Lorsque l’auteur britannique Harry Freedman demande à son auditoire de citer le nom d’un Juif historique de Venise, un nom vient presque toujours sur les lèvres : celui de Shylock.
Cet usurier en quête d’une livre de chair dans le cadre d’une transaction qui a mal tourné, dans « Le marchand de Venise », est l’un des personnages de Shakespeare les plus connus. C’est aussi un personnage fictif. Ce qui n’a pas empêché Shylock d’entrer dans l’imaginaire collectif alors même que les habitants qui avaient vraiment vécu au ghetto juif de Venise, à travers les siècles, ont largement sombré dans l’oubli aujourd’hui. Un paradoxe que Freedman a conservé à l’esprit lorsqu’il a écrit son dernier livre : « Shylock’s Venice: The Remarkable History of Venice’s Jews and the Ghetto. »
« Je pense que l’histoire du ghetto est fascinante », déclare Freedman au Times of Israel lors d’un entretien accordé en visioconférence, via Zoom. « Une fois que j’ai commencé à écrire, je n’ai plus pu le faire sans intégrer Shylock. »
Depuis Londres, l’auteur a exploré le monde du théâtre élisabéthain, ce monde dans lequel Shakespeare avait écrit « Le Marchand de Venise » – une œuvre écrite par le Barde sous l’influence, peut-être, d’une petite amie juive. Freedman s’est également rendu dans la Venise contemporaine et il a visité l’ancien ghetto, s’émerveillant face aux bâtiments historiques qui s’étirent vers le haut et non vers l’extérieur, des bâtiments encerclés par des murs qui empêchaient les Juifs de s’aventurer au-delà de l’enceinte. Construits en 1516, ils avaient été détruits par Napoléon en 1797.
Les ouvrages précédents de Freedman ont abordé des sujets très variés – le Talmud, la Kabbale ou Leonard Cohen. Son dernier livre nous présente une série de personnages réels – des rabbins et des kabbalistes, des musiciens et des marchands. Il y a, parmi eux, le rabbin Simone Luzzatto qui, au 17e siècle, s’était exprimé sur une question théologique propre à la Cité des Doges : Dans cette riche ville insulaire qui était au cœur d’un empire maritime, était-il permis de traverser un canal en gondole pour se rendre à l’office du Shabbat ? Luzzatto est connu pour avoir prôné l’ouverture interconfessionnelle dans l’un de ses ouvrages, le « Discorso ». Dans l’ensemble, Venise offrait aux habitants du ghetto juif des opportunités – rares en Europe – d’interagir avec leurs voisins chrétiens, selon le livre.
« Chaque groupe présentait des intérêts bénéficiant à l’autre », explique Freedman. « Une fois qu’il y a eu des espaces distincts, il a été plus sûr d’interagir – bien plus que lorsqu’ils vivaient en voisins. Avec des voisins, il y a toujours des conflits ».

Ces échanges avaient lieu dans les universités, dans les salons littéraires ou par l’intermédiaire de l’industrie de l’imprimerie – mais tous étaient limités. Si la dite « République sérénissime » n’avait pas expulsé ses Juifs, elle les avait progressivement taxés plus lourdement au cours des siècles. Les représentants de l’église catholique s’étaient parfois opposés à l’établissement de relations entre chrétiens et Juifs, avec parfois de graves conséquences – notamment l’auto-da-fe de centaines d’exemplaires du Talmud qui avait eu lieu sur la place Saint-Marc, en 1553. La ville-État avait périodiquement proféré des menaces à l’encontre de ses Juifs, ordonnant qu’ils soient expulsés à plusieurs reprises. Freedman note que ces expulsions n’ont néanmoins jamais eu lieu.
« Il faut vivre avec les autres », note l’auteur. « Les Juifs ont été habitués à ce traitement pendant des centaines d’années. Ils ont su en tirer le meilleur parti. Les Juifs étaient importants du point de vue économique pour les chrétiens en tant que prêteurs sur gages ou parce qu’ils prêtaient de l’argent. Les chrétiens avaient besoin de faire du commerce avec eux. Un besoin qui était réciproque. Et pour cela, une forme ou une autre de relation stable était nécessaire ».
Une existence vigilante, indépendante et inégalitaire
Comme l’explique le livre, certains des premiers Juifs de Venise étaient arrivés au 14e siècle – il s’agissait de réfugiés allemands qui avaient fui les pogroms en Europe centrale, où ils étaient accusés d’être responsables de la peste noire. Venise leur avait permis de vivre dans ses environs et de travailler comme prêteurs – un emploi qui était interdit aux chrétiens. À la fin du 15e siècle, ces Tedeschi (ou Allemands) avaient été rejoints par des Juifs espagnols et portugais expulsés par les souverains catholiques. Au cours d’une guerre qui avait eu lieu au commencement du 16e siècle, Venise avait autorisé les Juifs à résider dans la ville-même, ce qui avait entraîné un débat au sein de la population chrétienne.

