En octobre, le porte-parole de l’armée israélienne, le contre-amiral Daniel Hagari, indiquait que l’armée israélienne avait reçu plus de 2 000 demandes de Haredim désireux de partir se battre. La nouvelle a fait la une des journaux dans tout le pays car, en temps normal, la plupart des hommes juifs ultra-orthodoxes échappent au service militaire en vertu d’un arrangement datant de 1948.
Au moment de la fondation de l’État, cet accord s’est imposé pour tenir compte du très petit nombre de survivants de la communauté juive d’avant la Shoah et de leur érudition en les autorisant à prendre le temps de se reconstruire. Il a permis à l’époque d’exempter de service militaire 400 hommes haredim en âge de servir et créé un solide précédent.
Tout au long des années 1950 et 1960, et surtout depuis la fin des années 1970, lorsqu’ils sont entrés dans le gouvernement Likud de Menahem Begin et acquis une certaine main-mise sur les affaires de l’État, ils sont devenus ce que le sociologue Menahem Friedman qualifie de « société d’érudits », à savoir une communauté d’hommes qui étudient la Torah à plein temps.
Cela n’existait pas dans l’Europe d’avant-guerre, car les Juifs devaient gagner leur vie. Seuls les esprits les plus brillants passaient leur vie dans les yeshivot, phénomène encore rare dans la diaspora contemporaine.
En Israël, la population haredi croît en moyenne de 4 % par an, soit deux fois plus que la population générale. Selon le Bureau central des statistiques (CBS), fin 2022, les Haredim représentaient près de 15 % de la population juive israélienne de 18 ans, l’âge du service militaire.
En vertu des dispositions qui prévalent actuellement, dès l’âge de 18 ans, un homme ultra-orthodoxe peut reporter son service militaire s’il étudie dans une yeshiva et ce, jusqu’à l’âge de fin de conscription, aujourd’hui fixé à 26 ans. (Les femmes haredim ne sont pas concernées.) Exempté de service, l’homme haredi n’est pas pour autant autorisé à travailler ce qui le place dans une situation de dépendance envers les subventions publiques.
Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour faire inscrire cette exemption dans la loi se sont heurtées à l’opposition constante de la Cour Suprême, pour non respect du principe d’égalité face à ce que les Israéliens appellent le « fardeau ». C’est l’une des raisons pour lesquelles les partis politiques haredim ont soutenu la clause polémique dite de dérogation proposée par le gouvernement l’an dernier. Si elle avait été adoptée, elle aurait imposé un mécanisme permettant à la Knesset de promulguer une loi même si elle avait auparavant été invalidée par la plus haute juridiction du pays.
Le 3 octobre dernier, le ministre du Logement Yitzhak Goldknopf, chef du parti ultra-orthodoxe Yahadout HaTorah, a menacé de démissionner si le Premier ministre Benjamin Netanyahu ne présentait pas un projet de loi garantissant l’exemption de service militaire pour la communauté ultra-orthodoxe.
Puis vint le 7 octobre, et l’invasion des localités du sud d’Israël par des terroristes du Hamas venus assassiner près de 1 200 personnes, principalement des civils, et prendre 253 autres personnes en otage dans la bande de Gaza. La plus jeune victime avait 10 mois. Le plus jeune otage a un an.
Immédiatement, d’innombrables initiatives haredim ont vu le jour pour venir en aide aux soldats et aux communautés évacuées des frontières de Gaza, et plus tard, du Liban. Des bénévoles ont collecté des vivres et de l’équipement. Ils ont envoyé des personnes assister aux funérailles et aux shivas, période de deuil longue de sept jours durant laquelle les familles reçoivent des visiteurs. Sans que cela ne soit su du grand public, près de 20 000 adolescents haredim ont aidé les agriculteurs – et pas seulement les agriculteurs religieux – à s’occuper des récoltes à la place des milliers d’ouvriers agricoles étrangers repartis dans leur pays.
Des bénévoles haredim du service d’urgence Zaka ont parfois effectué des tâches très difficiles en collectant les restes des victimes du Hamas.
Des enquêtes comme celles du Dr Nechumi Yaffe, chercheur ultra-orthodoxe à l’École d’études sociales et politiques de l’Université de Tel Aviv, évoquent un possible assouplissement de l’attitude des haredim envers la population non haredi et le service militaire.
Pour mieux comprendre dans quelle mesure le choc du 7 octobre pourrait amener davantage de Juifs ultra-orthodoxes à faire leur service, le Times of Israel s’est entretenu avec le Dr Eliezer Hayun, Juif ultra-orthodoxe auteur de recherches sur les Haredim à l’Institut de recherche politique de Jérusalem.
