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Le journaliste vétéran John Ware devant une fresque, sur Cable Street, dépeignant la fameuse "bataille" qui avait eu lieu en 1936 là-bas contre les fascistes d'Oswald Mosley qui défilaient à East End, à Londres, un quartier comptant une forte population juive. (Autorisation)
Le journaliste vétéran John Ware devant une fresque, sur Cable Street, dépeignant la fameuse "bataille" qui avait eu lieu en 1936 là-bas contre les fascistes d'Oswald Mosley qui défilaient à East End, à Londres, un quartier comptant une forte population juive. (Autorisation)
Interview

Comment John Ware a blanchi son nom après avoir révélé l’antisémitisme au Labour

Harcelé après son reportage sur le parti, en 2019, le journaliste a fait appel à la justice pour empêcher les partisans de Corbyn de dissimuler la haine antijuive gangrénant la faction

LONDRES — Dans la soirée du 10 juillet 2019, l’émission d’actualité phare de la BBC, « Panorama, » avait diffusé un reportage dévastateur établissant l’étendue de l’antisémitisme qui gangrénait alors le parti Travailliste britannique.

Presque quatre ans après, les retombées de cette diffusion sont encore perceptibles pour le présentateur du programme, le journaliste vétéran John Ware – alors même qu’il y a quelques jours, il a été officiellement interdit à l’ancien dirigeant du Labour, Jeremy Corbyn, de se présenter aux prochaines élections sous l’étiquette du parti.

« Cette émission monopolise ma vie », explique Ware au Times of Israel au cours d’une interview.

Le scandale de l’antisémitisme qui avait secoué le principal parti d’opposition au Royaume-Uni avait commencé à toucher à sa fin il y a trois ans quand Keir Starmer avait été élu au poste de président de la formation, succédant au leader d’extrême-gauche, Jeremy Corbyn, le 4 avril 2020.

Mais pour Ware, ce moment devait marquer le début d’une série de batailles menées devant les tribunaux pour blanchir son nom suite à un déluge d’attaques contre son éthique journalistique et contre ses motivations présumées – avec notamment une plainte pour diffamation qui a été déposée par Ware contre le Labour lui-même, une plainte sans précédent.

Dans ces batailles – qui ont connu leur paroxysme à la fin de l’année dernière – le journaliste a été accusé d’avoir voulu délibérément salir la réputation de Corbyn et d’entretenir des liens avec des associations d’extrême-droite. Ses critiques ont même laissé entendre que son épouse juive et sa belle-famille avaient eu un impact sur son objectivité.

Une photo non-datée de John Ware à Jérusalem. (Autorisation)

Les attaques à l’encontre de « Panorama », pense Ware, ont été au cœur des tentatives continuellement livrées par certains des partisans de l’ancien leader du Labour de réécrire l’histoire des années Corbyn et d’attribuer la défaite catastrophique du parti, lors du scrutin du mois de décembre 2019, à l’émission qui avait été diffusée sur la chaîne publique nationale.

Ware avait commencé à travailler sur l’émission quatre mois avant sa diffusion. A ce moment-là, les accusations d’antisémitisme, au sein du parti Travailliste, étaient régulièrement reprises par les médias depuis au moins trois ans. Au cœur de la querelle entre les partisans et les opposants de Corbyn, il y avait la question de l’étendue de la haine antisémite au sein de la formation : les dirigeants de la formation estimaient que le problème était exagéré par leurs opposants à des fins politiques. Une ligne qui est encore aujourd’hui celle de Corbyn – ce positionnement l’aura fait exclure du parti parlementaire et lui aura valu aussi de perdre toute chance de se présenter sous l’étiquette du Labour lors des prochaines élections générales, qui sont prévues le 28 janvier 2025.

Ware explique avoir été convaincu que l’antisémitisme au sein du parti Travailliste n’était pas seulement une question marginale, se limitant à de petits groupes à la périphérie de la formation, après avoir réexaminé 700 pages de documents : communiqués, courriers, propositions locales faites par le Labour…

Et la BBC avait finalement donné le feu vert à la réalisation de l’émission quand un certain nombre de responsables Travaillistes actuels et passés travaillant au sein d’une unité disciplinaire chargée d’enquêter sur les accusations d’antisémitisme avait accepté de s’exprimer devant les caméras. Ware note avoir trouvé ces sept lanceurs d’alerte – qui étaient en majorité jeunes, occupant des postes relativement mineurs – « individuellement convaincants », ajoutant qu’un seul d’entre eux était Juif.

