En 1958, en pleine guerre froide, le voyage du premier sous-marin à propulsion nucléaire au monde, capable de naviguer sous la calotte glaciaire des pôles, captive l’Amérique.
Cela arrive à point nommé pour les États-Unis, à la recherche d’un succès technologique susceptible de rivaliser avec le lancement de Spoutnik par l’URSS. Pourtant, l’homme qui a développé l’USS Nautilus – l’amiral Hyman G. Rickover, Juif américain né dans un shtetl polonais – est, dans un premier temps, exclu des réjouissances en raison d’une personnalité difficile qui lui a valu de fortes inimitiés au sein de la marine.
La vie complexe de Rickover est explorée dans un nouveau livre, Admiral Hyman Rickover: Engineer of Power, écrit par Marc Wortman.
« J’ignorais à quel point ce gars était incroyablement compliqué, pugnace et brillant, et à quel point sa carrière a été marquée par la controverse, les batailles, sans cesse », confie Wortman au Times of Israel. « C’est vraiment une histoire fascinante. »
Publié dans la série « Jewish Lives » de la maison d’édition Yale University Press, le livre est centré sur ce fils du shtetl, retourné en Pologne des années plus tard, à l’occasion d’une visite en Union soviétique aux cotés du vice-président de l’époque, Richard Nixon, en pleine guerre froide. Rickover allait devenir un confident de la Maison Blanche sous Jimmy Carter, qui avait lui-même servi dans la Marine nucléaire de l’amiral. Carter a souvent dit qu’aucun autre homme, à l’exception de son père, n’avait eu sur lui autant d’influence.
Considéré comme le père de la Marine nucléaire, Rickover a bâti sa réputation sur des réalisations révolutionnaires en lien avec l’énergie nucléaire, telles que la création du Nautilus en 1954.
« Il avait la personnalité nécessaire pour le faire », explique Wortman, qualifiant le Nautilus de « réalisation incroyable qui, selon le président Jimmy Carter, l’a élevé au rang de plus grand ingénieur de tous les temps ».
La brillante carrière de Rickover débute sous l’administration Woodrow Wilson, lors de la Première Guerre mondiale, et s’achève avec les années Reagan, en pleine guerre froide. Il est à ce titre l’officier en service actif avec la plus grande longévité de toute l’histoire militaire américaine.
« Après la présidence Nixon, c’est l’apogée du pouvoir de Rickover », explique Wortman. « Jimmy Carter avait été officier sous-marinier nucléaire. Il vénérait Rickover… Il le faisait régulièrement venir à la Maison Blanche, lui rendait même visite à son domicile. Il a effectué une sortie sur l’un des sous-marins lance-missiles de la « Marine Rickover ». Carter a déclaré que c’était l’une des plus grandes réalisations d’ingénierie de toute l’histoire de l’humanité.
Travail acharné et heureux hasard
Rickover naît Chaim Godalia Rykower dans une famille juive orthodoxe de Pologne en 1899. Les Rykower quittent un climat de plus en plus antisémite au tournant du XXe siècle et le jeune Chaim, alors âgé de 6 ans, débarque à Ellis Island avec sa mère, Ruchia, et sa sœur, Faiga. Abram, le patriarche de la famille, déjà arrivé en Amérique, ne reçoit pas la nouvelle de l’arrivée du reste de la famille à Ellis Island. Faute de soutien financier, Ruchia, Chaim et Faiga sont détenus pendant 10 jours. L’expulsion est imminente. Heureusement, une connaissance polonaise les reconnait et informe le père Rykower, leur permettant d’entrer aux États-Unis, sous des noms américanisés.
« Tous les Juifs restés dans son shtetl à Maków Mazowiecki ont été assassinés par les nazis », confie l’auteur. « Qui sait combien d’autre Rickovers il aurait pu y avoir ? »
Lorsque la famille – dont sa sœur, le bébé Hitel – s’installe dans l’importante communauté juive de Lawndale, à Chicago, un heureux concours de circonstances place Rickover sur la route du membre du Congrès, Adolph Sabath, un autre Juif qui lui ouvrira les portes de l’Académie navale.
