Ksenia Svetlova est née à Moscou. Elle a immigré en Israël avec sa mère à l’âge de 14 ans, a obtenu une maîtrise à l’Université hébraïque et est devenue journaliste avant d’être élue à la Knesset – elle s’était alors présentée sous l’étiquette du parti de l’Union sioniste.
Aujourd’hui, elle est directrice du programme Israël-Moyen-Orient à l’Institut Mitvim de politique étrangère régionale. Au sein de l’université Reichmann, elle avait pris la tête d’un projet de l’Institut de politique et de stratégie qui se consacrait à la thématique de la Russie au Moyen-Orient. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle est devenue l’une des interlocutrices favorites des médias qui la sollicitent pour avoir son point de vue sur la guerre et sur son évolution.
Le Times of Israel s’est entretenu avec Svetlova pour avoir son sentiment sur ce que peuvent bien être les pensées et autres réflexions, aujourd’hui, de Vladimir Poutine, sur la réponse occidentale faite à l’offensive, sur les efforts de médiation actuellement livrés par le Premier ministre Naftali Bennett et sur d’autres questions liées à la tragédie qui s’est cruellement abattue sur les Ukrainiens.
The Times of Israel : Avant de commencer, évoquons donc un peu vos origines, parlons de la Russie dans laquelle vous avez passé vos premières années et parlons des sources de votre expertise.
Ksenia Svetlova : Je suis née à Moscou et mes parents ont fait leur alyah alors que j’avais 14 ans, en 1991. Ainsi, au début de mon adolescence, j’avais été vraiment immergée dans tous les événements qui avaient marqué l’époque. Ma famille était passionnée par l’actualité, nous regardions beaucoup les informations. J’ai décidé que je voulais devenir journaliste quand j’avais environ 10 ans, et cette décision a été assurément inspirée par tous les changements survenus en Russie à ce moment-là.
Des types qui n’étaient pas vraiment plus âgés que moi – ils avaient peut-être une vingtaine d’années – étaient nos héros, les héros de la perestroika. Ils plongeait dans les archives et révélaient des choses que nous n’avions jamais su concernant la Russie d’autrefois. Tout à coup, on avait le droit d’en parler, on avait le droit d’écrire. C’était très intéressant !

Maintenant, quand j’ai vu que McDonald’s fermait ses portes en Russie – bien sûr, c’était ce qu’il fallait faire, c’était raisonnable et on savait pertinemment que ça allait arriver – j’ai eu un pincement au cœur : maman m’avait emmenée chez Mc Donald’s pour la toute première fois en 1990. C’était un symbole qui dépassait bien largement celui de l’alimentation industrielle ! C’était le symbole d’une nouvelle ère – une ère ou l’URSS serait dorénavant plus ouverte, plus liée à l’Occident, le symbole que l’avenir serait différent. Oui, c’était la promesse d’un avenir différent. Mais cela fait longtemps, bien sûr, que cette ère est terminée.
Aujourd’hui, je me retrouve une nouvelle fois immergée dans tout ça – à une période de ma vie bien ultérieure. Après notre immigration en Israël, c’est vrai que mon existence ici, dans le milieu universitaire ou dans ma carrière de journaliste, n’a plus eu aucun lien avec la Russie. Je me suis concentrée sur le Moyen-Orient – un sujet qui ne se s’entremêlait pas à l’époque avec la Russie. Mais lorsque la Russie s’est impliquée en Syrie, et après mon court passage sur les bancs de la Knesset, j’ai pris la tête d’un projet à l’université Reichman qui était consacré à la thématique de la Russie au Moyen-Orient. Et j’ai commencé à lire de plus en plus, à m’investir davantage dans les recherches et à tenter de rassembler les différentes pièces du puzzle des années qui s’étaient dans l’intervalle, depuis mon départ.
Avec tout ce qui se passe maintenant, je pense… eh bien, oui, je crois comprendre pourquoi tout cela est arrivé – pourquoi cette promesse énorme d’un avenir différent, pourquoi cette promesse de valeurs libérales et de démocratie en Russie connaissent aujourd’hui cette fin si malheureuse.

Et quelles étaient les pièces manquantes du puzzle ?
