Pour le gangster juif américain Benjamin « Bugsy » Siegel, Las Vegas représente le pari d’une vie.
Dans les années 40, Siegel a investi les millions de la mafia dans ce qui semblait être un projet chimérique. Il était convaincu que cette ville endormie dans le désert du Nevada deviendrait un jour un centre de jeu glamour. Pour faire de ce rêve une réalité, lui et sa petite amie Virginia Hill, qui avait des liens avec la mafia, ont construit un hôtel-casino appelé le Flamingo, qui rivaliserait avec n’importe quel hôtel de Monaco. Pourtant, les coûts ont grimpé en flèche, et ses associés gangsters les ont soupçonnés, lui et Hill, de détourner des fonds. Le 20 juin 1947, Siegel, 41 ans, a été abattu dans l’appartement de Hill à Los Angeles. Le carnage a fait que son globe oculaire a éclaboussé le mur.
Siegel est le sujet d’un nouveau livre de Michael Shnayerson, collaborateur de Vanity Fair, intitulé Bugsy Siegel : The Dark Side of the American Dream, qui fait partie de la série Jewish Lives de Yale University Press.
« D’une certaine manière, Ben voulait être un bon juif, et j’ose dire qu’il espérait pouvoir mettre sa vie de criminel derrière lui et être un juif pratiquant pour les dernières années de sa vie », a écrit Shnayerson dans un courriel. « Il n’en a simplement jamais eu l’occasion. »
La vie de Siegel a été mise en scène en 1991 dans le film de Warren Beatty « Bugsy », avec Beatty dans le rôle-titre et Annette Bening dans le rôle de Hill.

« Ils entretiennent une romance brûlante, torride dans le film », explique Shnayerson au cours d’un entretien accordé via Zoom au Times of Israel. « Il est indubitable qu’ils ont eu une histoire d’amour merveilleusement piquante dans la réalité. Ils se sont tout de suite reconnus l’un en l’autre. Ils étaient vraiment des âmes sœurs ».
Peut-être, suppose-t-il, que Siegel, encore marié, s’était retrouvé en Hill parce que tous les deux étaient nés dans la pauvreté – Hill dans l’Alabama et Siegel dans le Lower East Side.
« Il y a ces origines qui sont importantes », ajoute Shnayerson en évoquant Siegel. « Il est plus facile en les prenant en compte de comprendre pourquoi Ben est devenu le dur à cuire qu’il a été, comment il a été entraîné à commettre de graves crimes ».
Siegel est le premier gangster à faire l’objet d’un livre dans la série des Vies juives parmi les 50 ouvrages qui sont sortis jusqu’à présent.
Tous les volumes précédents étaient consacrés à « des personnalités admirables », note Shnayerson, « des magistrats à la Cour suprême, des scientifiques ».
Et pourtant, ajoute-t-il, « les gangsters juifs ont fait partie de l’expérience juive américaine à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle » – avec Siegel ; Meyer Lansky, son partenaire dans le crime avec lequel il a vécu une amitié de toute une vie et leur mentor de l’époque à la prohibition, Arnold Rothstein, dit « le cerveau », qui aurait inspiré le personnage fictif de Meyer Wolfsheim dans le roman de F. Scott Fitzgerald devenu un classique, Gatsby le magnifique.

Shnayerson est né dans une famille protestante mais il s’est converti au judaïsme il y a sept ans lorsqu’il a épousé sa femme, Gayfryd Steinberg.
« Jamais je n’aurais imaginé que la conversion ferait de moi un candidat plus approprié pour écrire un livre sur les gangsters juifs, » dit-il, amusé. « Mais c’est ce genre de coïncidences qui finissent pas orienter nos vies, n’est-ce pas ? »
Shnayerson a consacré l’un de ses livres précédents, en 2015, à une biographie du gouverneur de New-York, Andrew Cuomo. Suite aux récentes accusations de harcèlement sexuel et de violences lancées à l’encontre de ce dernier, Shnayerson a rédigé un article dans Vanity Fair en se fondant en partie sur ses notes prises pour l’ouvrage – rappelant notamment le fait que pendant le divorce de Cuomo d’avec Kerry Kennedy, « il y a eu énormément de tensions entre eux. Kennedy a passé plus d’une nuit à dormir dans sa salle de bains ».

