Décès d’A.B. Yehoshua, géant littéraire israélien et ardent humaniste, à 85 ans
Auteur influent, lauréat du prix Israël et de dizaines d'autres récompenses, il était également connu comme un polémiste au ton tranchant et un sioniste convaincu
A.B. Yehoshua, humaniste fougueux, immense auteur et ardent défenseur du sionisme comme seule réponse à la condition juive, s’est éteint mardi, à l’âge de 85 ans. Son épouse, Ika, psychanalyste, étant décédée en 2016, il laisse dans le deuil ses trois enfants, Sivan, Gideon et Nahum.
Écrivain, essayiste et dramaturge, Yehoshua a reçu le plus prestigieux prix culturel d’Israël, le Prix Israël, en 1995, ainsi que des dizaines d’autres prix, dont le prix Bialik et le Jewish National Book Award. Son travail a été traduit en 28 langues.
Et en 2012, il avait raflé le prix Médicis dans la catégorie livres étrangers pour Rétrospective, (Grasset), traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.
Le président israélien Isaac Herzog lui a aussi rendu hommage. Le travail de l’écrivain « s’inspirait de notre patrie et des trésors culturels de notre peuple, nous représentant dans un portrait fin, fidèle, compatissant et reflétant parfois une image douloureuse de nous-mêmes », a-t-il déclaré dans un communiqué.
« Il évoquait en nous une mosaïque de sentiments profonds », a-t-il ajouté.
Le Premier ministre israélien Naftali Bennett a déploré la disparition « d’un homme qui avait contribué à façonner la culture israélienne ».
« Yehoshua était un pilier de la littérature israélienne, dont de nombreuses personnes avaient lu les mots », a ajouté M. Bennett sur son compte Twitter.
Le ministre de la Culture et des Sports, Chili Tropper, a déclaré qu’au-delà « de son exceptionnel talent, Yehoshua était très attentif et très sensible aux défis de la société israélienne. Il faisait preuve d’activisme social et politique dans le but d’améliorer la société, à sa manière. Ses mots et ses histoires font partie intégrante de la littérature hébraïque et resteront longtemps dans le cœur des lecteurs qui l’aimaient. »
Le travail de Yehoshua était innovant sur le plan de la structure, mais traditionnel sur le plan narratif. Dans ses romans, il n’y avait ni phrases inutilement longues ni intrigue inutilement complexe. On tombait plus sûrement sur l’histoire brute de décoffrage d’un héros imparfait mais sympathique, un style patient et plein d’humour et une histoire sombre qui tenait habilement le lecteur en haleine. Les phrases pouvaient être longues et complexes, chargées de sens, et le plus important se trouvait parfois dans les dialogues. Il parlait fréquemment et avec adoration de William Faulkner, auteur qu’il admirait.
Pour Nitza Ben-Dov, professeure de littérature à l’université de Haïfa et lauréat du Prix Israël ayant enseigné à ses côtés, Yehoshua était le « plus grand auteur » d’Israël.
« Il passait d’histoires surréalistes et pleines de rêveries, déconnectées du temps et de l’espace, à des œuvres ancrées dans la culture israélienne et le présent », a-t-elle dit à l’AFP. Ses derniers travaux étaient empreints de psychologie, influencés par sa femme psychanalyste, selon Mme Ben-Dov.
« Chaleureux et ouvert », avide de reconnaissance, il pouvait aussi se montrer mordant face à ses interlocuteurs, d’après Mme Ben-Dov. « C’était un homme complexe dont l’attitude vis-à-vis du monde était ambivalente. Sa conscience de la complexité de l’Homme, qu’il tirait de sa propre expérience, rendait son travail pluriel ».
Ben-Dov a affirmé que si son travail littéraire a changé notablement au fil des ans, passant d’histoires surréalistes à des romans réalistes, il est malgré tout resté à l’écoute de la société dans laquelle il vivait. « Il était très enraciné en Israël », assure-t-elle. « C’était presque un Cananéen. »
Nombre de ses œuvres sont aujourd’hui considérées comme emblématiques de l’époque à laquelle elles ont été publiées. Face aux forêts, sorti en 1968, en pleine euphorie post guerre des Six Jours, est présenté comme le récit le plus saisissant de la Nakba palestinienne dans la littérature hébraïque, un véritable électro-choc pour sa génération. Son tout premier roman, L’Amant, publié en 1977, annonce un changement sismique dans la société israélienne, avec la montée au pouvoir du Likud et le déclin de la gauche travailliste, majoritairement ashkénaze. (La fiction de Yehoshua a été traduite par Philip Simpson, Hillel Halkin, Nicholas de Lange, Stuart Schoffman et d’autres.)
