ATLANTA, Géorgie — Pour Talia Segal, ce ne sont pas les moments surréalistes qui ont manqué ces tout derniers mois, moments qui ont radicalement changé sa personnalité.
Tout a commencé le 8 octobre, lorsque cette jeune femme âgée de 22 ans s’est installée face au consulat israélien d’Atlanta, le drapeau bleu et blanc d’Israël à la main. Devant la mission diplomatique, une foule de manifestants pro-palestiniens s’était massée pour se réjouir du massacre perpétré par le Hamas et ses complices la veille – les morts, les actes de terrorisme, la violence débridée contre les civils israéliens.
« Il fallait que je fasse quelque chose », confie Segal, étudiante en quatrième année d’ingénierie biomédicale au Georgia Institute of Technology, ou Georgia Tech. « Je devais défendre Israël. »
Et c’est ce qu’elle a fait, pendant plusieurs heures, seule. Elle avait appelé quelques amis, mais aucun ne se trouvait sur place. Deux personnes se sont arrêtées pour l’encourager. Des manifestants lui ont crié de rentrer chez elle. La police était sur place. Elle n’a pas eu peur, assure-t-elle.
Six mois plus tard, Segal – avec ses courtes boucles sombres et son regard très digne – est assise près d’une grande fenêtre du centre étudiant de Georgia Tech, par une matinée fraîche et ensoleillée de mars. Le campus est encore vide à cette heure.
Celle qui est aussi la présidente de la section Hillel de Georgia Tech se dit épuisée – de défendre Israël et la politique israélienne, mais surtout, de devoir se justifier d’être juive.
Signal d’alarme
L’attaque du Hamas, qui a tué près de 1 200 personnes et fait 253 otages, mais aussi la guerre qui s’en est suivie à Gaza, la résurgence de l’antisémitisme et l’attitude ambivalente des élites politiques des pays occidentaux ont bouleversé la manière dont les Juifs de la diaspora se perçoivent – en particulier aux États-Unis, qui compte la plus importante population juive hors d’Israël.
« Nous assistons à un réveil, une véritable prise de conscience au sein de la communauté des Juifs américains », commente Steven Windmueller, professeur émérite d’études communautaires juives au Hebrew Union College de Los Angeles.
Progressive, cette prise de conscience s’exprime de plusieurs manières. Il y a d’abord eu la période de sidération, de chagrin et de solidarité, un deuil collectif mondial qui rappelle la tradition juive de la shiva.
Il y a ensuite eu une période d’activisme et d’unité lorsque les Juifs du monde entier ont manifesté, à l’instar des 300 000 personnes qui ont participé à la Marche pour Israël, le 16 novembre à Washington, DC. Les dons aux organisations de défense des droits des Juifs ont augmenté, les rabbins ont enregistré une hausse de la fréquentation des synagogues, les parents juifs ont été plus nombreux à inscrire leurs enfants dans des écoles juives, sans oublier les événements culturels et éducatifs juifs, qui ont attiré plus de monde que jamais.
C’est alors qu’a commencé la période d’incertitudes, de doute et de remise en question de la loyauté des alliés politiques et des conséquences humanitaires de la guerre à Gaza.
Pour l’heure, les nouveaux contours de l’identité judéo-américaine empruntent « un chemin sinueux et chaotique », dit Windmueller, plus complexe et conflictuel encore que dans les jours qui ont suivi le 7 octobre. Et cela ne fait que commencer.
La façon dont les Juifs américains revisitent leur identité est aussi plurielle que la vie juive aux États-Unis elle-même. Le même processus est à l’oeuvre dans toutes les communautés juives du pays. La région d’Atlanta en est un exemple.
Ne pas parler de ses faiblesses pour ne pas devenir une cible
Le lieutenant David Roskind est officier de police à Sandy Springs, ville située à une vingtaine de kilomètres au nord d’Atlanta, dotée d’une population de plus de 100 000 habitants et principale communauté juive de la région. Il travaille dans ce secteur depuis 36 ans et est aujourd’hui responsable de la formation. Il est également agent de liaison en matière de sécurité entre la police et les synagogues, écoles juives et centres communautaires.
Né et élevé dans la religion juive, il dit toujours s’être senti fortement connecté à ses racines : « Cela ne s’arrête jamais. »
Le policier, âgé de 58 ans, appartient à une synagogue réformée de la ville. Sa femme est chrétienne et il se rend parfois à l’église avec elle.
Grand, musclé, les cheveux courts et clairs, Roskind se déplace rapidement dans les couloirs étroits de l’agence. Il dit que depuis le 7 octobre, sa vigilance et sa conscience des menaces – qui pour les policiers sont déjà élevées – se sont encore accrues, qu’il réponde à un appel, qu’il travaille à la sécurité dans un établissement juif ou qu’il sorte avec sa famille et ses amis.
