LONDRES — Il n’est peut-être pas étonnant que l’homme qui a contribué à l’organisation de la Coupe du monde au Qatar – l’un des événements sportifs les plus controversés depuis les Jeux olympiques de Berlin en 1936 – soit le fils de « l’architecte préféré d’Hitler ».
C’est une comparaison qu’Albert Speer Jr., aujourd’hui décédé, n’aurait toutefois pas saluée.
Speer, qui avait été l’un des urbanistes et des architectes allemands les plus en vue de l’après-guerre, avait tenté pendant une grande partie de sa vie d’échapper à l’ombre de son père, obscurcie par le rôle que ce dernier avait occupé dans la cour de Hitler et dans la machine de guerre du Troisième Reich.
« J’ai essayé, pendant toute ma vie, de me séparer de mon père, de prendre des distances face à ce qu’il a fait et à ce qu’il était », avait-il confié en 2010 au journal Süddeutsche Zeitung . « Je ne peux rien y faire », avait-il déclaré à une autre occasion alors qu’il était interrogé sur son célèbre nom et sur sa famille. « Les choses sont ainsi. »
Mais il y avait eu un paradoxe étrange au cœur de la vie de Speer. Son architecture eco-friendly – qui, insistait-il, devait avoir « une dimension humaine » – rejetait consciemment le monumentalisme mégalomane et outrancier du travail de son père. Et Speer Jr. s’était mis souvent au service de régimes brutaux et autocratiques, parmi lesquels le Qatar, l’Arabie saoudite et la Chine.
« Son sentiment de rectitude morale ne l’a pas empêché de travailler avec les régimes autoritaires », écrivait le magazine New Yorker dans un article détaillé consacré à son « architecture compliquée » il y a cinq ans.
Speer, qui s’est éteint en 2017 à l’âge de 83 ans, ne peut pas ne pas avoir eu conscience de ce paradoxe. Ayant élaboré le « plan directeur » qui devait convaincre la FIFA de confier au Qatar la Coupe du monde, il avait ultérieurement rechigné à l’idée d’être associé au nombre croissant de morts qui avait accompagné la construction de ses créations et il avait arrêté de parler à la presse.
Des milliers d’ouvriers étrangers seraient morts sur un projet qui a aussi été entaché par les inquiétudes suscitées par les antécédents médiocres du Qatar en matière de droits de l’Homme, par des accusations de corruption endémique et par le coût environnemental de l’accueil d’un tournoi de football d’une renommée inégalée dans un « État pétrolier caniculaire » qui peut s’enorgueillir d’avoir le taux d’émission de carbone par tête le plus élevé dans le monde.
Un sinistre héritage
Au moment de la naissance de Speer Jr., à la fin du mois de juillet 1934, son père, qui avait rejoint le parti nazi trois ans auparavant, était déjà une étoile montante. Grâce à son travail sur le rassemblement de Nuremberg, en 1933, et sa reconstruction de la chancellerie du Reich, Speer Sr. avait retenu l’attention de Hitler et, au mois de janvier 1934, il avait été désigné architecte en chef du parti.
Les deux hommes étaient devenus intimes, comme l’avait reconnu Speer Sr. à son procès qui avait eu lieu en 1946 à Nuremberg. « S’il avait été capable d’amitié, il serait indubitablement devenu l’un de ses amis les plus proches », a-t-il dit.
En réalité, cette relation était beaucoup plus complexe.
« Je l’admirais sans réserve, je ne pouvoir pas voir de défaut en lui et honnêtement, j’avais du mal à croire à la chance qui m’était donnée », avait ultérieurement indiqué Speer à l’historienne Gita Sereny, qui l’avait interviewé de manière répétée sur une période de trois ans pour son livre Albert Speer: His Battle with Truth (« Albert Speer : Son combat avec la vérité »), sorti en 1995.
En effet, un intervenant interrogé par Sereny avait évoqué « un amour implicite » entre Hitler et son architecte en chef. « Pour Hitler, Speer était le fils qu’il n’avait jamais eu ; pour Speer, au moins au début, Hitler était ce père qu’il avait rêvé d’avoir », avait-elle écrit plus tard.
