Les événements au Moyen-Orient s’étaient précipités à la fin du mois de mars 2002. Un kamikaze du Hamas s’était fait exploser lors d’un seder de Pessah au Park Hotel de Netanya en date du 27 mars, tuant 30 civils israéliens et faisant 40 blessés. Cela avait été l’attentat palestinien le plus meurtrier de la sanglante Seconde Intifada.
Le jour suivant, le 28 mars, la Ligue arabe s’était réunie à Beyrouth et elle avait approuvé l’Initiative de paix arabe qui avait été proposée par l’Arabie saoudite et qui soulignait les principes d’une normalisation des liens entre l’État juif et le monde arabe, sur la base d’une résolution à deux États du conflit israélo-palestinien.
Puis, le 29 mars, en réponse à l’attentat du Park Hotel et à des attentats antérieurs commis sur des civils israéliens, Israël avait lancé l’opération Bouclier défensif. A la recherche des infrastructures terroristes palestiniennes, l’armée israélienne avait fini par reprendre le contrôle étroit de la Cisjordanie.
La présence israélienne conséquente dans des secteurs qui étaient auparavant placés sous le contrôle des Palestiniens, l’expansion des implantations israéliennes et l’échec des parties tierces à faire reprendre à Israël et à l’Autorité palestinienne des négociations productives ont finalement, à tous les égards, gelé le processus de paix qui avait été mis en marche par les accords d’Oslo en 1993 et en 1995.
« A l’époque, je suivais les événements qui étaient en train de se dérouler et je m’étais dit : ‘Wow ! Trois jours, et voilà ce qui se passe. C’est étonnant. Je ne me souviens même pas d’événements tels que ceux-là’, » raconte Yossi Alpher, ancien responsable du Mossad et ex-directeur du Centre Jaffee d’études stratégiques à l’université de Tel Aviv (qui est aujourd’hui l’Institut d’études nationales de sécurité).
Alpher s’était fait la remarque – puis la vie avait repris son cours. Deux décennies plus tard, il s’était toutefois souvenu de ces trois journées du mois de mars 2002 et il avait réalisé qu’ils avaient été un tournant de l’Histoire et qu’ils étaient déterminants pour comprendre la situation actuelle d’Israël : une impasse violente et continue avec les Palestiniens et le début d’une normalisation avec le monde arabe par le biais des récents Accords d’Abraham.
Alpher avance sa thèse – avec brio que – ces trois jours auront été « un formidable carrefour stratégique » dans son nouveau livre écrit en anglais, Death Tango: Ariel Sharon, Yasser Arafat, and Three Fateful Days in March qui a été publié le 15 février, en amont du 20e anniversaire des événements analysés.
Alpher s’est entretenu avec le Times of Israël depuis don domicile de Ramat Hasharon, faisant également part de ses conclusions et de ses inquiétudes profondes pour l’avenir d’Israël.
Dans l’introduction du livre, l’auteur explique que son titre, « Le tango de la mort » a été emprunté à la description faite par l’analyste et négociateur au Moyen-Orient Aaron David Miller de la description de la relation entre le Premier ministre Ariel Sharon et le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat pendant la période couverte par le livre.
« Quand on observe les choses avec le recul, le terme décrit également la relation israélo-palestinienne de l’époque et maintenant », écrit Alpher.

Death Tango est complexe mais son écriture est tout à fait accessible. L’ouvrage suit les événements principaux d’il y a deux décennies, notamment à ceux du mois de mars 2002 – mais il ne s’y limite pas – dans l’ordre chronologique. Il va au-delà des acteurs régionaux pour examiner les intérêts américains et russes et les politiques mises en place au Moyen-Orient.
Alpher présente un grand nombre de personnalités éminentes de l’époque et comprend un chapitre entier consacré à un entretien avec le journaliste du New York Times Thomas Friedman qui, affirme Alpher, avait conçu l’esquisse originale de l’Initiative de paix arabe dans une chronique du New York Times, au mois de février 2002 (l’une des parties les plus surprenantes du narratif).