Le 26 mars 2018, manifestation contre le chef du Parti travailliste Jeremy Corbyn et l’antisémitisme au sein de son parti devant le Parlement britannique, au centre de Londres. (AFP PHOTO / Tolga AKMEN)

« Ils ont évoqué une atmosphère réellement terrible et déplaisante », se souvient-il. Et s’ils n’étaient pas des experts en matière d’antisémitisme – de manière peu surprenante dans la mesure où la haine antijuive n’avait jamais été un problème avant l’élection à la tête du parti de centre-gauche de Corbyn, en 2015 – Ware estime qu’il avait eu affaire à « des gens très respectables qui, tout simplement, n’aimaient pas ce qu’ils voyaient autour d’eux ».

Il reconnaît aussi que leur décision prise de s’exprimer devant les caméras n’avait pas été facile. Il y avait un tel climat au sein du Labour, à ce moment-là, que Luciana Berger, députée juive de premier plan qui s’était distinguée dans la lutte contre l’antisémitisme, avait réclamé une protection policière lors de la conférence annuelle de la formation, à l’automne précédent.

« Je pensais qu’ils étaient courageux, ils ont subi de nombreuses pressions », s’exclame Ware.

Les témoignages puissants de ces lanceurs d’alerte, qui avaient expliqué que leurs efforts visant à exclure les antisémites du parti avaient été sapés par des personnalités Travaillistes de premier plan qui étaient intervenus dans les procédures entourant les plaintes – avaient été au cœur de l’émission, provoquant un tollé politique.

Peu avant la diffusion du programme, le Labour avait frontalement attaqué le journaliste, l’accusant, dans un communiqué transmis aux médias, « d’avoir délibérément et abusivement déformé les faits dans le but de tromper le public britannique ». Les personnels politiques qui avaient participé à l’émission avaient « des comptes politiques à régler » et leur seule motivation était leur opposition à Corbyn, avait fait savoir le parti.

Le chef du parti travailliste britannique Jeremy Corbyn arrivant au centre de dépouillement à Islington, au nord de Londres, le 13 décembre 2019. (Crédit : Isabel Infantes/AFP)

Dans ses quarante années de carrière, Ware note qu’il a travaillé sur un grand nombre de problématiques sensibles. Il a traqué les criminels de guerre nazis en Amérique du Sud ; il a enquêté sur des accusations de « guerre sale » menée par les forces britanniques en Irlande du nord et il a révélé au grand public les violations faites aux droits de l’Homme en Arabie saoudite.

Il s’attendait à ce que le Labour critique l’émission, ajoute-t-il – mais il dit avoir été néanmoins surpris par la réponse du parti.

« J’ai été absolument stupéfait. Le parti Travailliste aspirait à être un parti de gouvernement », dit-il. Les critiques avaient le droit, continue-t-il, d’estimer que l’emission avait été « mauvaise », que ce journalisme était « nul », mais il rejette encore aujourd’hui avec colère les accusations laissant entendre qu’il aurait volontairement leurré les téléspectateurs – et c’est pour ça qu’il a porté plainte, affirme-t-il.

J’ai été absolument stupéfait. Le parti Travailliste aspirait à être un parti de gouvernement

« Si vous suivez cette logique, ça veut dire que moi, mes collègues, le département juridique et la chaîne éditoriale de commandement – cela veut dire que certains d’entre nous, nous sommes réunis et que nous avons ourdi un complot. Et indépendamment de ce que les gens peuvent penser de la BBC, ce n’est absolument pas ce qui est arrivé, » insiste-t-il.

Cette attaque de la part du Labour ne devait être que la première. Au micro de la station de radio de la BBC, Naomi Wimborne-Idrissi, membre de la JVL (Jewish Voice for Labour) – un groupe pro-Corbyn qui a estimé que les accusations d’antisémitisme à l’encontre du Labour avaient pour objectif de réduire au silence les critiques d’Israël – avait dit, de manière mensongère, que le reportage de Ware avait été un reportage « de droite », « raciste » et que le journaliste s’était engagé dans une démarche islamophobe », « teintée de politique d’extrême-droite ».