Politiquement, sur la question lancinante de l’État palestinien, ses opinions ont évolué, contrairement à celles de beaucoup de ses pairs. Après des années de soutien débridé à la solution à deux États, il a rompu avec ce courant de pensée en 2016 pour s’engager en faveur d’une sorte d’« entreprise commune ». Il n’en a jamais défini clairement les conditions, sauf en ce qui concerne l’égalité des droits pour les Palestiniens.
Sur la question du judaïsme et de la centralité d’Israël, il n’a pas bougé d’un iota. En dépit des protestation de la diaspora, il a déclaré à plusieurs reprises que les Juifs vivant hors d’Israël étaient des « Juifs partiels » et que même ceux qui passaient toutes leurs heures éveillées à lire les textes et à observer les commandements étaient moins juifs que leurs frères en Israël, où les impôts, la défense et la prison, tout ce qui fait la vie quotidienne, était établi par des Juifs.
En 2006, dans un essai soumis à l’American Jewish Committee, il a contesté être dans la « négation de la diaspora ». Les communautés juives en exil, a-t-il noté rageusement, existent depuis l’époque babylonienne, soit environ 2 500 ans, et dureront presque certainement pendant des milliers d’années encore. Et à côté, Israël, qui n’abrite que la moitié des Juifs du monde, est constamment au bord du gouffre. Exaspéré par cette situation, il écrivait « n’avoir aucun doute qu’à l’avenir, lorsque des avant-postes seront établis dans l’espace, il y aura parmi eux des Juifs qui prieront ‘L’année prochaine à Jérusalem’ tout en orientant électroniquement leur synagogue spatiale en direction de la Terre et de Jérusalem. »
Abraham Gabriel Yehoshua, connu par certains sous le sobriquet de « Buli », est né à Jérusalem – alors sous mandat britannique – en 1936, cadet de deux enfants. Son père, Yaakov Yehoshua, hiérosolomytain de quatrième génération, travaillait comme traducteur pour le gouvernement mandataire de Grande-Bretagne. Il parlait et écrivait couramment l’arabe, et avait d’ailleurs publié une dizaine de livres dans cette langue. Sa mère, Malka, née au sein d’une famille de 11 enfants, était originaire d’Essouira, au Maroc. Elle était venue en Israël, avant la création de l’Etat, avec son père, veuf, en 1932. Elle avait rapidement épousé Yaakov Yehoshua, sans que cela fasse réellement son bonheur.
Dans le récent documentaire de Yair Qedar, « Le dernier chapitre de A.B. Yehoshua », l’auteur confie que le mariage acrimonieux de ses parents est ce qui a puissamment fondé en lui l’idée que « ma femme, je l’aimerai. Et je ne ferai aucun compromis sur la question. »
Il a étudié à la Gymnasia Rehavia, une école laïque de Jérusalem, avant de servir dans le bataillon aéroporté de la brigade Nahal, avec laquelle il a participé à la guerre de Suez, en 1956. Ce n’est qu’en dernière année d’université, en 1959, qu’il a eu une petite amie. S’exprimant lors de ses funérailles, il a déclaré avoir un souvenir très clair de la première fois qu’il avait vu sa future épouse. Rivka Karni, alors âgée de 19 ans, revêtue de son uniforme, debout devant une salle de conférence de l’Université hébraïque, parlait à un ami de Yehoshua. « Son sourire irradiait jusqu’au troisième étage ». Il a questionné son ami, Yigal Lussin, sur cette soldate. « C’est une fille merveilleuse, mais un peu trop intelligente pour moi, alors je lui ai parlé de toi et j’ai même dit que tu étais un écrivain prometteur », lui aurait répondu son ami.
Yehoshua était tombé amoureux. Il l’attendait devant sa base pour la voir quelques minutes, à la pause déjeuner et s’attardait dans son dortoir, le soir. « J’ai peu à peu réalisé qu’à cause de ce sourire, je ne terminerais jamais ma licence », a-t-il déclaré dans son éloge funèbre pour elle, « alors je l’ai rapidement demandée en mariage. » Quelques mois plus tard, les deux amoureux se mariaient. Sa mort, comme leur amour, dit-il, était venue très rapidement.