La foi placée par Hitler dans les capacités de Speer avait permis à ce dernier de connaître une ascension rapide. Il avait amassé une fortune énorme et acquis une grande influence. En 1937, Hitler avait nommé Speer au poste d’inspecteur en chef des constructions à Berlin, lui accordant d’importants pouvoirs, et il lui avait confié la mission de recréer la capitale du Reich. Leur vision partagée de la « Germanie » ne verra finalement jamais le jour mais le coût des initiatives prises par Speer avait été élevé. Des milliers de Juifs avaient été déplacés et sommés de quitter leurs habitations alors que les Berlinois étaient renvoyés de certaines parties de la ville qui devaient être démolies. D’innombrables autres devaient mourir dans les camps en travaillant pour fabriquer les briques et pour tailler les pierres nécessaires pour reconstruire la ville.
Au cœur de ce plan, une grande avenue, courant sur sept kilomètres et reliant le nord au sud et agrémentée d’une Assemblée du peuple, capable d’accueillir 180 000 personnes et dont le dôme aurait été plus de deux fois plus élevé que celui de l’église Saint-Pierre de Rome. Devait aussi être construire, sur cette avenue, une grande arche qui aurait fait trois fois la taille de l’Arc de Triomphe, à Paris, et qui aurait commémoré le triomphe de l’Allemagne face à ses ennemis et les soldats morts à la guerre pour la gloire du pays.
« Tandis que l’envergure du projet est encore difficile à imaginer, il apparaît clairement que Berlin aurait été transformée et que d’un espace de vie attractif pour les citoyens, la ville serait devenue une immensité intimidante, théâtrale, vouée toute entière à montrer la grandeur de l’État », avait écrit Kate Connolly dans le Guardian. « Les architectes et les planificateurs urbains qui ont analysé la ville, ces dernières années, ont affirmé que cela aurait été probablement un cauchemar d’y vivre : elle aurait été hostile aux piétons, qui auraient dû régulièrement emprunter des souterrains pour traverser les rues, et son système routier aurait été chaotique… Les citoyens se seraient sûrement sentis, à des degrés variés, très impressionnés et freinés par les structures imposantes autour d’eux. »
Une « enfance normale » avec tonton Hitler
Le début de la guerre avait ralenti – et même mis au point mort – les projets de Speer pour « la Germanie », mais il avait rapidement hérité de nouvelles responsabilités. En 1942, Hitler l’avait nommé ministre des Armements et président du géant de la construction nazi, l’Organization Todt. Avec cet empire croissant, Speer devait être amené à superviser l’utilisation d’une main-d’œuvre réduite à l’esclavage et travailler sur l’expansion des camps nazis.
« Quelle chance d’avoir Speer ; nous travaillons de manière splendide ensemble – avec un esprit de famille », s’était réjoui le ministre de la Propagande, Josef Goebbels, dans son journal intime.
En 1943, Speer était devenu – selon les mots de Karl Donitz qui avait été désigné par Hitler comme son successeur (il devait prendre la tête du Reich pendant 23 jours seulement) – « le dictateur économique de l’Europe » lorsqu’il avait pris le contrôle d’une grande partie du ministère de l’Économie. La même année, Hitler avait fait de lui le ministre des Armements et de la production de guerre.
De manière guère surprenante, le jeune Albert Jr. avait passé une grande partie de son enfance à Berchtesgaden, à proximité du refuge alpin de Hitler. Si Speer avait affirmé plus tard qu’il avait vécu « une enfance totalement normale », en réalité, elle ne l’avait pas été : son père était un bourreau de travail, il était distant et souvent absent.
« Ce n’était pas le genre de père qui s’intéressait à vos devoirs », avait raconté Speer au magazine Architecture en l’an 2000.
Sa sœur, Hilde, s’était souvenue que son père venait rarement au domicile familial de Berchtesgaden. » Pas plus d’une fois par mois… Je suppose que c’était quand Hitler lui-même était là. » La mère de Speer, Margret, avait de la même façon regretté que « les enfants le connaissaient à peine ». « En réalité, ils n’ont pas eu de père. » Et en effet, quand il allait faire du ski ou qu’il partait en vacances – ce qui était exceptionnel – , Speer Sr. y allait avec son équipe et avec des amis tels que Magda Goebbels et Eva Braun, mais pas avec sa famille.
