Yuval voyait avec des amis du Moshav Hayogev si nous pouvions les rejoindre. D’autres amis nous ont proposé de venir, mais c’est alors que j’ai dit : « Attends, on va appeler Zvika et Anat Bar Or, du Moshav Livnim. »
Je connais Zvika depuis l’âge de 14 ans. Il est originaire de Givat Shmuel et moi, de Petah Tikva. Nous avons souvent voyagé ensemble grâce au groupe de jeunesse sioniste Hashomer Hatzaïr. J’ai rencontré Yuval grâce à Zvika et Anat un jour où j’étais allée leur rendre visite, à Eilat, à l’époque où ils travaillaient pour une agence de voyage.
Zvika est guide touristique pour les étrangers. Evidemment, son activité est à l’arrêt. Ils ont trois locations de vacances totalement vides à cause de la guerre, alors même qu’elles ne sont pas dans la zone de danger. Je les ai appelés et ils m’ont immédiatement dit qu’ils nous accueilleraient à bras ouverts.
Je ne voulais pas aller chez des inconnus ou à l’hôtel. Quelques jours après notre arrivée, nous leur avons dit que nous voulions les dédommager parce que tout cela trainait en longueur et que le nord faisait face à des échauffourées. Ils ont refusé, et refusent encore.
L’évacuation
Au début, je pensais que je n’avais pas le droit de penser à moi. Je pensais à ceux dont les maisons avaient été dévastées. Sous la douche, je me disais : de quel droit je me douche ? Je pensais aux otages à chaque instant. Je coupais des concombres ? Les otages. L’eau qui coulait dans mes cheveux ? Les otages.
Jusqu’à mon anniversaire, le 14 novembre, je n’ai plus écouté de musique. Je ne me le permettais pas. Silence ! Si c’était là les conditions de vie des otages dans les tunnels, alors ce devait aussi être les nôtres. Quand j’ai entendu la phrase « Il faut revenir à la normale », j’ai pensé que si ça ne leur était pas permis, alors cela ne devait pas l’être pour nous.
Les premières semaines, je me réveillais chaque matin en pensant à eux. Quelle quantité de nourriture, quand il y en avait, leur donnait-on ? Qu’est-ce que le Hamas faisait aux femmes ? Qu’est-ce que le Hamas faisait aux enfants ? Les bébés pleuraient-ils ? Comment une mère peut-elle dire à un bébé de 10 mois de se taire ?
Au bout d’une heure à ce rythme, j’étais terrifiée et complètement tendue : je me disais d’arrêter. Alors je jouais au Mahjong sur mon téléphone pendant une heure. Aujourd’hui encore, chaque soir, je murmure une prière avant de m’endormir : « Demain, vous reviendrez. Je sais que vous reviendrez demain. Je ne crois pas en Dieu, mais c’est ma prière. »
Lentement, le déracinement s’est insinué en nous aussi, même si nous avons eu de la chance et pu préserver notre intimité.
En quoi le ressentez-vous ?
Les problèmes quotidiens sont nombreux. Mon fils Aviv, qui a été rappelé dans la réserve, a besoin d’une alimentation spéciale. Je lui fais livrer des plats préparés à son avant-poste une fois par semaine. Comme je ne peux pas cuisiner dans la location de vacances qui nous sert de maison – la petite cuisine n’est pas adaptée à un séjour de long terme – je retourne chaque semaine à Mattat pour préparer ses repas.
Zvika et Anat mettent très gentiment leur cuisine à ma disposition, mais ce n’est pas évident d’aller chez quelqu’un et d’utiliser sa cuisine. J’aime cuisiner chez moi en utilisant mes ustensiles. J’ai une casserole pour le riz et si j’en utilise une autre, le résultat n’est pas le même.
J’ai de petites habitudes dont je peux me passer, mais sans elles, la vie n’est pas la même. Dans la location, nous disposons d’un four grille-pain, d’un micro-ondes et d’une petite plaque chauffante. Quand nous sommes ici le vendredi, et que Zvika et Anat vont voir leurs petits-enfants, je fais du poisson dans le four grille-pain et je réchauffe ce que j’ai fait à la maison au micro-ondes. Je commence à m’habituer.