Rien ne prédestinait Yehoshua au succès littéraire qu’il a connu. Au lycée, sa seule note en-dessous de la moyenne, révèle le documentaire de Qedar, était en rédaction.
Dix ans plus tard, il publiait son premier recueil de nouvelles et était rapidement salué comme un écrivain d’un esprit rare doublé d’un grand talent. Amos Oz, qui n’était pas encore publié à l’époque, a écrit dans un journal littéraire bihebdomadaire, Min HaYesod, que « le talent unique de Yehoshua s’exprimait dans sa capacité à créer des situations scandaleuses… et des situations semblables à celles d’un roman policier… sans jamais glisser dans le sensationnalisme. »
Oz, qui deviendra plus tard un ami, résume le talent littéraire de Yehoshua ainsi : « Le marteau est en main – son poids et sa force sont surprenants – mais l’enclume est trop étroite. » Il l’incite à donner une plus vaste portée à ses histoires.
C’est précisément ce qui se passe. L’histoire qui donne son titre à l’ouvrage publié en 1968, Face aux forêts, est encore aujourd’hui dans la mémoire de nombreux écrivains et lecteurs. L’auteure et poétesse Dorit Rabinyan évoque une première lecture du texte « envoûtante », ajoutant lors d’un symposium en 2021 à l’Institut Van Leer, « que l’on pouvait presque toucher du doigt l’incendie au cœur de ‘Face aux forêts’ ».
Les quatre romans suivants – The Lover , A Late Divorce, Five Seasons et Mr. Mani – ont été écrits soit comme un Rashomon, soit en sections, suite de nouvelles étroitement liées, et figurent sans aucun doute parmi ses plus grandes œuvres. La couverture en anglais de Mr. Mani, roman en cinq parties qui voyage dans le temps, comporte une citation succincte de la critique de Ted Solotaroff dans The Nation : « On a donné le prix Nobel pour moins. »
Mr. Mani, composé de cinq monologues, contraint le lecteur à remplir les blancs du dialogue qui n’a pas lieu. Il marque également le début de l’exploration par Yehoshua de l’identité séfarade dans le domaine de la fiction.
C’est un thème qu’il a dans un premier temps évité. À la maison, confiait-il à Qedar, sa mère répétait que la culture séfarade était en déclin. « Il était très clair pour elle que ma sœur et moi devions seulement épouser des Ashkénazes », a-t-il dit. « Elle avait le sentiment que les plus forts ici étaient les Ashkénazes, qu’ils dirigeaient tout. »
Lorsque le père d’A.B. Yehoshua a soumis le premier recueil d’histoires de son fils à S.Y. Agnon (Yaakov Yehoshua a enseigné l’arabe à la femme d’Agnon), le lauréat du prix Nobel en devenir a suggéré que le jeune Yehoshua se rapproche des histoires de son genre.
Peut-être n’était-ce là qu’une survivance de l’injonction à écrire ce que l’on connait le mieux. Yehoshua a déclaré à Daphna Levy dans un podcast sur le roman, qu’il n’avait pu plonger dans ses racines séfarades qu’à la mort de son père. Debout sur le mont des Oliviers, mettant en terre l’homme qui avait consacré une grande partie de sa vie à conserver la mémoire des familles séfarades, il a commencé à sentir l’histoire s’agiter en lui. « Mon cousin est venu me voir à l’enterrement et m’a dit qu’il ‘dormait avec ses pères’ », a-t-il expliqué. L’étrange phrase biblique, presque érotique, a-t-il dit, est ce qui « lui a donné l’impulsion ».
Des années plus tard, en 1997, il publiait Un voyage à la fin du millénaire – un roman du Moyen Âge, situé en Europe, à l’aube de l’an 1000. Un marchand juif séfarade, Ben Attar, quitte Tanger avec ses deux femmes, son partenaire d’affaires musulman et bien d’autres pour tenter de découvrir ce qui est arrivé à son neveu.
L’histoire, qui parle de foi et de sexe, de différence religieuse et d’intolérance, fourmille des avis épouvantables de Ben Attar sur ces terres ashkénazes. Son navire, chargé de peaux de lions et de léopards, de bols de cuivre et de poignards incurvés, de ficelles de caroube et de sacs de sel, remonte une Seine couleur acier jusqu’aux ruelles étroites de Rouen, où les cloches des églises secouent « l’air gris d’une menace insistante ».