« Des groupes [de chrétiens] voulaient qu’ils restent, les autres ne voulaient pas qu’ils soient là », indique Freedman. « La solution a été de les maintenir là où ils se trouvaient. Ce qui a marqué le début du ghetto ».
Le livre aborde les explications possibles du terme « ghetto », notant sa similitude avec geto, un mot qui signifie « fonderie » en italien – une fonderie occupait autrefois le site où les Juifs étaient confinés. Le ghetto était devenu surpeuplé et insalubre, son accès étant fermé du soir jusqu’à l’aube. Malgré ces restrictions, des contacts entre Juifs et chrétiens avaient fait leur apparition.
« Venise était le centre d’impression des livres hébraïques et chrétiens », fait remarquer Freedman. « Les érudits venaient dans la ville pour faire imprimer leur livre. Les érudits sont des esprits curieux. Ils veulent apprendre les uns des autres. Ils se livrent à des activités intellectuelles ».
Si les Juifs n’avaient pas le droit d’exercer le métier d’imprimeur, ils cherchaient des opportunités qui leur permettaient de travailler dans les imprimeries, notamment en tant que censeurs. L’Église catholique imposait la censure dans ce domaine, ce qui avait ouvert la porte aux interactions entre chrétiens et Juifs qui évoluaient dans cette industrie, selon l’auteur.
Dans cet environnement complexe, certains Juifs s’étaient fait un nom – cela avait notamment été le cas du rabbin Leon Modena. Pendant huit décennies, il était devenu une personnalité dont les opinions faisaient autorité dans divers domaines – que ce soit en tant que rabbin, chantre, auteur, dramaturge et musicien, il avait aidé les Juifs et les chrétiens à mieux connaître leur foi respective. Si elle avait été riche en accomplissements, la vie de Modena avait également été marquée par la tragédie. Il avait eu trois fils qui étaient parvenus à survivre jusqu’à l’âge adulte mais deux d’entre eux étaient finalement morts, et le troisième avait disparu à l’étranger. L’addiction du rabbin aux jeux d’argent avait ajouté à ses angoisses financières et personnelles.
« C’est un personnage fascinant », s’exclame Freedman, qui estime qu’il est « très atypique » de découvrir ainsi un rabbin victime d’une addiction au jeu.
Autre personnalité de premier plan du 17e siècle, Sara Copia Sulam, une Juive pionnière en son genre qui avait lancé son propre salon littéraire et qui était, de surcroît, une poétesse de renom.
« Les salons étaient très répandus à l’époque », déclare Freedman, « un peu comme les clubs de lecture aujourd’hui. Les gens se réunissaient pour discuter de choses et d’autres – de musique, de théâtre, d’art… Elle avait manifestement des goûts culturels très sophistiqués ».

S’il avait fermé après six ans d’existence, victime de la misogynie de Sulam et des calomnies véhiculées par ses invités masculins, il avait offert aux chrétiens qui le fréquentaient la possibilité d’entrer dans le ghetto et de discuter beaux-arts dans la maison de Sulam.
Évoquant les interactions entre Juifs et chrétiens de manière plus générale à l’époque du ghetto, Freedman explique que « on sortait dans la rue, on se parlait et on repartait chez soi. C’était la base psychologique de tout ça ».
Quel genre d’homme demande « une livre de chair » ?
La psychologie joue d’ailleurs un rôle important dans « Le Marchand de Venise ». Il est difficile de déterminer de manière exacte ce que Shakespeare pouvait penser du personnage de Shylock.