Pendant de nombreuses années, Speer avait patiemment – et avec réticence – répondu aux journalistes sur ses souvenirs de Hitler. « J’avais neuf ou dix ans et de ce point de vue, je le considérais comme un oncle. Aux yeux de l’enfant que j’étais, il était un homme qui n’était pas différent des autres », avait-il affirmé. Le Führer s’arrêtait occasionnellement à l’habitation familiale pour y boire une tasse de chocolat chaud et Speer et ses frères avaient porté des lederhosen lorsqu’ils s’étaient rendus à Obersalzberg pour fêter l’anniversaire de Hitler avec Eva Braun. « Obtenir une invitation de Hitler avait été une occasion presque heureuse. J’avais eu l’autorisation de jouer avec les chiens. On m’avait donné des sucreries », avait-il raconté à Süddeutsche Zeitung.
Obtenir une invitation de Hitler avait été une occasion presque heureuse. J’avais eu l’autorisation de jouer avec les chiens. On m’avait donné des sucreries
Cette « enfance normale » avait commencé à ne plus l’être quand le cours de la guerre avait changé et que la défaite du Troisième Reich s’était annoncée. Contrairement à la plus grande partie de ses anciens collègues, Speer Sr. avait échappé à la pendaison à Nuremberg après avoir exprimé ses remords et endossé sa responsabilité dans les crimes commis par les nazis, tout en affirmant prudemment qu’il n’avait rien su de la Shoah pendant toutes ces années.
Si les historiens avaient mis en doute ces affirmations, cela n’avait pas été le cas des juges qui l’avaient condamné à une peine de 20 ans de prison, dans l’arrondissement de Spandau. Comme l’avait écrit Roger Moore, l’auteur de The Devils’ Alliance: Hitler’s Pact With Stalin (« L’alliance des démons : Le pacte d’Hitler avec Staline »), Speer « a séduit les juges de Nuremberg par sa démonstration manifeste de repentir et par sa courtoisie mesurée, bourgeoise ».
Lors de sa libération de la prison de Spandau, en 1966, il avait alors « pris l’initiative de courtiser toute une génération de journalistes et d’historiens, se dépeignant comme ‘le bon nazi’, comme le témoin direct et raffiné d’événements qui avaient changé le monde ».
« Avec un tel nom, tout est difficile »
Aîné d’une fratrie de six enfants, Speer Jr., alors âgé de dix ans, avait été naturellement profondément affecté par la défaite de l’Allemagne nazie et par l’arrestation de son père. Il avait développé un bégaiement sévère. « Je n’arrivais pas à prononcer une phrase », s’était-il souvenu. « La raison en était probablement mon enfance. C’est à cause de ce bégaiement que j’ai quitté l’école. J’ai fait un apprentissage de charpentier – si vous faites de la construction, il n’est pas nécessaire de parler beaucoup. »
Les visites à la prison avaient été rares dans un premier temps – Speer n’avait pas revu son père entre l’âge de 11 ans et l’âge de 19 ans – et la relation entre le père et le fils avait été froide. « L’homme auquel j’ai rendu visite une fois par an à Spandau et celui qui est sorti m’était aussi étranger que pouvait l’être l’un de mes professeurs. Il n’y avait aucun lien émotionnel entre nous. Cela n’avait rien à voir avec lui ou avec la manière dont je pouvais juger sa vie », avait-il raconté dans une interview avec le magazine Architecture.
Malgré ses échecs scolaires et son obligation de se lancer dans un apprentissage, l’architecture coulait déjà dans le sang de Speer. Son père, son grand-père et son arrière-grand-père avaient tous été architectes. Il rejettera cependant, pendant toute sa vie, l’idée que son père ait eu une influence sur son choix de carrière.