Un protocole de sécurité est toujours en place pour s’assurer de « ne pas faire preuve de faiblesse, de ne pas devenir une cible », ajoute-t-il. Préparation ou paranoïa ? Il rit en haussant les épaules. Il préfère ne pas prendre de risque et être toujours prêt, confie-t-il.
A l’instar des autres policiers, qu’il s’agisse de rassemblements antisémites ou de manifestations contre la police, Roskind s’est depuis longtemps fait une sorte de blindage émotionnel. Il dit que cela fait partie de son travail
« de protéger les droits de ceux qui s’opposent à ce que je suis » – ceux des néo-nazis, des partisans du Hamas, des militants du financement de la police sur d’autres fonds que publics. Mais parfois, ce blindage ne suffit pas, concède-t-il.
Aujourd’hui, il pense beaucoup à sa grand-mère, rescapée d’Auschwitz. Il se souvient encore des tatouages sur son avant-bras, de ce qu’elle lui disait de sa vie dans les baraquements du camp de concentration. Il se rappelle quand elle évoquait les dortoirs superposés à trois étages : les prisonniers fraichement arrivés et encore en bonne santé dormaient au-dessus, ceux que la dysenterie ou d’autres maladies avaient affaiblis, en bas.
Roskind s’est rendu deux fois en Israël dans le cadre d’un programme d’échange d’agents de la paix. Son dernier voyage remonte à septembre dernier, un mois avant les attaques du Hamas : il a eu l’occasion de se rendre dans un poste de police de Sderot, près de Gaza. Plusieurs policiers israéliens qu’il y a rencontrés sont morts assassinés par des terroristes du Hamas.
Il y retournera dès qu’il le pourra, dit-il. Mais il veut aussi se rendre en Pologne et à Auschwitz, peut-être avec un groupe de jeunes juifs.
Roskind pense que le 7 octobre a agi comme une sorte de révélation pour un certain nombre de Juifs américains, en particulier en matière de sécurité. Immédiatement après l’attaque, des manifestants pro-palestiniens ont envahi les rues pour se réjouir de ce bain de sang. La campagne militaire israélienne pour libérer ses otages et chasser le Hamas du pouvoir, qui aurait fait des dizaines de milliers de victimes, en a encouragé certains, côté palestinien, à aller plus loin en s’attaquant aux institutions jugées favorables à Israël – entreprises, écoles et lieux de culte juifs aisément reconnaissables.
Selon une récente enquête de l’American Jewish Committee (AJC), 78 % des Juifs des États-Unis se sentent moins en sécurité depuis l’attaque d’Israël par le Hamas. Les ventes d’armes à feu à des Juifs américains ont considérablement augmenté après le 7 octobre, et les instructeurs de tir ont gagné une nouvelle clientèle.
Roskind est d’avis que la police peut aider les Juifs américains en ce qui concerne la possession d’armes à feu, les lois sur les armes à feu ou la formation au tir « afin que les gens se sentent en sécurité chez eux, dans leur voiture ou dehors », même sans policiers ou agents de sécurité.
Mais il est évident que la possession d’une arme à feu ne suffit pas à prémunir contre l’incertitude, l’anxiété ou la colère. Les juifs ultra-conservateurs – politiques (et parfois religieux) – ou au contraire, d’extrême gauche, ont pu trouver leur place au sein du monde juif américain de l’après-7 octobre, mais pas « ceux du milieu, pour la plupart des Juifs libéraux modérés, [qui] ont du mal à trouver leur place et un discours à leur mesure », explique Windmueller.
Selon le Pew Research Centere, ces dernières décennies, les Juifs américains ont à 70 % voté pour le Parti Démocrate. Pourtant, ces dernières années, ils ont vu apparaître et prospérer sur les campus d’élite – à commencer par des institutions très renommées comme Harvard, Columbia ou Berkeley, souvent grandement soutenues financièrement par des donateurs juifs – un climat de haine antisémite.
Les Juifs américains libéraux sont nombreux à s’estimer trahis par des personnes qu’ils croyaient être leurs alliés et dont ils ont soutenu les causes, du mouvement des droits civiques aux militants de Black Lives Matter.
« Les Juifs libéraux d’Amérique se sentent grandement perdus », analyse Windmueller.
« À qui sommes-nous censés faire confiance ? »
Le terme « perdue » décrit bien ce que ressent depuis un certain temps Roz Engelhardt Harris, âgée de 57 ans, rédactrice de demandes de subvention et instructrice de fitness dans un grand centre communautaire juif de la région d’Atlanta.