C’était la pagaille absolue en Russie dans les années 1990. Je ne vivais pas là-bas, mais mon père s’y trouvait encore. C’était le Far-West, dans le sens le plus négatif de l’expression. Ensuite, il y a eu ce type que personne ne connaissait qui est arrivé au pouvoir – mais qui n’y est pas arrivé seul. Il avait été soutenu par d’autres personnes qui voulaient occuper une place dans la Russie du futur, qui voulaient avoir leur mot à dire sur le développement du pays, qui voulaient contrôler la Russie et ses ressources financières. Le type en question, bien entendu, c’était Vladimir Poutine.
Quand Poutine évoque le début des années 1990 – après son travail au KGB – il raconte qu’il était chauffeur de taxi. Personne ne sait si c’est vrai, mais c’est une sorte de code pour dire qu’il avait été écarté. Il n’avait pas compris ce qui était en train d’arriver. Soudainement, ni Poutine, ni l’agence à laquelle il appartenait ne gouvernaient plus le pays
À la fin des années 1990, il y avait eu une lutte qui avait opposé les oligarques – ces hommes qui sont dorénavant sanctionnés, certains avaient fui la Russie il y a déjà longtemps – et le KGB. Le KGB avait changé son nom mais il n’avait pas disparu. Il était bien déterminé à regagner son influence.
Quand Poutine évoque le début des années 1990 – après son travail au KGB – il raconte qu’il était chauffeur de taxi. Personne ne sait si c’est vrai, mais c’est une sorte de code pour dire qu’il avait été écarté. Il n’avait pas compris ce qui était en train d’arriver. Soudainement, ni Poutine, ni l’agence à laquelle il appartenait ne gouvernaient plus le pays. Lui et les autres membres du KGB avaient assisté à l’ascension des oligarques qui, pensaient-ils, dirigeaient dorénavant le pays aux côtés – voire à la place – de cet homme qu’ils considéraient comme faible et fragile, le président Boris Eltsine.
Pourtant, Poutine et le KGB avaient triomphé dans cette lutte ; les oligarques avaient été soumis et ceux qui n’avaient pas voulu céder s’étaient exilés ou avaient été emprisonnés, comme Michael Khodorkovsky. Voilà ce qui était arrivé en Russie.
Il y a eu différentes époques dans le règne de Poutine – mais il y a eu des signes d’autoritarisme dès le début. Et, bien sûr, le style de ces membres du KGB dont il fait partie est très particulier : il faut faire preuve d’une très grande prudence quand ils disent quelque chose, quel que soit le sujet. Ils ont été formés pour désinformer, pour créer des écrans de fumée.
Et à partir de ce moment-là, la Russie n’a plus été une jeune démocratie ou un pays où la démocratie pouvait se mettre en mouvement ou se développer.

Il aura étouffé la liberté de la presse dès le début. Avant Poutine, elle était lourdement influencée par les oligarques, elle appartenait d’ailleurs aux oligarques. Et pourtant, je me souviens qu’au début des années 2000, c’était encore possible de critiquer les autorités – même les militaires ou les agents des renseignements. Mais rapidement, toute critique est devenue impossible. De nombreux journaux ont baissé le rideau et, en l’an 2000, las autorités ont pris le contrôle de la chaîne de télévision indépendante NTV de manière violente. C’était encore le début des années 2000 et Poutine se présentait encore comme un démocrate à ses interlocuteurs. Il disait : « Oui, je suis un démocrate – mais j’exerce simplement un style différent de démocratie. »
Quand vous gouvernez de façon autoritaire un pays, il y a une sorte d’accord qui va se conclure avec le peuple – et c’est ce que Poutine a fait dès le début : vous allez promettre la stabilité, le développement économique, et en échange vous allez demander le renoncement aux droits civils, le renoncement, parfois, aux droits politiques, etc… Cet arrangement a plus ou moins fonctionné quand la Russie se développait et que son économie était croissante. Mais avec l’invasion de la Crimée, en 2014, et l’annexion qui a suivi, ça a été la fin. Après ça, ce leader autoritaire n’a plus pu s’appuyer sur la bonne volonté du peuple en matière de coopération.
Il avait besoin d’asseoir davantage son pouvoir. Mais à chaque fois qu’on obtient plus de pouvoir, on en veut encore davantage… Et c’est là que vous allez faire des choses comme envahir l’Ukraine, c’est une manière de projeter votre pouvoir – pas seulement pour mettre concrètement en œuvre votre politique, mais aussi pour dire à votre propre population : « Regardez, c’est ce que je peux faire. Vous ne pensiez pas que je pourrais le faire, mais je peux le faire. Et ce que je suis en train de faire, je pourrais le faire aussi à vous si vous ne vous tenez pas à carreau. » Et c’est ce qui est en train, selon moi, de se produire.