L’interview a été remaniée pour plus de clarté et de concision.
The Times of Israël : Pouvez-vous commencer par expliquer pourquoi les rabbins s’opposent si fortement au service militaire des haredim, et en particulier des jeunes hommes ?
Dr. Eliezer Hayun : Ils croient sincèrement que l’étude de la Torah protège le peuple d’Israël au même titre que le fait le service militaire. Le rabbin Dov Landa [co-directeur de la yeshiva Slobodka de Bnei Brak], considéré comme l’un des plus importants de sa génération, a même écrit aux étudiants de la yeshiva désireux d’aller se battre. Il leur a dit en substance : « Ne comprenez-vous pas que l’étude de la Torah offre une protection bien plus grande ? » Cette croyance est un élément absolument fondamental, central, du discours haredi.
Il y a aussi cette croyance selon laquelle un garçon haredi qui irait à l’armée n’en sortirait plus aussi pieux. Cela effraie réellement les rabbins haredim, même les plus modernes, les plus alternatifs. Même ceux-là disent craindre que Tsahal ne soit pas prête à accueillir les juifs ultra-orthodoxes tout en protégeant leur identité haredi.
N’oubliez pas que la société haredi est très fermée. Il existe une crainte sociologique qu’elle soit lésée et que ses membres quittent la communauté. Le spirituel influence le social et réciproquement.
Que veulent les rabbins de nos jours ?
Pour l’heure, il n’y a pas de loi. Il existe une disposition spéciale en vertu de laquelle le ministre de la Défense autorise les reports de service. Mais cela ne pourra pas durer indéfiniment. Les rabbins veulent conserver cet arrangement, qui stipule qu’un étudiant de yeshiva peut reporter son service militaire jusqu’à l’obtention d’une exemption permanente. L’âge n’a pas d’importance à leurs yeux.
Quelle est l’attitude des rabbins envers les hommes haredim plus âgés qui font une sorte de service militaire ? Beaucoup d’hommes haredim mariés fréquentent un kollel où ils étudient à plein temps. Mais qu’en est-il des 55 % d’hommes haredi âgés de 25 à 64 ans qui travaillent ? S’agit-il de ces hommes qui se sont présentés dans les centres de recrutement de l’armée après le 7 octobre ?
Oui, c’est ça. Ils se sont inscrits à un programme de l’armée qui existe depuis des années et s’appelle Shlav Bet [Deuxième étape]. Il passe plutôt inaperçu, dans l’ensemble. Les rabbins n’en parlent pas. Ils préféreraient que les hommes viennent au kollel, mais dans la mesure où ils sortent déjà pour travailler… Ces hommes sont généralement mariés, et une fois que vous avez une famille, une maison, vous avez plus tendance à préserver le mode de vie haredi. Le risque d’être influencé par l’armée est ici beaucoup plus faible. Et rappelez-vous que cette « deuxième étape » est un service très bref et que les hommes ne partent pas au combat. [Il s’agit dans les faits de trois semaines de formation à l’utilisation basique des armes, aux premiers secours et soins, ainsi qu’à l’affectation à des postes du commandement du front intérieur.]
Quelles voix divergentes avez-vous entendues depuis le 7 octobre ?
Les rabbins conservateurs et traditionnels ont été très clairs. Ils ont demandé de prier davantage. Il y a aussi un concept dans l’Éthique des Pères qui nous commande de ressentir la douleur et les difficultés d’autrui. D’avoir de l’empathie. Dire qu’il n’y en a pas serait faux. Après les prières, on récite des psaumes pour protéger les soldats.
Les rabbins ont également demandé aux étudiants de revenir une semaine plus tôt après les vacances d’hiver. Ils se sont adressés à eux comme à des soldats de l’esprit tenus de revenir à la yeshiva pour faire leur travail, à l’instar des soldats qui devaient aller au front. Comme si une sorte d’armée religieuse aidait l’armée physique. C’est l’attitude la plus courante.
Mais il y a d’autres voix. Comme celle du Rav Dovid Leibel [qui fut un proche collaborateur du défunt chef haredi Elazar Shach, et chef du réseau Achvas Torah Kollel, qui permet aux hommes haredim qui travaillent d’étudier le soir]. Ou le rabbin Yehoshua Pepper, ou encore le rabbin Raphael Kreuzer, qui a appelé les étudiants de yeshiva, dans le sillage du 7 octobre, à faire leur part sur le plan militaire.