C’est dans ce dernier endroit là qu’elle se sent le plus en sécurité ces derniers temps, assise dans le couloir qui dessert la piscine intérieure, les gymnases, les théâtres et l’école maternelle. C’est là que, sur son heure de déjeuner, dans une atmosphère très tranquille, elle explique ce qui la travaille depuis le 7 octobre.
« Je me suis toujours sentie très juive », dit cette femme menue et nerveuse, avec ses boucles grises indomptables et un grand sourire dans lequel on discerne un fond de prudence.
« Et cela n’a pas changé. »
Elle est issue d’un milieu traditionnel. Ses grands-parents, qui ont fui l’Europe centrale avant la Shoah, et ses parents parlaient parfois yiddish à la maison. Son mari est juif et leurs trois filles adultes ont été élevées dans la religion juive. La famille célèbre le Shabbat et les grandes fêtes et se rend de temps en temps à la synagogue.
Le 7 octobre et les événements qui ont suivi l’ont, dit-elle, « forcée à repenser [sa] judéité et mettre des mots sur ce que, peut-être, [elle] ne voulait pas voir, mais qui était là depuis toujours ». Par exemple, à quel point l’antisémitisme est profondément ancré dans son pays et aujourd’hui largement accepté.
« Il ne s’agit pas seulement de gens ignorants ou méchants gratuitement. C’est bien plus laid que cela. C’est devenu une question systémique », explique-t-elle.
Cette prise de conscience lui a rappelé des souvenirs d’enfance. Née à New York, Harris a brièvement vécu dans le Connecticut et au Canada. A l’âge de cinq ans, elle s’est installée avec sa famille à Savannah, en Géorgie. Elle y a fréquenté une école juive et, plus tard, une école secondaire baptiste.
Elle se souvient que certains de ses camarades faisaient des blagues devant elle parce qu’elle était « juive », à grand renfort de stéréotypes antisémites de cette époque. Des jeunes s’amusaient à jeter des pièces de monnaie à sa sœur, à la cantine de son collège. « Cela n’avait rien d’amusant, en tant que juif, de se prendre des pièces dans le visage », dit-elle.
Depuis le 7 octobre, Harris doute comme jamais de sa place et de ses valeurs. La justice sociale a toujours été au cœur de ses convictions politiques. Mais aujourd’hui, elle s’est rendue compte – au détour de conversations privées ou de déclarations de dirigeants politiques qu’elle soutenait avant cela – que ceux qu’elle pensait ses alliés ou compagnons d’idées minimisaient les atrocités commises par le Hamas et remettaient en question le droit d’Israël à se défendre. A commencer par l’ex-président américain Barack Obama, qui, tout en condamnant l’attaque du Hamas, a estimé : « L’occupation, tout comme ce qui arrive en ce moment aux Palestiniens, sont insupportables ». Il a par ailleurs mis en garde Israël contre une stratégie militaire « ignorante du bilan humain qui pourrait se retourner contre lui ».
Harris ne nie pas que la guerre à Gaza soit une tragédie humanitaire.
« Mais ce n’est PAS un scénario ‘à égalité’, à quelque niveau que ce soit. »
Elle s’interrompt et fait rouler une bouteille d’eau entre ses doigts fins. Prendre conscience de ce que pensaient vraiment certaines personnes dont elle se sentait proche « lui a infligé une blessure, une blessure profonde », poursuit-elle. « Si l’on ne peut pas faire confiance à ses amis, à qui alors ? »
« En tant que sioniste, je ne suis pas la bienvenue »
Questionner son identité – et sa relation avec Israël – est particulièrement difficile et douloureux pour les jeunes Juifs américains. Les moins de 35 ans ont grandi dans un monde « façonné par les idéaux des camps organisés par les mouvements réformistes et conservateurs, pour lesquels le concept de ‘tikkun olam’ – réparer le monde – est cardinal », explique Windmueller. C’est un concept qui s’accompagne de valeurs humanitaires universelles et d’une grande compassion envers les personnes opprimées.
Avec la guerre à Gaza et tout ce que l’on sait des souffrances des Palestiniens, nombre de jeunes Juifs américains se sentent très mal, dit le chercheur. Leur éducation – et souvent, leurs familles mêmes – attendent d’eux loyauté et soutien à Israël. Mais dans le même temps, les valeurs avec lesquelles ils ont grandi les amènent à remettre en question les politiques et pratiques d’Israël.