L’Occident – et en particulier les États-Unis – auraient-ils pu faire quelque chose pour empêcher cette invasion ?
Je ne croyais pas moi-même que Poutine passerait à l’offensive jusqu’à son discours sous forme d’histoire alternative le 21 février, au cours duquel il a expliqué quelles étaient les racines de ses croyances et de son idéologie et ce qu’il pensait au sujet de l’Ukraine – que c’était un pays qui n’existait pas – et qu’il a évoqué la grandeur de la Russie, la nécessité de la réinstaurer en redonnant aux pays ses anciennes frontières.

Après ce discours, j’ai compris que l’invasion aurait lieu et qu’il n’y avait aucun moyen de la prévenir. Et les informations recueillies par les services de renseignement qui ont maintenant été rendues publiques indiquent qu’il avait déjà pris la décision d’attaquer l’Ukraine il y a six mois. Et si tel a été le cas, je ne pense pas que les États-Unis auraient pu faire quoi que ce soit pour l’en empêcher.
Et maintenant ?
Maintenant ? C’est un grand mystère. Parce que les objectifs de cette guerre – évoquée en Russie sous le nom d’Opération militaire spéciale – ne sont pas définis.
Il y a cet objectif assez large de « dénazification » – et il peut engendrer de nombreux scénarios différents. La Russie peut demander la démission [du président ukrainien Volodymyr] Zelensky parce qu’elle affirme que des néo-nazis ont intégré son gouvernement. Mais elle peut aussi se satisfaire de la dissolution de l’un des bataillons nationalistes ukrainiens, comme le régiment Azov, par exemple, qui comprend en effet dans ses rangs des membres de l’extrême-droite et des néo-nazis.

Tout dépend de l’image ou de la photo de victoire que les Russes ont besoin de présenter à la population.
Le peuple russe vient tout juste de commencer à être impliqué dans cette campagne. Jusqu’à il y a peu, rien n’avait été fait pour impliquer directement les citoyens ordinaires dans la guerre, à part la diffusion de la propagande russe à la télévision. Aujourd’hui, les autorités commencent à organiser ces rassemblements en voiture avec la lettre Z sur les capots, et elles évoquent la possibilité d’organiser ce concert exceptionnel qui serait consacré aux forces armées. Elles avaient agi de manière très différente pendant l’invasion de la Crimée, en 2014. À ce moment-là, les autorités russes s’étaient préoccupées de mobiliser les gens, expliquant pourquoi l’invasion était importante, quel était son objectif. C’est très étrange. Il semble que même si l’opération avait été prévue, rien n’avait été programmé dans ce cadre en termes de relations publiques intérieures.
Les relations publiques russes avaient bien travaillé à l’international dans le passé – notamment lors de l’annexion de la Crimée. Aujourd’hui, quand vous évoquez l’annexion de la Crimée, tout le monde vous dit : « D’accord, on comprend bien, bien entendu, que la Crimée est russe, que la population de la Crimée est russe, il n’y a pas de problème. » Selon certains détails du plan que Bennett aurait apparemment présenté à Zelensky, ce plan aurait majoritairement évoqué la reconnaissance de la Crimée, des régions de Donetz et de Luhansk en tant qu’entités distinctes, le statut de neutralité de l’Ukraine et le changement de la constitution ukrainienne [qui permettrait de supprimer l’engagement pris d’intégrer l’OTAN].
Après toute l’humiliation subie en Ukraine, l’incapacité à en prendre le contrôle en un, deux ou trois jours, le fait que la guerre est aujourd’hui encore en cours, Poutine a besoin d’une image de victoire plus significative à présenter à sa propre population. Il sera considéré comme faible le cas échéant. Et ce n’était assurément pas l’aboutissement qu’il espérait dans le cadre de cette opération
Poutine aurait pu obtenir la plupart de ses objectifs sans l’invasion. Il n’était pas nécessaire qu’il envahisse l’Ukraine et qu’il mette en péril l’économie du pays pour obtenir ça. L’Ukraine n’était absolument pas sur le point d’intégrer l’OTAN. Et c’est que qu’a répété plus d’une fois le président français Macron, le chancelier allemand Scholz – tout le monde le disait, d’ailleurs. S’il n’avait demandé que ça, il aurait pu l’obtenir facilement et remporter la victoire sans devoir tirer une seule balle.