Ware avait aussi été mis en cause par le site d’information Press Gang qui avait déclaré qu’il était « un journaliste voyou » qui s’était prêté « à des coups bas visant à saper les chances du Labour de remporter la victoire lors des élections générales ». « Panorama », avait ajouté le site, avait été l’occasion de montrer au public « une fausse représentation de l’étendue et de la nature de l’antisémitisme au sein du parti en ignorant, par ailleurs, toutes les preuves contraires à sa thèse ».

Jeremy Corbyn (deuxième à partir de la gauche) tenant une couronne lors d’une visite aux martyrs de Palestine, en Tunisie, en octobre 2014. (Page Facebook de l’ambassade palestinienne en Tunisie)

Les accusations lancées à l’encontre de Ware par Press Gang avaient également été reprises dans un pamphlet imprimé sur papier brillant qui avait été distribué à cent responsables de la BBC ainsi qu’à 200 journalistes travaillant dans différents médias nationaux. Des prospectus attaquant « Panorama » avaient aussi été remis aux employés qui entraient et sortaient des studios de la BBC, dans le centre de Londres.

Ware déclare que les affirmations laissant entendre que son travail pour « Panorama » aurait été motivé par une partialité politique et par le désir d’empêcher Corbyn d’entrer à Downing Street sont « ridicules et infantiles ».

« Trois semaines avant les élections », raconte-t-il, « j’avais aussi fait une émission sur Boris Johnson avec un script qui disait que le Premier ministre avait un rapport assez difficile avec la vérité. De plus, j’avais eu un témoin pour le prouver – son ancienne maîtresse américaine ».

L’émission est devenue une forme de ‘totem’ aux yeux de certains membres de l’extrême-gauche

Et il rejette l’idée que l’émission ait tenu « un rôle déterminant » dans la défaite du parti Travailliste britannique.

« En essayant d’être aussi objectif que possible, je pense qu’on peut raisonnablement dire qu’il y a eu un nombre certain d’autres manquements dans la boîte de Corbyn qui sont susceptibles d’expliquer cette défaite – qu’il y a eu d’autres raisons pour l’expliquer que ‘Panorama’, qui avait été diffusé six mois avant le scrutin et qui avait réuni moins de deux millions de personnes », dit Ware.

Il pense toutefois que même si de nombreux sujets polémiques dont il a parlé dans l’émission étaient d’ores et déjà connus – comme les relations entretenues par Corbyn avec des antisémites variés – l’émission est devenue une forme de « totem » aux yeux de certains membres de l’extrême-gauche.

« Ces gens ont le sentiment que si on parvient à détruire l’émission, alors on pourra réécrire l’histoire et blanchir la réputation de Corbyn qui a, selon eux, essuyé des dégâts injustes, avec une Grande-Bretagne qui a été privée de son tout premier Premier ministre pro-palestinien », précise Ware.

Photo d’illustration : Des drapeaux palestiniens sont brandis par des délégués au cours d’un débat organisé au troisième jour de la conférence du Labour, à Liverpool, au Royaume-Uni, le 25 septembre 2018. (Crédit : AFP PHOTO / Oli SCARFF)

Et plutôt que de permettre à sa propre réputation d’être ternie, ensevelissant sous la boue la réalité antisémite du Labour placé sous l’autorité de Corbyn, Ware avait décidé de riposter.

Sa première plainte pour diffamation – déposée contre le parti Travailliste – avait été tranchée peu après l’arrivée de Keir Starmer à la tête de la formation. Cette dernière avait présenté des excuses « sans la moindre réserve » pour les déclarations faites sur le journaliste et sur les lanceurs d’alerte au moment de la diffusion de l’émission, et elle avait convenu de verser une somme substantielle en dommages et intérêts. Les avocats de Ware estiment que si des journalistes ont pu, dans le passé, traduire devant la justice des politiciens qui les avaient diffamés, cela avait été la première fois qu’un parti politique dans son ensemble avait fait l’objet d’une telle plainte.

« Je n’ai rien à voir avec l’extrême-droite, de près ou de loin. Ces gens sont répugnants, ils sont détestables. »

Ware explique avoir réagi avec « fureur » lorsqu’il avait été accusé d’être proche de « l’extrême-droite » et d’être « raciste ». Ce qui l’avait décidé à poursuivre JVL devant les tribunaux.