Alpher souligne de façon majeure les personnalités de Sharon et d’Arafat, ainsi que leurs modes de gouvernance. De son point de vue, Arafat n’était pas le type de dirigeant susceptible de pouvoir ou de vouloir amener les Palestiniens à la table des négociations avec Israël, en particulier durant la Seconde intifada. Le « bulldozer » Sharon avait changé à la fin de sa vie et il avait agi de manière unilatérale de façon inattendue en démantelant les implantations à Gaza et dans le nord de la Cisjordanie. Mais Sharon ne faisait pas confiance à l’ancien terroriste Arafat et il n’envisageait pas de discussions bilatérales avec ce dernier.
Arafat est mort au mois de novembre 2004. Sharon avait souffert d’une série d’attaques et, au mois de janvier 2006, il est tombé dans un coma dont il ne s’était jamais réveillé. Nous ne saurons jamais s’il aurait abandonné le contrôle de parties significatives de la Cisjordanie.

Alpher a interviewé un grand nombre des personnalités avaient été impliquées dans les événements de 2002. Tous sont allés de l’avant depuis, mais le conflit israélo-palestinien reste inchangé. Au contraire, il est plus encrassé que jamais. Et il ne voit à l’horizon aucun leader israélien ou palestinien avec l’influence politique nécessaire pour mettre en œuvre une solution à deux États.
« Je ne vois pas de leader potentiel, mais cela ne signifie pas que cela ne peut pas arriver. Je me souviens quand Sharon est devenu Premier ministre, au mois de février 2001. Il y avait des gens qui disaient même alors que Sharon allait démanteler les implantations. Je me souviens avoir dit en public que si Sharon démantelait les implantations, je mangerai mon ordinateur. Il fallait que je mange mon ordinateur. Sharon nous a donc surpris », explique Alpher.

« Si vous essayez de tirer des conclusions sur qui pourrait être le prochaine Sharon, il faut que ce soit quelqu’un qui puisse apporter avec lui une partie importante de la droite, du courant religieux de la politique israélienne d’aujourd’hui. Ce ne sera pas quelqu’un de la gauche, avec tout le respect que je leur dois, parce qu’ils ne seront pas en mesure d’emmener suffisamment de gens avec eux pour faire un changement politique », a-t-il dit.
Alpher ne pense pas non plus que l’administration américaine actuelle exercera des pressions. Même si le président américain Joe Biden exerçait des pressions, cela ne fonctionnerait pas parce que « nous n’avons vraiment pas de partenaire palestinien pour ce genre de changement… Je ne vois personne là-bas. Vraiment pas. Après [le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas], ils vont se battre, et celui qui gagne ne sera pas quelqu’un qui, au moins à court terme, va abandonner la demande de droit [palestinien] de retour [en Israël pour des millions de personnes] et reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël » considérés comme inacceptables par la partie israélienne.
Pour de nombreux adultes du Moyen-Orient, la précipitation des événements de la fin mars 2002 est probablement un souvenir flou. Même à l’époque, beaucoup ont négligé l’importance des événements alors même que leur impact se faisait sentir.
« Les Israéliens n’étaient pas au courant de ce qui se passait avec l’Initiative de paix arabe. J’ai relu la presse à partir de ce moment-là. Il n’y a eu aucune couverture. En parallèle, à Beyrouth, ils ont à peine écrit un entrefilet au sujet de l’attentat à la bombe du Park Hotel. C’était tellement périphérique pour eux, même si le cheikh [Ahmed] Yassin, chef du Hamas, a déclaré publiquement que le Hamas avait fait cela pour saborder l’Initiative de paix arabe… Il est révélateur du fossé qui nous sépare », a déclaré M. Alpher.
Alpher montre à quel point l’initiative de paix elle-même a été marginale pour les États arabes au fil du temps (elle est simplement reconfirmée pro forma aux sommets de la Ligue arabe). Dans son livre, l’auteur dit que les États arabes (du moins ceux qui ont pris la peine de se présenter à Beyrouth en mars 2002) ont conçu l’initiative davantage pour répondre à leurs propres besoins politiques internes que pour réaliser les aspirations nationales des Palestiniens. Par exemple, le prince héritier Abdallah tentait de rebaptiser l’Arabie saoudite après les attentats du 11 septembre, et de manigancer pour obtenir le pouvoir contre ses frères dans la succession au trône.