« Je savais bien dessiner, je savais bien m’exprimer et j’avais des idées », avait-il dit devant les caméras de la chaîne allemande ZDF en 2005. « Mon père n’a joué pratiquement aucun rôle là-dedans. »
Speer avait pris des cours du soir et il avait commencé un cursus d’architecture à l’université technique de Munich en 1955. Il avait aussi vaincu son bégaiement grâce notamment à des prises de parole en public et à un voyage en bus tout autour des États-Unis, en 1964.
Speer avait ultérieurement affirmé n’avoir jamais songé à changer son nom. « Je suis le fils aîné de cet homme et je ne vois aucune raison de prendre un autre nom », avait-il dit à Reuters. « Mais ce nom ne m’a certainement pas aidé. »
En effet, il s’est souvenu plus tard du choc général lorsqu’il reçu son prix d’architecture au début de sa carrière. « Lorsqu’ils ont ouvert l’enveloppe, tout le monde était déconcerté. ‘Quoi ?’, a dit l’un des membres du jury. ‘Albert Speer ? Je croyais qu’il était en prison !’ C’est comme ça que j’ai débuté. »
Après son premier grand contrat pour concevoir un plan pour les villes de l’ouest de la Libye, la carrière de Speer a décollé. Dans les années 1970, il a façonné l’esthétique de Francfort, la ville à partir de laquelle son cabinet, alors en pleine expansion, opérait. En tant que conseiller du gouvernement de la ville, il a conçu les plans de la tour Skytower de la Banque centrale européenne, ainsi que du nouveau quartier Europaviertel (Quartier européen).
Seul Berlin – « pour des raisons évidentes », dit-il – lui échappe largement. « J’ai entendu parler de cas où nous étions aussi bien positionnés que d’autres dans la compétition, mais où l’on nous a dit ‘Faut-il que ce soit Speer ? Nous préférerions prendre l’autre' », a-t-il déclaré au magazine Architecture.
Mais Speer a consciemment tenté de différencier son travail de celui de son père.
« Avec un tel nom, il faut vraiment redoubler d’efforts »
« Avec un tel nom, il faut vraiment redoubler d’efforts », a-t-il déclaré dans une interview accordée à Reuters. « C’est peut-être pour cela que ce bureau s’est développé en mettant l’accent sur l’écologie, la durabilité et l’architecture compatible, plutôt que sur des structures architecturales préconçues. »
« On se sent certainement davantage obligé de produire une architecture et un urbanisme humaniste quand on a eu un tel père. Mon ambition de faire quelque chose pour les autres a quelque chose à voir avec mon nom », a déclaré Speer.
En effet, dans une réplique implicite à l’œuvre de son père, Speer a déclaré en 2010 qu’il « considère les dimensions supérieures à 400 mètres de hauteur comme une folie absolue. De tels bâtiments sont inefficaces et superflus ».
Comme l’a noté le magazine The New Yorker, « si l’œuvre de Speer Sr. était le reflet des valeurs du Troisième Reich, celle de Speer Jr. est une manifestation de l’identité de l’Allemagne d’après-guerre – un pays qui a tenté d’expier son passé en devenant un défenseur international des droits de l’Homme et de la durabilité de l’environnement, un pays qui tente de racheter ses fautes en devenant plus réfléchi et plus humain (bien que souvent en faisant avancer ses propres intérêts financiers) ».
Faire du bon travail au nom des méchants
Que ce soit pour l’argent ou pour la gloire, Speer a accepté tout au long de sa carrière des cachets de régimes, dont le bilan en matière de droits de l’Homme était épouvantable. Au Nigeria, alors sous régime militaire, son entreprise a conçu les plans de la nouvelle capitale d’Abuja.
En Arabie Saoudite, il a travaillé sur les plans de la capitale d’été de Taif et d’un quartier diplomatique à Ryad. Speer ne s’est pas contenté de prôner le « développement à usage mixte » et le « système de gestion de l’eau inédit dans le monde arabe à l’époque » de son projet préféré dans la capitale saoudienne, s’enthousiasmant de la manière dont le monarque saoudien tient des réunions mensuelles avec ses sujets. « Tout le monde est admis et entendu. Ce sont des façons de penser complètement différentes. »
En Chine, il a remporté un contrat pour concevoir la « ville allemande » de Shanghaï et a ouvert un bureau dans la ville en 1999. Il a décrit son travail en Chine comme un « transfert de connaissances », tout en admettant, semble-t-il, que le nom de son père a pu l’aider dans ses nombreuses incursions dans le monde arabe.