« On ne sait pas si Shakespeare était antisémite ou philosémite », indique Freedman. « Shakespeare n’a pas dit sur les Juifs tout ce que l’on disait généralement à l’époque – qu’ils tuaient les enfants chrétiens […], qu’ils déclenchaient des épidémies, qu’ils empoisonnaient les puits. Il propose une image plus sympathique du Juif. En même temps, il y a toujours ce stéréotype du juif usurier ».
Dans la pièce, Shylock accepte de prêter au marchand Antonio une somme de trois mille ducats. Antonio en a besoin pour aider son ami Bassanio, qui cherche à courtiser Portia, une héritière. Le prêt est assorti d’une pénalité inhabituelle en cas de défaut de paiement : une livre de chair. Lorsque la nouvelle qu’Antonio a perdu en mer un navire chargé de marchandises s’ébruite, Shylock jure de se venger d’un homme qui le déteste à cause de sa religion et qui ne le côtoie que par nécessité commerciale.
Pourtant, l’auteur affiche de la sympathie à l’égard de Shylock : Sa fille Jessica le quitte pour épouser un chrétien et elle s’enfuit avec quelques trésors familiaux. Dans une scène de procès, Portia se fait passer pour une avocate et elle trompe Shylock, le forçant à perdre ses richesses et à se convertir au christianisme – ce que Jessica a promis de faire également. Dans un monologue célèbre, alors qu’il lui est demandé pourquoi il veut absolument une livre de la chair d’Antonio, Shylock apporte une réponse émouvante.
« Il m’a déshonoré, et m’a gêné un demi-million ; il a moqué mes pertes, moqué mes gains, il a méprisé ma nation, contrecarré mes bonnes affaires, refroidi mes amis, réchauffé mes ennemis. Et quelle est sa raison ? Je suis Juif. N’a-t-il pas un regard Juif ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, sens, affections, passions ? »

Freedman note qu’une pièce antérieure datant de l’ère élisabéthaine – « Le Juif de Malte » de Christopher Marlowe – offrait un stéréotype beaucoup plus laid d’un vilain Juif. Il suppose qu’en esquissant un portrait plus sympathique, Shakespeare a peut-être été soumis à une influence inattendue : celle d’une petite amie juive qui portait le nom d’Aemilia Bassano.
Fille d’un converso d’origine vénitienne qui était musicien à la cour d’Angleterre, Bassano est considérée comme l’autrice d’un livre de poésie qui avait été écrit par une femme, le premier en son genre en langue anglaise, « Salve Deus Rex Judaeorum ». Certains ont laissé entendre qu’elle avait été la « Dark Lady » des sonnets du Barde ou qu’elle avait écrit les pièces de Shakespeare. Freedman dit être intrigué par le fait que Shakespeare aura écrit deux œuvres qui se déroulent à Venise et qui avaient été jouées pour la première fois à la même époque : « Le Marchand de Venise » et « Othello ». Le nom de son amante présumée est apparemment suggéré dans les deux pièces : Dans « Othello », la femme du méchant Iago s’appelle Emilia, tandis que le nom « Bassanio », dans « Le Marchand de Venise », ressemble fortement à « Bassano ».
« Ce que Shakespeare a probablement essayé de faire, c’est de répondre à Marlowe », estime Freedman. « Son personnage de Shylock est complexe ».

Le destin des Juifs vénitiens, dans la vie réelle, avait connu son lot de difficultés. Au fur et à mesure que la république avait perdu sa puissance, elle avait taxé les Juifs de manière de plus en plus abusive – jusqu’à ce Napoléon fasse son apparition. Souhaitant émanciper les Juifs de France, il avait fait de même pour les Juifs vénitiens en détruisant les murs du ghetto en 1797.
La même année, Napoléon avait cédé Venise à l’Autriche, qui avait réimposé le ghetto, les murs en moins. Une mesure qui avait ouvert la porte à des libertés de plus en plus grandes, y compris après l’unification de l’Italie – jusqu’à ce que la tragédie ultime survienne au 20e siècle, avec la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.
« Les Juifs semblaient mener une vie relativement libre à Venise jusqu’aux années 1940, lorsque les nazis l’ont conquise », dit Freedman.
Il raconte que lorsqu’il s’est promené dans les rues de l’ancien ghetto, il a remarqué les pavés et les plaques commémoratives rendant hommage aux victimes de la Shoah. Mais il ajoute avoir également été témoin d’une vie contemporaine vibrante.
« Le ghetto est revenu à la vie – il y a des magasins, il y a des gens qui y vivent, il y a des restaurants », s’enthousiasme Freedman. « Il est vivant. Je pense que c’est quelque chose de très positif, de très tourné vers l’avenir ».