Attendre si longtemps pour réfléchir sur les événements de mars 2002 a permis à Alpher de saisir pleinement le cynisme avec lequel les États arabes ont agi, tandis qu’Israël, lui aussi, a fait preuve de réticence à s’engager de manière significative dans l’initiative de paix.« Nous en arrivons aux Accords d’Abraham et les dirigeants des Émirats arabes unis disent officiellement qu’ils normalisent les relations avec Israël conformément à l’Initiative arabe pour la paix, ce qui est une plaisanterie totale, des fausses nouvelles », a déclaré Alpher.

L’initiative appelle spécifiquement les États arabes à agir à l’unisson, et stipule qu’ils ne normaliseront les relations qu’une fois la question palestinienne résolue, mais aussi lorsque la question des frontières entre Israël et le Liban et la Syrie sera également résolue, a déclaré Alpher. Par conséquent, les Émirats arabes unis et Bahreïn ont normalisé leurs relations avec Israël malgré l’initiative, pas dans le cadre de celle-ci. La proposition des Palestiniens au sommet de la Ligue arabe de 2020 consistant à dénoncer la normalisation a été rejetée.
Alpher pense que le monde arabe abandonne la solution à deux Etats, car il en a assez de soutenir les Palestiniens, les pays ont simplement évolué et ont commencé à normaliser leurs liens avec Israël. La peur de l’expansion régionale iranienne, l’admiration pour le secteur des technologies israéliennes, et l’influence d’Israël à Washington alimentent cette normalisation, a-t-il déclaré.
« Finalement nous sommes dans une situation où il n’y a pas de pression arabe sur Israël, et donc pas de pression internationale pour qu’il y ait de sérieuses concessions pour une solution à deux états », a déclaré Alpher. « Il n’y a personne pour faire pression à Ramallah, et certainement personne pour faire pression à Gaza. »
Tout cela laisse Israël « glisser vers le bas de la pente » pour devenir une entité binationale entre la Méditerranée et le Jourdain ravagée par un conflit violent, selon Alpher.
En parlant avec le Times of Israel, il ne s’est pas aventuré à prédire exactement quand Israël pourrait se retrouver au bas de cette pente, n’étant alors plus un Etat démocratique et juif. Cependant, il a dit qu’il voit cela comme une éventualité si le courant politique israélien de plus en plus « de droite, religieux et messianique » ne perçoit pas le danger qui l’attend.
La perspective historique nous aide à identifier les faits marquants, mais on peut aussi percevoir ces moments critiques en temps réel. Alpher souligne les 10 et 21 mai 2021, les hostilités avec le Hamas à Gaza et l’explosion simultanée de violence entre Arabes et Juifs en Israël comme un signe probable.
Alpher ne pense pas non plus que l’administration américaine actuelle exercera des pressions. Même si le président américain Joe Biden exerçait des pressions, cela ne fonctionnerait pas parce que « nous n’avons vraiment pas de partenaire palestinien pour ce genre de changement… Je ne vois personne là-bas. Vraiment pas.
« Il ne s’agissait pas simplement de réciprocités entre Israël et le Hamas à Gaza. Cela a commencé à Jérusalem, le Hamas revendiquant son leadership », a déclaré Alpher, faisant référence à la menace de violence du Hamas pour montrer son mécontentement face à l’annulation par le président de l’Autorité palestinienne des élections palestiniennes prévues.
Le Hamas a tenu bon sur sa menace, déclenchant une situation qui était déjà potentiellement explosive. Les Palestiniens protestaient contre les expulsions imminentes de familles arabes dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, la police israélienne prenant d’autre part position sur le Mont du Temple, lieu politiquement et religieusement sensible pour contrer les émeutes.
« Des roquettes ont été tirées [par le Hamas et Tsahal]… mais il y avait aussi des conflits violents [entre civils juifs et arabes] à Jaffa, Jérusalem, Ramle, Acre. Il y a eu des manifestations en Cisjordanie et sur les campus de Londres et de Los Angeles. Des Juifs et des Palestiniens se battaient partout », a dit Alpher.
« Nous n’avons pas vu cela depuis 1948, cette guerre interethnique interne. Je crains fort que ce soit ce que nous allons voir de plus en plus », a-t-il dit.