Dans les jours qui ont suivi l’évacuation, nous avons beaucoup bougé pour ne pas devenir fous. Nous avons rendu visite à des amis évacués de Shtula à Reshafim, à un couple évacué de Mattat vers le kibboutz Hefziba, et un jour, nous sommes même allés au musée à Ein Harod, mais au bout de deux semaines, nous en avons eu assez. Je voulais faire quelque chose.
L’une des choses que je préfère, dans la vie, c’est m’occuper de mon jardin à Mattat. Comme le dit Yuval, le jardin est plus important pour moi que la maison. Chaque année, je prélève des graines, dans les champs ou sur les plantes que je cultive, je fais des boutures, je fais germer des graines de fleurs sauvages et je les replante. Il y a quelques jours, Yuval est allé à Mattat et m’a envoyé un message pour me dire « bonjour » avec une photo du jardin.
Comment faites-vous pour rester en contact avec vos amis de Mattat évacués ailleurs ?
Je suis membre du comité de Mattat. Depuis le début de la guerre, nous communiquons grâce à WhatsApp. Nous avons également eu une réunion publique via Zoom au sujet de la sécurité et une fois, une réunion publique au kibboutz Ginosar.
Des représentants du comité se sont récemment entretenus avec la ministre des Missions nationales, Orit Struk, pour lui parler des difficultés des personnes évacuées de la frontière Nord. Normalement, nous parlons de l’installation de dos d’âne dans les rues de la communauté ou du raccordement aux égouts car nous vivons encore avec des fosses septiques. Bref, des problèmes normaux.
Avec tout ce temps libre subitement à disposition, j’ai voulu faire quelque chose pour moi d’inédit. Je me suis mise à fabriquer des maisons miniatures avec des matériaux de récupération. J’ai commencé avec des boutons et des autocollants, puis j’ai ajouté des matériaux naturels.
À chaque fois que je promène Zuzik, je ramasse des graines, des pierres et de belles branches, que j’incorpore à mes créations. J’ai aussi commencé le dessin. Je n’avais jamais dessiné auparavant, j’ignore pourquoi, mais je dessine maintenant et j’aime vraiment ça. J’ai même participé à un projet de dessin de coquelicots pour les habitants du sud.
L’avenir
J’ignore ce que l’avenir nous réserve mais nous avons notre mantra : pas de projets. A l’extrême limite, pour la prochaine demi-heure, tout au plus pour demain. Avant la guerre, je devais commencer un traitement dentaire, mais pour l’heure, il m’est impossible d’y aller toutes les deux semaines, alors que c’est urgent.
C’est un peu comme si je vivais dans un monde flottant, sans parler du souci que je me fais pour mon fils et tous ceux qui sont en danger. C’est un tel jaillissement de sentiments et d’émotions que, parfois, mon corps peine à les contenir. En parlant de corps, j’ai développé de l’arthrite, et je sais qu’elle est en rapport avec la guerre et l’évacuation. La même chose s’est produite lorsque mes parents sont décédés et aussi pendant la COVID-19.
Extérieurement, ça va. Je me déplace, je travaille et j’entretiens mes graines et semences : une partie se trouve à Mattat, l’autre à Livnim, pour en faire un jardin de fleurs sauvages.
Les habitants du moshav ont été très gentils avec nous quand nous sommes arrivés. Tous les week-ends, nous avions droit à des gâteaux, de la challah et des grenades. Il y a d’autres évacués que nous. Comme ce couple du kibboutz Yiron et, jusqu’à il y a peu, juste au-dessus de nous, il y avait une femme âgée originaire du kibboutz Raam qui refusait d’aller à l’hôtel.
Qu’est-ce qui vous manque le plus ?