Mais aujourd’hui, après toute l’humiliation subie en Ukraine, l’incapacité à prendre le contrôle du pays en un, deux ou trois jours, avec le fait que la guerre est aujourd’hui encore en cours, Poutine a besoin d’une image de victoire plus significative à présenter à sa propre population. Il sera considéré comme faible le cas échéant. Et ce n’était assurément pas l’aboutissement qu’il espérait dans le cadre de cette opération.

J’ai peur qu’il aille jusqu’au bout, ce qui signifie bombarder Kiev – sans nécessairement conquérir la ville – mais qu’il la bombarde, qu’il force Kiev à se soumettre, qu’il oblige le gouvernement de Zelensky à fuir en Pologne ou ailleurs. C’est un scénario possible. Bien sûr, des miracles peuvent avoir lieu et nous ne savons pas quel genre d’accord pourrait être conclu – des accords secrets qui pourraient comprendre d’autres obligations dans d’autres parties du monde. Je ne sais rien de tout cela.
Mais on a l’impression que les Russes jouent, de manière malhonnête, avec toutes les suggestions [comme celles qui ont été transmises par Bennett] afin de pouvoir ultérieurement dire : « Écoutez, nous voulions la paix. Nous avons présenté un accord de paix. Ils ne l’ont pas accepté. »
Et c’est ce que Bennett dit à la base. C’est ce qui a été publié mardi soir sur le site Ynet et dans le journal Maariv, qui ont cité une source proche du bureau du Premier ministre – que ce type d’accord, ce genre de « bon accord » qui est offert aujourd’hui, ne sera plus d’actualité demain.
Israël penserait que c’est un bon accord ? Mais je peux vous expliquer très facilement pourquoi ce n’est pas le cas. Parce que reconnaître les pays séparés de Donetsk et de Luhansk, qui recevront une grande quantité d’armes russes – ces régions en reçoivent déjà aujourd’hui – avec des personnels militaires russes ne pourra mener qu’au désastre. Ces régions seront étendues jusqu’aux frontières de 2014 – des frontières bien plus larges qu’avant la guerre. Des villes comme Marioupol seront conquises et intégrées dans ce quasi-État. Il y aura toujours une occupation russe de certaines parties de l’Ukraine. Il n’y aura pas de réparations suite à la guerre. Il n’y aura aucune garantie apportée à l’Ukraine en matière de sécurité. Rien de tout cela ne figure dans l’accord, selon ce qui a été signalé.
Et tout ça m’amène à penser qu’à un moment, les négociations vont probablement échouer. Pendant ce temps, les combats continuent. Les gens meurent. Et tout cela sert actuellement la cause russe.
Poutine pense-t-il réellement que l’Ukraine doit être « dénazifiée » ?
Lui seul le sait.
Un grand nombre de journalistes ukrainiens et certains journalistes russes qui connaissaient Poutine relativement bien à un moment – et qui ont fui la Russie de Poutine il y a cinq, dix ou quinze ans – m’ont confié [avant l’invasion] qu’ils craignaient vraiment qu’il ait été désinformé, que sa perception de la réalité ne s’accordait pas du tout avec ce qui survenait sur le terrain.
Et peut-être que cette frustration dont Macron a parlé, tout comme les autres dirigeants qui ont été en contact avec lui – cela n’a pas été le cas de Bennett – naît de ça : du fait que Poutine pensait que l’Ukraine s’était dotée d’un gouvernement dangereux gangréné par de nombreux nazis, que la population ukrainienne le détestait, qu’il suffirait que la Russie montre ses muscles pour que le gouvernement ukrainien s’effondre dans la foulée, sans que l’armée ukrainienne ne songe à prendre les armes. Mais on constate bien ce qui s’est passé dans la vie réelle.
Et pourquoi n’utilise-t-il pas plus rapidement un plus grand nombre de soldats, tuant plus de gens et commettant encore davantage de choses terribles ?
Parce que l’Ukraine, pour lui, ce n’est pas la Syrie. La Syrie est un pays lointain. Les Russes n’ont pas de membres de leur famille en Syrie. En revanche, ils ont de la famille en Ukraine.
Et en fin de compte, même s’il est capable de détruire et de conquérir l’Ukraine, il lui faudra ensuite gouverner le pays. Il ne pourra pas se contenter de simplement bombarder et partir, bien sûr : quel aurait été l’intérêt de faire ça ?