Shnayerson ajoute que « pendant trois jours après la publication de l’article, j’ai répondu à des appels provenant de toutes les émissions d’information dans le monde entier, qui voulaient toutes parler d’Andrew Cuomo ».
Un autre ouvrage a amené Shnayerson vers le projet de Siegel. Shnayerson avait appris énormément de choses sur le milieu des casinos dans les années 1950 quand il avait co-écrit un livre sur Harry Belafonte aux côtés du célèbre acteur et chanteur. Ce qui lui a donné l’opportunité d’écrire le livre sur Siegel.
Shnayerson a interviewé la petite-fille de Siegel, Wendy Rosen, et il s’est plongé dans son sujet, grâce notamment à deux ouvrages — Tough Jews: Fathers, Sons, and Gangster Dreams de Rich Cohen; et But He Was Good to His Mother: The Lives and Crimes of Jewish Gangsters, écrit par Robert Rockaway, professeur d’histoire à l’université de Tel Aviv.
Shnayerson a même retrouvé la liste des passagers du navire SS Etruria, qui avait amené les parents de Siegel, Max et Jennie (Riechenthal) Siegel, depuis la Galice vers les États-Unis, en 1900. Ils avaient rejoint d’innombrables familles juives dans le quartier animé de Lower East Side. Max Siegel était repasseur, ce qui parvenait à peine à répondre aux besoins croissants d’une famille de sept personnes – dont Ben, qui avait vu le jour en 1906.
Quand il était adolescent, il avait appris à racketter les vendeurs de chariots. Les débuts de la Prohibition, en 1919, lui avaient permis d’entrer dans le monde plus obscur de la contrebande – en particulier après s’être lié d’amitié avec un autre jeune lui aussi dur à cuire : Lansky, né à Grodno, qui s’appelait Meier Suchowlanski de son nom de naissance. Cette rencontre devait être fatidique.
« Meyer était un type discret, laborieux », explique Shnayerson. « Ce n’était pas le type à sortir une arme et à ouvrir le feu en vous visant entre les deux yeux. Ça, c’était Ben. Ils étaient complémentaires d’une manière qui devait s’avérer être très utile ».

A travers leur partenariat – « La bande de Bugs et de Meyer » – Siegel devait devenir suffisamment riche pour s’installer au Waldorf-Astoria. Et pourtant, son surnom atteste à la fois de son tempérament explosif et de sa folie, écrit Shnayerson dans le livre.
« Il était beau comme une star de cinéma mais en même temps, c’était un type d’une dureté incroyable avec un tempérament resté célèbre, il était tout feu tout flamme », dit Shnayerson au Times of Israel. « S’il commençait à s’énerver, il y avait tout intérêt à quitter les lieux rapidement ».
Après la fin de la Prohibition, en 1933, Siegel avait emmené son physique de jeune premier à Los Angeles, où il avait vécu une existence très hollywoodienne. Il était devenu ami de l’acteur et ancien gangster George Raft, star du film-culte « Scarface », et il avait tenté – en vain – de faire carrière lui-même au cinéma. Tous les matins, il se rendait chez le barbier Drucker, il continuait par des visites qu’il effectuait dans des costumes de luxe onéreux et il finissait dans la demeure immense qu’il avait fait construire pour lui et sa famille – son épouse, Esther, et leurs deux filles.
« Même après le dîner », continue Shnayerson, « Siegel se faisait un masque sur le visage pour être sûr qu’aucune ride ne viendrait abîmer sa peau. Il avait beaucoup de vanité ».