Également essayiste, il est l’auteur de quatre livres et d’innombrables articles sur l’antisémitisme et le sionisme, l’identité juive et la politique. Pendant une cinquantaine d’années, dans des livres et au fil des pages des quotidiens israéliens, il a plaidé avec force pour une division entre Israéliens et Palestiniens, une solution à deux États au conflit. En 2016, il a changé de ligne, décrétant que l’objectif n’était plus réalisable.
En guise de premier pas vers une sorte de fédération israélo-palestinienne, il a suggéré d’accorder la citoyenneté aux 90 000 Palestiniens vivant en zone C de Cisjordanie, contrôlée par Israël. Deux ans plus tard, il assurait que « nous nous berçons d’illusions. » La solution à deux États était morte. À la place, il a appelé à « l’égalité » et à une nouvelle réflexion sur la façon dont Israël pourrait accorder la pleine citoyenneté et les droits aux Palestiniens, en les « acceptant » parmi nous.
Il était intrépide et combattif jusque dans sa critique des agissements d’Israël. Au milieu de la deuxième Intifada, il s’en est pris à la barbarie des kamikazes palestiniens, comparant leur situation à la « folie » qui s’était emparée de l’Allemagne sous le régime nazi, affirmant que « les Palestiniens n’étaient pas les premiers à être poussés à la folie par le peuple juif ». Il en concluait que nous devions nous demander ce qu’il en était de nous, et de notre interaction avec d’autres nations, pour déclencher pareille « haine irrationnelle ».
Encore une fois, cela lui vaudra d’être cloué au pilori.
La thèse du « Juif partiel » n’a jamais cessé de susciter des critiques. En 2012, lorsque Yehoshua a réaffirmé, de manière moins poétique, que le judaïsme des Juifs de la diaspora était comme « une boîte à épices ouverte pour libérer son parfum agréable le jour du Shabbat et des fêtes », Yehuda Kurtzer, le président de l’Institut Shalom Hartman d’Amérique du Nord, a rétorqué qu’il est « difficile de trouver une analogie plus frivole avec la pratique juive, et une vision plus dégradante d’une communauté juive de la diaspora.
Fait révélateur, vers la fin de sa vie, il a choisi d’aborder à nouveau le thème de la diaspora juive dans deux œuvres de fiction qui n’ont pas encore été traduites en anglais. Dans HaBat HaYehida (La Fille Unique) et HaMikdash HaShlishi (Le Troisième Temple), l’histoire tourne autour de familles, l’une en Italie et l’autre en France, à la fois chrétiennes et en partie juives. Contrairement à ses écrits polémiques, il y est beaucoup moins explicite et absolu.
« Ce qui ressort par-dessus tout de ses œuvres de fiction, c’est l’importance souveraine du dialogue », assure la critique littéraire Ben-Dov. Non seulement la qualité et la quantité de ses dialogues, mais aussi leur contexte et la façon dont opinions et vérités sont toujours débattues, en perpétuelle évolution.
« Prenez sa dernière œuvre », suggère-t-elle. Dans HaMikdash HaShlishi, davantage écrit comme une pièce de théâtre qu’un roman, une femme, fille d’un converti, se présente devant un tribunal rabbinique pour tenter de convaincre le rabbin local de témoigner contre son ancien rabbin en France. Le très court roman se termine sur une photo de la Vieille Ville de Jérusalem, placée par l’héroïne sur sur le mur du rabbin, avec un point à l’endroit où elle aimerait qu’un nouveau temple s’élève, un lieu résonnant « d’hymnes d’espoir et de rédemption » à la place de ce qui s’y trouve à l’heure actuelle : « un mur désolé, une végétation folle, une relique inutile et tout sauf glorieuse qui bloque et obscurcit notre chemin ».
Ce dialogue fait écho à l’un de ses plus célèbres essais, Le mur et la montagne, dans lequel il plaide en faveur de l’État, représenté par le mont Herzl, aux détriments du mur Occidental et de tout ce qu’il représente.
Et pourtant, comme le note Ben-Dov, la dernière ligne du roman, une mise en scène, s’éloigne de la centralité du Temple et suggère que la rédemption se trouve ailleurs, dans une tâche assignée par son épouse. « Il ferme la lumière. Obscurité complète. Mais au fond, au loin, l’épicerie brille.
C’était, de la part de l’insaisissable Yehoshua, un clin d’œil et un ultime adieu.
L’AFP a contribué à cet article.
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