Le dilemme de Segal, étudiante à Georgia Tech, est différent. Elle n’a jamais eu le moindre doute sur sa position vis-à-vis d’Israël. Née dans le sud de la Floride, elle se présente elle-même comme une sioniste progressiste. Israël est sa deuxième maison. La famille de son père a émigré d’Afrique du Sud. Le père de Segal s’est installé aux États-Unis et sa grand-mère, sa tante, son oncle et ses trois cousins vivent à Modiin, entre Jérusalem et Tel-Aviv.
Segal s’est à plusieurs reprises rendue en Israël, la dernière fois en décembre, deux mois après le massacre. Elle a pris la parole à la Knesset pour expliquer ce qu’elle vivait, en tant qu’étudiante juive sur un campus américain. Avec un groupe de Tsahal, elle s’est rendue au kibboutz Kfar Aza, près de Gaza, où certaines des atrocités les plus horribles ont été commises.
Modiin, en revanche, lui a fait l’effet d’une bulle, dit-elle. Les sirènes se sont bien déclenchées à plusieurs reprises, mais à part cela, la vie était normale. Un de ses amis s’est marié et un cousin y a commencé ses études de médecine après son service militaire. Elle a connu son lot de moments surréalistes, mais globalement, elle s’est sentie en sécurité, fidèle à ses principes : « Parce qu’en Israël, nous, les Juifs, n’avons pas à nous soucier constamment de la façon dont les autres nous perçoivent. »
C’est une liberté que Segal dit avoir perdue aux États-Unis et particulièrement sur le campus.
Lors de l’entretien, elle regardera à plusieurs reprises par-dessus son épaule, sursautant lorsqu’un jeune homme jettera une bouteille de verre dans un conteneur en métal. Mais ce n’est pas la question de sa sécurité physique qui l’inquiète le plus. « C’est vraiment l’absence de sécurité émotionnelle », confie-t-elle.
Ce sentiment s’est insinué insidieusement, dit-elle. Il y a deux ans, sa meilleure amie de l’université – une Américaine d’origine libanaise et originaire du Kentucky – a cessé de la voir en raison de son implication dans les activités de Hillel. Depuis le 7 octobre, elle est mise à l’écart, exclue, poussée vers la sortie des espaces progressistes, dit-elle. Ce sont parfois des choses qui paraissent insignifiantes. Segal, qui se présente comme queer, a constaté que nombre de profils, sur les sites de rencontres, comportaient des slogans comme « Libérez la Palestine ».
« En tant que sioniste, j’imagine que je ne cadre pas avec ça », dit-elle, comme en écho à la désorientation des autres témoins.
Pour autant, elle ne se décourage pas.
« Vivre ce moment de l’histoire et nous rendre compte que nous sommes forts, résilients et solidaires en tant que communauté me rend fière d’être juive », confie-t-elle.
Un soutien indéfectible
Ce sentiment de manque de sécurité de la communauté juive américaine pourrait avoir une influence sur l’issue des prochaines élections présidentielles de novembre, selon le politologue Windmueller. Un nombre important d’électeurs juifs américains pourrait en effet choisir de rompre avec le Parti Démocrate – ce qui pourrait profiter aux Républicains ou à un candidat d’un troisième parti encore susceptible d’émerger. Les électeurs juifs pourraient également choisir de ne pas voter.
Mais une chose est claire, assure Windmueller : « Israël va s’imposer comme l’une des principales priorités politiques des Juifs américains. »
En dépit de l’incertitude, de la confusion, de l’inquiétude, du sentiment d’aliénation et de désorientation, les trois Juifs américains avec lesquels le Times of Israel s’est entretenu à Atlanta – Roz Harris, David Roskind et Talia Segal – ne doutent pas que l’État d’Israël va continuer à exister, du moins dans l’immédiat.
Quitte à paraitre délirante, naïve ou inconsciente, dit Harris en secouant la tête. « J’ai peur pour les gens qui vivent en Israël » – à commencer par ses amis et les membres de sa famille – « mais je ne crains pas que l’État disparaisse ».
Si Israël devait se battre pour sa survie, ils seraient nombreux, aux États-Unis et dans le reste du monde, à lui venir en aide, estime Roskind – en tant que combattants ou agriculteurs, comptables ou maçons. « Je serais le premier à y aller mais je ne serais pas le seul. La plupart de mes amis seraient du voyage. »
Segal devrait obtenir son diplôme en mai prochain. Peut-être décidera-t-elle de faire son alyah et de chercher un emploi dans l’une des nombreuses entreprises innovantes des dispositifs biomédicaux. Elle ne sait pas encore exactement ce qu’elle va faire, mais la situation actuelle en Israël ne lui fait pas peur.
« Absolument pas », dit-elle en riant enfin.
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