« J’ai fait des émissions sur l’extrême-droite », explique-t-il. « Et il s’avère que je n’ai voté pour les Conservateurs qu’une fois dans ma vie. Je vote à gauche. Je n’ai rien à voir avec l’extrême-droite, de près ou de loin. Ces gens sont répugnants, ils sont détestables ».

Et une fois encore, les juges lui ont donné raison. Wimborne-Idrissi et JVL ont présenté des excuses et ils ont admis que les accusations lancées à son encontre – des informations qu’ils avaient prélevées sur sa fiche Wikipedia qui avait été délibérément modifiée deux ou trois jours avant la diffusion de l’émission – étaient mensongères.

Naomi Wimborne-Idrissi prend la parole lors de la conférence du Labour 2017. (Crédit : YouTube)

Enfin, au mois de novembre dernier, Paddy French, du site Press Gang, a été condamné à lui verser des dommages et intérêts.

Il rejette l’idée d’avoir violé la convention déterminant qu’un journaliste ne poursuit pas en justice l’un de ses pairs lorsqu’il a porté plainte contre le site internet.

« Je n’ai pas hésité, pas une seconde », répond-il. « Je pense que la majorité de mes collègues comprennent très bien que le monde a changé de manière spectaculaire. C’est la chasse ouverte sur les réseaux sociaux. Bien sûr, on peut tendre l’autre joue – ou alors on peut réagir. En ce qui me concerne, je me suis dit que je ne tolérerai pas ça ».

« C’est la chasse ouverte sur les réseaux sociaux. Bien sûr, on peut tendre l’autre joue – ou alors on peut réagir. En ce qui me concerne, je me suis dit que je ne tolérerai pas ça. »

Le magistrat, qui a estimé dans son jugement que le dossier était « accablant », a évoqué tout particulièrement les affirmations « particulièrement infâmes » sur la famille juive du journaliste. « Aucun journaliste crédible et digne de ce nom ne peut croire que la religion de la famille du plaignant ait pu avoir une pertinence dans l’exactitude ou dans l’inexactitude du reportage », a-t-il écrit. « L’accusé peut avoir la conviction que le plaignant et le programme sont des cibles légitimes pour ses critiques mais, en aucun cas, il ne peut raisonnablement estimer que la famille du plaignant est une cible légitime pour ses accusations ».

Comme Ware le souligne, ses dossiers devant la justice figurent parmi une vingtaine d’affaires dont les tribunaux se sont saisis et qui portent sur les années Corbyn – la majorité concerne des cas de diffamation et d’antisémitisme. Jusqu’à présent, les partisans de Corbyn ont connu une série de défaites, avec une facture estimée à environ 5,6 millions de livres.

Des activistes aux abords des locaux où se déroule une réunion du comité exécutif du Labour à Londres lors de l’adoption par le parti de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) avec une « réserve » sur la liberté d’expression, le 4 septembre 2018. (Crédit Stefan Rousseau/PA via AP)

Ware a la conviction que la colère provoquée par l’émission « Panorama » dans certains cercles d’extrême-gauche souligne des problématiques plus larges portant sur la manière dont les plaintes pour antisémitisme sont prises en charge et sur les difficultés de les porter à la connaissance du public. Au cœur de cette question, ajoute-t-il, il y a la bataille féroce sur la frontière floue qui sépare antisionisme et antisémitisme.

Ware explique être de plus en plus las de devoir répondre sans relâche à ceux qui tentent de saper la crédibilité de l’émission.

« Il arrive un moment où, face à vos adversaires, cela n’a plus de sens de continuer à débattre parce qu’il est impossible de leur faire entendre raison », s’exclame-t-il. « Et j’avoue que pour moi, ce moment arrive. C’est un puits sans fond dont il faut savoir s’extraire ».

Il ajoute que réaliser l’émission – et vivre ce qu’il a vécu après la diffusion de cette dernière – lui ont appris que les Britanniques ont « un discours vraiment mauvais s’agissant du fanatisme ».

« Nous trouvons terriblement difficile de débattre et de discuter sur ce type de problématique sans nous insulter, sans attribuer des motivations malveillantes aux autres et nous sommes en général désagréables, déplaisants, rigides dans nos positionnements, dogmatiques, nous ne faisons pas preuve d’ouverture d’esprit et nous nions les évidences », explique Ware. « C’est un spectacle vraiment très affligeant ».

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