Ma maison, le sentiment d’être chez moi, sur mon petit lopin de terre, dans mon jardin. Certaines plantes sont mortes et les mauvaises herbes ont tout envahi. Nettoyer le sol me manque. Je n’ai pas le temps de le faire quand je vais à Mattat pour faire la cuisine. A chaque détonation, je suis comme pétrifiée, alors je fais vite et je retourne à Livnim.
Je ne peux pas l’expliquer, mais chaque fois que je vais à Mattat, quand j’arrive, je suis calme pendant un moment, surtout s’il n’y a pas d’explosions. C’est tout ce à quoi j’aspire : le grand air, la vue, mes instruments de musique, être avec mes amis au belvédère.
Chez Zvika et Anat, j’ai le calme, la verdure, des fleurs et mon intimité. Comment pourrais-je me plaindre et dire que je veux ma maison à Mattat ? C’est un vrai rêve, mais ce que je veux, c’est ma réalité, celle que je connais. Je veux retrouver ma vie.
Un nouveau travail
Ces dernières années, la plupart de nos revenus provenaient de nos entreprises : la location de vacances, la galerie et studio Yuval’s Cafe Roshka – qui a fermé un peu avant la COVID – et un autre logement pour les écrivains désireux de se déconnecter et de se concentrer sur l’écriture.
Le 7 octobre, brutalement, nous n’avons plus eu aucun revenu. Le 16 octobre, nous avons tous reçu 200 shekels par jour de la part de l’État.
Zvika et Anat ne veulent pas de notre argent, et nous essayons de les dédommager autrement, car leurs revenus ont eux aussi été sévèrement touchés.
Il y a de cela trois semaines, j’ai lu sur Facebook que l’Institut national d’assurance cherchait des représentants pour l’assistance téléphonique aux évacués. Le travail consiste notamment à apporter des solutions aux problèmes des personnes évacuées vers des hôtels, aux frais de l’État, ou déplacés dans des logements privés. Il s’agit de faire le lien entre le ministère du Tourisme et l’assurance. Les gens appellent et nous faisons notre possible pour les aider.
Je travaille pour la hotline depuis Safed, à une demi-heure de route de Livnim, et comme je suis retraitée, je travaille six heures par jour, quatre jours par semaine.C’est un travail qui me plaît, parce qu’au-delà du revenu qu’il nous procure, il nous redonne un semblant de normalité.
Yuval me conduit chaque matin à Safed, va travailler à la forge (ses créations vont de l’art à la ferronnerie industrielle) et passe me chercher. Il a récemment vendu quelques créations, ce qui nous apporté un bol d’air. Et pourtant, chaque matin, il me répète qu’il ne pense qu’à rentrer à la maison.
Il y a quelques jours, je l’ai emmené avec moi à Mattat, avant d’aller à Safed. J’ai failli provoquer des accidents tellement j’étais anxieuse à cause des détonations entendues en chemin. Au début de la guerre, ils ont mis deux barricades en béton à l’entrée de Mattat, et la semaine dernière, ils en ont mis deux nouvelles, signe que la situation s’aggrave. Il y a quelques jours à peine, Mattat a été bombardé, et heureusement pour nous, les roquettes ne sont pas tombées sur des habitations.
Allons-nous gagner ensemble ?
Ensemble ? Tant de personnes ont été évacuées de chez elles : leur vie a totalement changé. J’ai une amie dont la voisine lui a dit, à propos des évacués : « De quoi se plaignent-ils ? On leur paie l’hôtel. »
Certaines personnes ne savent pas ce que c’est que d’avoir des explosions à côté de chez soi ou de ne pas pouvoir rentrer chez soi après plus de trois mois d’absence ou d’y aller pour une heure et de se sentir comme un voleur.
Même s’ils décapitent Yahya Sinwar, pour moi, nous n’aurons pas gagné. Cette phrase, « Ensemble, nous vaincrons », est un slogan creux. Totalement vide de sens. Je suis désolée que des soldats doivent se battre. Je suis désolée pour ceux qui ont donné leur vie.
Pourquoi l’ont-ils fait ? Alors que nous avons déjà perdu ?