La famille loue une chambre à un cousin, qui a de bons contacts politiques. Alors que la Première Guerre mondiale fait rage, il parvient à négocier un accord pour éviter la conscription au fils d’un électeur, en échange de l’entrée de Rickover à l’académie.
Le sérieux et l’énorme capacité de travail de Rickover l’aident à s’imposer dans une atmosphère teintée d’un antisémitisme subtil mais latent comme en atteste une farce cruelle – et très médiatisée – avec un annuaire contre un camarade de classe juif.
« A de nombreuses reprises, c’est grâce à un mélange de combattivité, de chance et d’intelligence que Rickover réussit ce qu’il accomplit », explique Wortman, ajoutant qu’il « a toujours eu une énorme volonté de progresser. Il a travaillé plus dur que quiconque… même lorsque la Marine l’a relégué au fond d’un couloir, dans un bureau aménagé dans d’anciennes toilettes pour dames ».
Nous sommes en 1947. Rickover a déjà servi à bord de plusieurs types de navires, considérablement accru son leadership à la faveur de la Seconde Guerre mondiale et travaille au développement d’un sous-marin à propulsion nucléaire sur le site du projet Manhattan, à Oak Ridge, dans le Tennessee. Son supérieur et allié, l’amiral Earle W. Mills, déçu par l’avancée des travaux, fait emménager Rickover dans un espace de bureau où la plomberie des toilettes est encore visible.
Malgré tout, précise Wortman, Rickover « n’a jamais abandonné son idée. Il allait trouver le moyen de développer un réacteur à propulsion nucléaire. »
Rickover visualise nettement les étapes nécessaires à la réalisation du projet, depuis la production de matériau pour protéger le réacteur jusqu’à la division des atomes pour produire la chaleur nécessaire à l’alimentation des turbines. Le processus, que les experts estiment à des décennies, ne lui prendra que cinq ans.
« Il ne se laissait pas abattre », ajoute Wortman. « Il se surpassait, se battait, et surpassait n’importe qui. »
Un dur à cuire jusqu’à la moelle
Rickover avait ses détracteurs. Le livre consacre un chapitre à un épisode de 1952, intitulé de manière provocante « Une nouvelle affaire Dreyfus ? ». C’était un moment crucial, à l’issue duquel Rickover serait promu contre-amiral ou mis à la retraite, sur la décision d’une commission de neuf membres. À deux reprises, Rickover n’a pas été promu. C’est alors que des soutiens sont apparus, parmi lesquels le successeur du membre du Congrès Sabath, Sidney Yates. Un troisième vote a lieu, suite auquel il est finalement promu. Wortman en conclut que l’agressivité de Rickover est la principale raison pour laquelle ses détracteurs ont souhaité son départ.
Et il en sera ainsi durant toute sa carrière, même si les soutiens dont il bénéficie vont sensiblement évoluer.
Bien que ses ennemis l’aient écarté des célébrations de la traversée de la calotte polaire par le Nautilus, il a obtenu sa revanche en étant invité d’honneur lors du défilé à New York, recevant une médaille d’or du Congrès ainsi qu’une promotion au grade de vice-amiral.
Wortman a pu se faire une idée de l’acariâtreté de son sujet en parlant avec les personnes qui ont postulé pour rejoindre la marine nucléaire de Rickover.