Quelques rabbins ont une vision alternative : ce sont des voix nouvelles. Ils nous disent qu’il nous faut aussi contribuer à l’effort militaire. Que nous devons faire partie du collectif israélien. Mais même eux ne recommandent pas que tous les étudiants de yeshiva fassent leur service.
J’ai interviewé le Rav Leibel la semaine dernière et je lui ai demandé s’il pensait que les étudiants de yeshiva devaient faire leur service, ce à quoi il m’a répondu : « Non, l’armée n’est pas prête pour ça. »
Ça m’a tout l’air d’une question digne de l’oeuf et de la poule.
Leur influence est beaucoup, beaucoup moins grande que celle des rabbins traditionnels. On peut même dire qu’ils sont marginaux, si on les compare, par exemple, au Rav Landa ou au rabbin David Cohen, membre du Conseil de la Torah et chef de la Yeshiva d’Hébron [à Jérusalem]. Lorsqu’on lui a demandé si les étudiants de yeshiva qui avaient du mal à étudier pouvaient partir se battre, le rabbin Cohen a répondu : « Le rôle des jeunes hommes est de s’asseoir et d’étudier. »
Vous avez écrit un article percutant pour le site d’information Ynet dans lequel vous dites que, comme les laïcs, les jeunes haredim ont envie de protéger leurs proches, de revenir avec la poussière du champ de bataille, de pouvoir dire que leurs mères n’ont pas dormi tant elles étaient inquiètes. Est-ce que beaucoup d’étudiants de yeshiva ont été déçus lorsqu’on leur a dit qu’ils ne pourraient pas aller se battre ?
Non, je ne pense pas. Un Haredi est un être humain. Il réagit aux stimuli de son environnement. Il y a clairement là une dissonance cognitive. D’un côté, vous voulez servir, faire partie de l’armée. Mais vous savez qu’en étudiant la Torah, vous défendez aussi votre pays. C’est la seule façon pour nous, en tant qu’humains, de nous en sortir.
Quel rôle jouent les médias haredim dans cette affaire ?
Ça dépend. Les médias imprimés – Yated Ne’eman, Hamodia, Hamevaser, Mishpacha – reflètent la pensée des rabbins traditionnels. Ils rendent compte de l’actualité, mais dans le contexte du rôle spirituel endossé par la communauté haredi.
Internet est plus libre et permet à de nouvelles voix de se faire entendre, comme celle du Rav Leibel. Des sites Internet comme Behadrei Haredim et Kikar Hashabbat sont plus libéraux que les journaux imprimés.
Quel pourcentage de Haredim lit les médias digitaux ?
Beaucoup. Les sondages évoquent des dizaines de pour cent.
J’ai parlé à la Dre Nechumi Yaffe, qui m’a dit que l’exposition avait considérablement augmenté pendant la COVID, lorsque les gens étaient confinés.
Absolument.
Quelles sont les options qui s’offrent aux Haredim qui souhaitent participer à l’effort de guerre aujourd’hui ?
Il y a des unités de combat telles que Netzah Yehuda [qui fait partie du bataillon d’infanterie Kfir], mais le nombre de vrais Haredim est peut-être de quelques centaines. Il s’agit notamment de jeunes marginaux, de décrocheurs et d’enfants en situation difficile sur le plan social ou religieux. Il s’agit principalement de personnes qui ont déjà quitté la société haredi, les shababnikim. Le problème, c’est qu’en prenant les marginaux de la société haredi, Netzah Yehuda dit : « Nous ne sommes pas faits pour les étudiants ordinaires de yeshiva », qui ne viendront pas.
La voie naturelle est celle de la « deuxième étape ». Ces dernières années, de nouveaux programmes ont vu le jour, comme Kodkod [programme triennal lancé en 2022 pour former des dizaines d’hommes haredim âgés de 21 à 27 ans à la programmation informatique et les intégrer dans des emplois de programmation du système de défense tout en leur permettant de maintenir un mode de vie axé sur la Torah.] Il y a aussi Bina BeYarok, et ses deux ans de service dans la division du renseignement de l’armée , qui s’adresse aux hommes haredim âgés de 21 à 26 ans. Des milliers de personnes s’inscrivent à Kodkod, mais toutes ne sont pas admises. Ce sont des formations très prestigieuses. Cela vous prépare économiquement pour la vie. Vous apprenez un métier à un très haut niveau et ce, sur les deniers de l’armée.
La question de la conscription haredi ne disparaîtra pas après la guerre et va probablement même gagner en intensité. Si les rabbins traditionnels ne veulent pas de service pour ceux qui étudient à plein temps dans les yeshivot ou les kollels, qui dans la communauté pourrait s’engager ?