Parmi les liaisons de Siegel, la relation amoureuse qu’il avait entretenue avec Dorothy Di Frasso, une héritière américaine qui avait épousé un aristocrate italien. En 1939, Siegel et la comtesse Di Frasso avaient rencontré Mussolini pour lui présenter un explosif silencieux que le Duce avait rejeté parce qu’il n’avait pas fonctionné. Cette rencontre aurait eu lieu en présence d’un nazi de triste mémoire – Hermann Goring — que Siegel devait ultérieurement regretter de ne pas avoir tué après avoir été informé de l’existence de la Shoah. Il avait versé des dizaines de milliers de dollars également en faveur de l’indépendance d’Israël au cours d’entretiens avec le diplomate sioniste Reuven Dafni.

Et pourtant Siegel avait un côté sombre, comme le note le livre dans son sous-titre. Il devait endosser la responsabilité de douze assassinats, dont celui de Tony Fabrazzo, un voyou qu’il avait abattu par balle devant les yeux de son père. Siegel appartenait au tristement célèbre syndicat Murder, Inc., qui aurait tué de 400 à 1 000 personnes. Il avait aussi été accusé de viol par une ancienne relation qui avait ultérieurement retiré sa plainte.
« Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il a tué beaucoup de gens pour se hisser sur l’échelle du crime », estime Shnayerson.
Le dernier échelon devait être Las Vegas, qui avait légalisé le jeu en 1931.

« Cette année avait marqué un immense tournant dans le Nevada », note Shnayerson. « Vous pouviez vous marier, divorcer dans la foulée, et jouer. Tout cela était arrivé en une seule année ».
Siegel était devenu partenaire commercial dans un projet de construction d’un casino glamour appelé le Flamingo. Shnayerson remarque que Hill portait ce surnom de « flamant rose », peut-être en raison de sa peau qui rosissait quand elle était ivre. Pourtant, Siegel devait être dans l’incapacité de voir que ses équipes l’escroquaient. Les coûts initiaux avaient été dépassés de cinq millions de dollars, ses soutiens du milieu avaient été réticents à l’idée d’engager encore des fonds et ils l’avaient soupçonné, lui, Hill ou les deux, de détourner l’argent. Au mois de décembre 1946, quand le Flamingo avait ouvert ses portes lors d’une réception sans éclat, un groupe d’associés du milieu criminel – dont Lansky – s’étaient réunis de manière fatidique à la Havane.

« Le but de cette rencontre à Havane, c’était de décider si Ben allait respecter tout l’argent qu’il lui avait été donné et qu’il avait gâché ou s’il allait être assassiné, » dit Shnayerson.
Au cours de la première moitié de l’année 1947, Siegel avait connu des hauts et des bas. Son père, Max, s’était éteint en début d’année. Hill était partie pour un voyage mystérieux à Paris où, selon la légende, elle avait acheté 75 manteaux de fourrure en plein été. Plus positif, le Flamingo avait commencé à faire des bénéfices et quand Lansky y était venu en visite, Siegel était plutôt d’humeur optimiste.
La nuit du 20 juin 1947, Siegel avait été abattu par arme à feu à travers la fenêtre du salon de l’appartement de Hill, à Los Angeles, qu’elle lui avait laissé pendant son absence.
« Cela était terminé pour Ben », dit Shnayerson. « Il est mort presque sur le coup ».
Le crime n’a jamais été résolu.

« Les années suivantes, le Flamingo a continué à prospérer », remarque Shnayerson. « Dans un sens, ses aspirations se sont réalisées. Cela a été une seconde existence pour Ben ».
« En fin de compte », conclut Shnayerson, « il faut rendre hommage à cette clairvoyance qui lui a fait décider, avant toute autre chose, de construire un casino, et lui en attribuer le mérite. C’était la naissance de la ville de Las Vegas telle que nous la connaissons aujourd’hui. »