Il montre encore un peu de prudence en rechignant à utiliser toutes les capacités de son armée parce qu’il sait que les conséquences seraient beaucoup plus graves. Elles le sont déjà concernant l’économie russe, le secteur énergétique, etc… Mais les répercussions peuvent encore être bien pires que ça.

Et aussi, si Kiev devait être simplement écrasée – comme Homs ou Hama, en Syrie – ça pourrait entraîner une telle indignation en Occident que même les politiciens occidentaux les plus prudents devront dire : « Nous devons mettre un terme à ça parce qu’il est impossible de l’accepter. Ce massacre absolument impossible, incroyable est l’œuvre d’un seul homme et le prochain pays pourrait bien être l’Estonie, la Pologne, un autre pays. » Et qu’il faut bien fixer des limites quelques part.
Pour le moment, et malgré tout ce qui se passe, les pays occidentaux n’ont pas encore dit : « Eh bien, l’Ukraine est la ligne rouge parce que ce pays voulait nous rejoindre, parce qu’il voulait intégrer l’Occident. »
Biden a déclaré qu’il défendrait chaque centimètre du territoire de l’OTAN, mais c’est peut-être déjà trop tard [si Poutine élargit son recours à la force] parce que l’armée estonienne ou lettone ne sont pas aussi fortes que l’armée ukrainienne. Elles ne seront pas en mesure de tenir le coup pendant des jours ou des semaines
Au fait, il y avait aussi des garanties en termes de sécurité, avec le mémorandum de Budapest de 1994 – lorsque l’Ukraine avait rendu ses armes nucléaires à la Russie en échange de son intégrité territoriale. Si cet accord ne vaut rien, alors peut-être que les garanties apportées aux Pays baltes ne valent plus rien non plus.
Biden a déclaré qu’il défendrait chaque centimètre du territoire de l’OTAN mais c’est peut-être déjà trop tard [si Poutine élargit son recours à la force] parce que les armées estonienne ou lettone ne sont pas aussi fortes que l’armée ukrainienne. Elles ne seront pas en mesure de tenir le coup pendant des jours ou des semaines.

Et souvenons-nous bien que l’appétit vient en mangeant : Biden n’est pas du tout intéressé par une guerre totale menée avec l’Occident, parce que la situation serait, en effet, susceptible de se détériorer très rapidement – à un niveau que personne d’entre nous n’aurait pu seulement imaginer il y a quelques mois, en débouchant sur un affrontement nucléaire. Poutine cherche à soumettre les Ukrainiens et à offrir cette image d’une Russie puissante qui se bat pour le bien contre le mal incarné par les nazis, comme elle l’avait fait de 1941 à 1945. Et actuellement, ce n’est pas ce qui transparaît.
J’ai eu des difficultés à comprendre que ce genre de guerre était possible parce que je pensais qu’elle entraînerait très précisément ce résultat : une photo de l’Ukraine qui est finalement très floue. J’avais pensé que les Russes pourraient progresser beaucoup plus rapidement mais j’étais aussi convaincue que le courage des Ukrainiens, des partisans et ces ralliements aux brigades nationales seraient massifs, parce que je sais un peu ce que les gens, là-bas, pensent de la Russie, ce qu’ils pensent de Poutine, et que je sais qu’ils étaient bien déterminés à se battre. Ils ont reconstruit leur armée. La nation est aujourd’hui beaucoup plus unie ce qu’elle était en 2014.
Et l’autre conséquence prévisible a évidemment été la destruction de l’économie russe. J’avais écrit au mois de novembre que si Poutine songeait à une invasion, alors le projet de gazoduc Nord Stream 2 serait annulé parce que déjà à l’époque, il y avait, en fin de compte, des points d’interrogation concernant la réelle volonté des Allemands de l’exploiter et que s’il devait y avoir des menaces plus importantes faites à l’intégrité territoriale ukrainienne, alors ce serait une justification parfaite pour abandonner le projet [ce qui est arrivé en date du 22 février].
J’étais sûre qu’après tout ce qu’a pu faire la Russie de Poutine au cours des dernières années – ses interférences dans les élections américaines, ses ingérences dans les élections françaises, les guerres de l’information, l’élimination des politiciens de l’opposition – les sanctions adoptées suite à l’invasion de l’Ukraine à la Russie seraient très dures, et il s’avère finalement qu’elles sont encore plus dures que ce que j’avais pu imaginer.