Mais, bizarrement, lorsqu’on lui demande s’il a des doutes sur le fait de travailler dans des pays aux régimes autocratiques, il insiste en 2000. « Je n’y ai jamais pensé. En tout cas, nous n’avons jamais travaillé pour une dictature. »
Au fil du temps, il a développé des justifications plus créatives. « En tout état de cause, les Allemands devraient pouvoir travailler dans les pays où se trouve une ambassade allemande », a-t-il déclaré à Der Spiegel en 2012. « Nous œuvrons pour le peuple lorsque nous développons un chantier pour 4 à 6 millions de résidents à Alexandrie », a-t-il poursuivi. « Cela a très peu à voir avec la politique. »
La flexibilité morale de Speer n’était cependant pas sans fin. « Nous n’aurions pas travaillé pour Kadhafi », a-t-il ajouté. En effet, le magazine allemand a détecté lors de son interview que Speer en avait néanmoins « clairement assez de ce débat ».
En tout état de cause, les Allemands devraient pouvoir travailler dans les pays où se trouve une ambassade allemande
Les parallèles constants avec le travail de son père étaient peut-être parfois injustes. Son travail sur l’Expo 2000 de Hanovre a, par exemple, été comparé à celui de Speer Sr. sur le pavillon allemand de l’Exposition de Paris de 1937. De même, ses plans pour la candidature infructueuse de Leipzig aux Jeux Olympiques de 2012 et ceux de son père pour les Reichsparteitagsgelände (« terrain du congrès du parti du Reich ») situé au sud-est de la ville de Nuremberg, ont été comparés. « Dans les deux cas, les liens étaient largement superficiels et pouvaient être considérés comme une apparente inclination de la famille Speer pour la conception d’espaces d’exposition mondiaux », indique une nécrologie de Speer dans le Washington Post.
Mais, à d’autres occasions, les critiques étaient plus justifiées. La controverse et l’attention des médias, par exemple, ont entouré le travail de Speer sur les Jeux Olympiques de Pékin en 2008, où ses plans pour un grand boulevard reliant la Cité interdite – également appelée musée du palais – et le stade avaient des échos gênants de « Germanie ». « Son axe de Pékin réveille de vieux souvenirs », affirmait un article de Die Welt lorsque les plans avaient été soumis en 2003. « Speer Sr. n’avait-il pas prévu un axe nord-sud légendaire pour le nouveau Berlin d’Hitler, qui devait s’appeler ‘Germanie, une capitale mondiale’ ? Son fils essaie-t-il de le copier, ou plutôt de le surpasser ? »
Le fait que des centaines de milliers d’habitants de Pékin allaient perdre leur maison à cause d’un plan commandé par un régime autoproclamé n’a fait que renforcer la ressemblance étrange avec le plan directeur de Berlin de son père.
Les comparaisons avec mon père sont malheureusement inévitables
Speer, cependant, fait fi des critiques. Ses plans sont « plus grands, beaucoup plus grands » que ceux de son père pour Berlin. « Les comparaisons avec mon père sont malheureusement inévitables », a-t-il déclaré. « Ce que j’essaie de faire à Pékin, c’est de transporter une ville vieille de 2 000 ans dans le futur. Pour Berlin dans les années 1930, c’était de la pure mégalomanie. »
Les tentatives de Speer pour se justifier ont été vivement critiquées par Nina Khrushcheva, de la New School University de New York, à la veille de la cérémonie d’ouverture des Jeux.