« Beaucoup de gens ont passé le fameux – ou infâme – entretien de Rickover », explique Wortman. « Ils en gardaient tous un souvenir indélébile… pas vraiment heureux, loin de là.. Il les insultait, les mettait en colère, à la limite de la furie. Certains tremblaient. On peut le dire maintenant, il en a maltraité plus d’un. »
Lorsqu’il a appris qu’un candidat allait se marier, il lui a ordonné d’appeler sa fiancée depuis son bureau et d’annuler le mariage sur-le-champ – avant de le renvoyer manu militari devant son manque de conviction. D’autres candidats ont été mis au placard ou – dans le cas de celui qui faisait partie d’une chorale – obligés d’interpréter des chants de Noël à chacune des assistantes de Rickover.
« Il y a aussi ceux, comme Jimmy Carter, pour lesquels cette rencontre a changé leur vie. Ils ont trouvé dans ces conversations ou ces entretiens une toute nouvelle perspective de vie ; ils ont compris que s’ils avaient la chance d’entrer dans la marine nucléaire, il leur faudrait prétendre à la perfection », ajoute Wortman.
Deux sous-marins nucléaires ont été perdus par la Marine sous l’ère Rickover – en 1963, l’USS Thresher, avec ses 129 membres d’équipage tous déclarés morts, et en 1968, l’USS Scorpion, avec ses 99 membres d’équipage tous présumés morts.
Dans le cas du Thresher, le Congrès et un tribunal d’enquête de la Marine ont reconnu la qualité de la surveillance stricte exercée par Rickover sur le réacteur nucléaire du sous-marin, plus critiques sur la différence de contrôle qualité réalisé par la Marine et le chantier naval de Portsmouth (New Hampshire), où avait été construit le navire.
Le chef du Bureau naval, le vice-amiral Ralph K. James, a reproché à Rickover de l’avoir contacté la nuit de la catastrophe pour tenter de se dégager de toute responsabilité.
Wortman signale que, s’agissant de l’USS Scorpion, de multiples causes ont été invoquées sans qu’aucune n’ait pu être prouvée .
« Rappelons-nous que l’une des plus grandes réussites de Rickover est d’avoir pris quelque chose d’intrinsèquement dangereux – les radiations sont incroyablement dangereuses – et de l’avoir rendu si sûr qu’après des dizaines de millions de kilomètres d’exploitation de navires, dans les conditions les plus difficiles, à plus de 300 mètres sous l’océan, il n’y a jamais eu de fuite radioactive, jamais d’accident nucléaire », là où Soviétiques et Russes ont un bilan très différent, explique Wortman.
Une belle carrière parsemée de scandales
La carrière de Rickover s’est terminée sur une note chaotique du temps sous la présidence Reagan, suivie d’un scandale échevelé une fois parti en retraite.
« L’un des premières décisions de l’administration Reagan a été de le mettre à la retraite », explique Wortman.
« À l’âge de 81 ans, il a finalement été forcé de partir. »
C’est l’apothéose en 1982, à l’occasion de l’entretien préalable à son départ dans le Bureau ovale. Rickover supplie littéralement le président Reagan de le laisser à son poste, tout en insultant le decrétaire à la Marine, John Lehman Jr – beaucoup plus jeune que lui – responsable de son départ.
Deux ans plus tard, la Marine découvrait que Rickover avait accepté des cadeaux, pour une somme avoisinant les 70 000 dollars, de la part de la société de construction navale General Dynamics. Parmi ces cadeaux figurent « douze couteaux à fruits plaqués or avec des manches en cornes de buffle d’eau », précise le livre. L’amiral à la retraite a reçu un blâme de la part de Lehman, mais a toujours farouchement nié que ces cadeaux aient eu une quelconque influence sur ses décisions.
À deux reprises dans la même conversation, Wortman utilise le terme « pugnace » pour décrire Rickover.
« Pour un auteur, c’est un vrai cadeau », confesse Wortman. « Il est impossible de créer un personnage aussi complexe, aussi accompli, aussi difficile, aussi simplement en colère, méchant et pugnace que Rickover. Pour un auteur, les personnages se doivent d’être riches et complets – et Dieu sait si Rickover l’était. »