Après la guerre viendra le moment de vérité. La population israélienne aura encore plus de mal à accepter que les Haredim ne fassent pas leur service. Ce qui n’arrivera pas, en revanche, c’est que les étudiants des yeshivot s’engagent en masse. Ce n’est même pas techniquement possible. Essayez d’enrôler de force des dizaines de milliers de personnes et ce sera la guerre civile. Certains recommandent de réduire les prestations sociales pour les Haredim pour les forcer à s’engager. Ce qui a bien peu de chances d’arriver tant que les Haredim restent dans la coalition gouvernementale. Et je ne suis même pas certain que la Cour Suprême le permettrait.
Il y a beaucoup d’étudiants de yeshiva qui n’étudient pas sérieusement et qui pourraient très bien, selon moi, aller à l’armée. Il y a trois sessions d’étude par jour. Ils viennent un peu le matin, prennent un café, trainent un moment devant la yeshiva avant d’aller à la salle de sport ou au centre commercial. Commençons donc par eux. Cela ne réglera pas le problème parce qu’il y aura toujours des gens qui diront : « Pourquoi tous les étudiants de yeshiva ne font-ils pas leur service ? » Mais je pense que cela pourrait étouffer dans l’oeuf 80% des flammes.
Que diraient les rabbins ?
Ils auraient un problème. Ils diraient que même si l’élève ne vient que pour une partie de la journée, il apprend quand même quelque chose.
Il y a plusieurs niveaux d’étudiants de yeshiva. Il y a les shababnikim – le niveau le plus bas de la jeunesse marginale, ceux qui dérivent parfois vers la criminalité -. Les rabbins sont d’accord, encore aujourd’hui, pour dire qu’ils pourraient faire leur service. De toute façon, ils sont en dehors du cadre.
Ce dont je parle, ce sont des étudiants moyens qui ne vont pas aux trois sessions d’étude quotidiennes. Leur nombre n’est pas négligeable.
On pourrait peut-être créer un organisme chargé de gérer ces étudiants, ceux qui étudient peu. Aujourd’hui, cela n’existe pas au sein de l’armée israélienne. On ne se soucie pas assez de la conscription des Haredim.
Cet organisme pourrait lui-même créer des académies pré-militaires [il en existe des dizaines pour les sionistes religieux et les jeunes laïcs qui souhaitent s’engager dans l’armée]. Au sein du mouvement sioniste religieux, il y a tout un monde qui s’occupe de cela – les rabbins, les académies pré-armées, les yeshivot hesder [qui combinent le service militaire avec l’étude de la Torah] -. C’est une formidable organisation. Des personnes très importantes s’en occupent. Une telle chose n’existe pas encore dans la société haredi.
Y a-t-il une chance que les rabbins le permettent un jour ?
Il faudra que cela vienne de la base. L’État et l’armée doivent l’encourager. Alors, des organismes surgiront au sein de la société haredi et le feront.
Qu’en est-il des discussions sur l’abaissement de l’âge d’exemption à 21 ans ?
Selon une enquête de l’Institut israélien pour la démocratie, avec laquelle nous avons organisé une conférence la semaine passée sur la question, abaissement de l’âge d’exemption à 21 ans bénéficierait à l’économie israélienne. Mais cela ne règlerait pas la question du service militaire.
Nous n’avons pas parlé du service national…
Il y a eu des tentatives mais elles ont échoué. Cela n’a pas été pris au sérieux. Les recherches du Dr Asaf Malchi [en hébreu] ont conclu que ce n’était tout simplement pas nécessaire. Le bénévolat et l’entraide font de toute façon partie intégrante de la société haredi. Et ce n’est pas le service militaire.
Tournons-nous maintenant vers l’avenir. Selon les prévisions du Bureau central des statistiques, d’ici 2065, 40 % de la population juive (et 30 % de la population totale, y compris les Arabes et autres) seront ultra-orthodoxes. La pression pour partager le fardeau ne va-t-elle pas s’accroître ?
Quand on parle de chiffres aussi élevés, on ne peut pas s’attendre à ce que 30 % de l’État ne fasse pas son service militaire et ne fasse pas partie de l’économie. Il ne fait aucun doute que des changements vont se produire. Les choses dont nous avons parlé finiront par arriver. Comment, et sous quelle forme, nous ne pouvons pas encore le dire.
Mais une chose est claire : il n’est pas possible que la situation actuelle perdure encore longtemps.