« Il n’est pas surprenant que les Jeux de Pékin ressemblent aux jeux démesurés qui ont séduit Hitler et enthousiasmé les masses allemandes en 1936. Comme les Jeux de Pékin, les Jeux olympiques de Berlin ont été conçus comme une fête de fin d’année », écrit-elle. « Comme son père, Speer Jr. … a cherché à créer une métropole mondiale futuriste. Bien entendu, la terminologie qu’il a utilisée pour vendre son projet aux Chinois était très différent de celui que son père avait utilisé pour présenter ses plans à Hitler. Au lieu de souligner le caractère pompeux de son projet, le jeune Speer insiste sur son respect de l’environnement. »
« Bien sûr, les péchés du père ne devraient jamais être répercutés sur le fils. Mais, dans ce cas, lorsque le fils emprunte des éléments essentiels des principes architecturaux de son père et sert un régime qui cherche à utiliser les jeux pour certaines des mêmes raisons qui ont animé Hitler, n’est-il pas en train de refléter volontairement ces péchés ? », poursuit-elle.
Remporter une candidature pour la Coupe du monde
Malgré la controverse, il ne semble pas être venu à l’esprit de Speer de rejeter les supplications des Qataris lorsqu’ils sont venus l’appeler juste un an plus tard avec des discussions de longue haleine pour accueillir la Coupe du monde 2022.
« Le défi était de répondre à toutes les exigences de la FIFA et de rédiger la meilleure candidature que les gens de la FIFA aient jamais eu entre les mains », se vantait Speer en 2012. « Et c’est ce que nous avons fait. »
Comme il l’a expliqué à Der Spiegel, le plan directeur de Speer portait essentiellement sur sa marque de fabrique, la durabilité – une faiblesse cruciale pour les Qataris à laquelle il a offert des solutions apparentes. Les stades « éléphants blancs » qui pourraient accueillir la moitié de la population du pays, par exemple, devaient être modulaires et démontés après le tournoi pour fournir des installations sportives aux « pays plus pauvres ». Et une maquette du stade a été construite pour prouver à la délégation de la FIFA qu’un système de refroidissement à énergie solaire neutre en carbone pouvait être déployé contre les températures féroces du désert.
Pendant un certain temps après la décision choquante de la FIFA de choisir le Qatar, Speer a semblé se délecter du projet. « J’aime les Arabes », a-t-il déclaré, tout en révélant qu’après l’annonce, le frère de l’émir et moteur de la candidature, le cheikh Mohammed, « m’a appelé et m’a dit ‘j’aime les Allemands' ».
En effet, Speer a rejeté toute critique de la décision d’attribuer le tournoi au Qatar. Les accusations selon lesquelles l’énergie serait gaspillée sont « sectaires », a-t-il déclaré, notant (à tort) que les sièges des stades allemands étaient chauffés en hiver. « Il faut la même quantité d’énergie pour refroidir les sièges que pour les chauffer. »
Speer a présenté la taille du Qatar comme « pratiquement idéale ». Contrairement à ce qui s’est passé lorsque l’Afrique du Sud a accueilli la Coupe du monde, les supporters n’auraient pas besoin de prendre l’avion, ils utiliseraient le métro. « C’est écologique et beaucoup moins cher. » Et il a accusé les journalistes d’être injustes dans leur traitement du Qatar. « Ce qui me dérange », a-t-il déclaré à Der Spiegel en 2015, « c’est que les normes ne sont pas appliquées tout le temps et dans tous les endroits, seulement au Qatar ».
Plus tard, alors que les controverses autour du manque de démocratie et de syndicats au Qatar et la mort de travailleurs migrants s’amplifiaient, Speer a affirmé qu’il était « fantastique » que « les gens regardent de plus près, et que les choses changent ». Citant ses « bonnes relations commerciales » avec les Saoudiens, il a déclaré qu’il « y a de la confiance là-bas, et les gens nous écoutent. Nous avons vraiment le sentiment de faire quelque chose de positif pour le pays et ses habitants. C’est notre référence. Pour le Qatar également ».
Mais sous les justifications et les excuses résidait un sentiment plus sombre, plus morose et pessimiste sur la valeur et l’importance de la liberté et de la démocratie.
« Notre tradition démocratique a tout de même 100 ans », a-t-il déclaré à Der Spiegel. « Nous ne pouvons pas la traiter comme la seule chose qui compte pour rendre les gens heureux partout dans le monde. »