S’il était seulement allé dans le Donbass pour dire : « J’ai stationné ici mes soldats pour protéger les Russes et je vais me saisir de davantage de territoires pour relier le Donbass et la Crimée », par exemple, il aurait assurément écopé de certaines sanctions, mais pas de sanctions aussi dures et aussi larges que celles qui sont appliquées aujourd’hui.

Et enfin, Bennett fait-il une erreur en tentant de servir de médiateur dans ce conflit ? Cela peut-il nuire à Israël ?
Il y a un potentiel de nuisance dans ces initiatives, oui, parce que pour le moment tout du moins, tout ce qui émane du bureau du Premier ministre affiche un soutien certain à l’égard de la formule proposée par Poutine dans le cadre d’un compromis. C’est un problème.
Avant tout, il faut faire preuve d’une grande impartialité.
Ensuite, Israël marche sur des œufs. Israël tente encore de ne pas mettre en colère les Russes mais donne au même moment des indications aux pays occidentaux laissant entendre que le pays fait encore partie de l’Occident collectif. Au vu du positionnement adopté actuellement par Israël, il est très difficile de savoir où nous nous situons.
Regardez la Turquie, qui a aussi offert de servir de médiateur. Regardez ce que fait Erdogan : il a fermé les Dardanelles et le Bosphore aux navires russes. Personne ne savait que ce serait seulement possible. Il a vendu des armes avancées, ses drones Bayraktor, à l’armée ukrainienne. Il dit : « Ce n’est pas moi : ce sont les firmes du secteur de la Défense. » Mais c’est lui. Nous savons tous très bien que ces firmes doivent obtenir son accord au préalable. Mais en même temps, il affirme que oui, il est désireux de faire office de médiateur.
Il a cette ligne indépendante. Il n’a pas rejoint les sanctions mais il fait des choses qui, selon lui, sont bonnes pour son pays. La ligne adoptée est plus confiante, plus indépendante. L’approche de Bennett, en comparaison, est plus problématique.
Aujourd’hui, il y a cette médiation – qui, je le pense, n’a qu’une toute petite probabilité de réussir et qui présente un potentiel bien plus important en matière de dégâts – qui apparaît aux yeux des Ukrainiens, aux yeux de nos partenaires occidentaux et aux yeux également des Américains. C’est la raison pour laquelle Lapid s’est hâté de s’entretenir avec Blinken en Lettonie, pour lui expliquer que nous nous tenons encore aux côtés des États-Unis et que nous sommes toujours coordonnés.
Israël n’a pas rejoint les sanctions. Israël ne laisse pas un grand nombre de réfugiés entrer dans le pays. Israël a finalement légalisé la présence de 20 000 Ukrainiens qui étaient déjà ici et prévoit d’en accueillir encore 5 000, ce qui n’est rien du tout. Et aujourd’hui, il y a cette médiation – qui, je le pense, n’a qu’une toute petite probabilité de réussir et qui présente un potentiel bien plus important en matière de dégâts – qui apparaît aux yeux des Ukrainiens, aux yeux de nos partenaires occidentaux et aux yeux également des Américains. C’est la raison pour laquelle Lapid s’est hâté de s’entretenir avec Blinken en Lettonie, pour lui expliquer que nous nous tenons encore aux côtés des États-Unis et que nous sommes toujours coordonnés.
Macron a aussi tenté sa chance à quelques reprises, en vain. Je pense qu’il a plus d’influence sur Bennett que Poutine.
Nous n’avons aucune influence sur Poutine.
Nous n’avons aucune influence sur Poutine, aucune. C’est le contraire. Nous sommes dépendants de lui – dans le nord du pays en particulier. Alors je n’arrive pas à voir ce que Bennett pourrait bien mettre sur la table qui ferait tout à coup accepter à Poutine un compromis qui serait également acceptable pour les Ukrainiens.
Et je pense que les Ukrainiens sont prêts au compromis. Ils ont cette clause sur l’OTAN dans la constitution – mais ils peuvent la modifier. Zelensky peut probablement le faire maintenant, parce qu’il a gagné le droit de prendre cette décision – il l’a gagné par son comportement, en faisant la preuve de son esprit de leadership. Mais la reconnaissance de ces deux enclaves – qui permet en pratique à la Russie de continuer ses ingérences au quotidien dans les affaires ukrainiennes – me semble très problématique.