JTA — Dans les mois qui ont suivi l’entrée de chars russes dans son pays, en février dernier, la musique s’est arrêtée pour Elizaveta Sherstuk.
Fondatrice d’une chorale juive appelée Aviv [« printemps » en hébreu], dans sa ville natale de Soumy, dans le nord-est de l’Ukraine, Sherstuk a dû mettre le chant de côté au profit de son travail quotidien et de ce qui est une mission personnelle : aider les Juifs de Soumy.
« On n’avait pas le temps de dormir », se rappelle Sherstuk pour la Jewish Telegraphic Agency.
« Les membres de mon équipe travaillaient de la même façon, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. »
Un an plus tard, Sherstuk dirige toujours Hesed, réseau de centres d’aide sociale pour les Juifs nécessiteux de l’ex-Union soviétique. Mais elle a repris les cours de musique et les spectacles, même s’ils sont parfois organisés dans des abris anti-bombes.
L’histoire de Sherstuk est révélatrice de la manière dont la guerre de la Russie contre l’Ukraine a affecté les Juifs, en Ukraine et ailleurs.
Le conflit a tué des centaines de milliers de personnes, en a blessé et mis en danger encore plus tout en modifiant profondément le paysage et la population de l’Ukraine, forçant des millions de personnes à se réfugier à l’étranger.
Mais la guerre a également mobilisé les réseaux de groupes d’aide et d’entraide juifs dans toute l’Europe, qui a permis d’apporter une réponse d’une ampleur que l’on avait plus vue depuis des dizaines d’années.
Les Juifs ukrainiens restés au pays ont, pour leur part, réorganisé leur vie et leurs communautés en fonction de la guerre.
Voici l’histoire de quatre Juifs qui se sont mobilisés pour apporter de l’aide, et un aperçu des situations malheureusement bien réelles auxquelles ils ont été confrontés.
« On avait besoin de moi là-bas »
Depuis qu’il a failli se noyer à l’âge de 23 ans, le Dr Enrique Ginzburg s’estime « débiteur » des années de vie supplémentaires qui lui ont été accordées.
Aujourd’hui âgé de 65 ans, ce professeur de chirurgie de la Miller School of Medicine de l’Université de Miami et de sa division de traumatologie a apporté son expertise en soins intensifs en Haïti, en Argentine, au Kurdistan et en Irak, dans des cas d’urgence.
Mais jusqu’à l’année dernière, il ne s’était jamais rendu en zone de guerre.
Ce natif de Cuba s’est senti attiré par l’Ukraine parce que son grand-père était originaire de Kiev, et sa grand-mère, de l’est de la Pologne.
Au début du conflit, il contacte le Dr Aaron Epstein, un vieil ami, fondateur de l’ONG Global Surgical and Medical Supply Group.
« Prends un gilet pare-balles, un casque, un masque à gaz et viens », dit Ginzburg à Epstein.
Il se rendra à deux reprises en Ukraine sous les auspices de l’ONG, en avril et juillet 2022.
Ginzburg explique ainsi la raison pour laquelle il s’est mis en danger à l’autre bout du monde: « On avait besoin de moi ».
Sa base est un hôpital urgentiste à Lviv, ville située suffisamment loin à l’ouest pour devenir un important centre de réfugiés.
Il consulte des médecins ukrainiens en première ligne, la plupart jeunes et inexpérimentés, et des administrateurs d’hôpitaux. Il observe les médecins en action.
Il rend également visite à des patients hospitalisés et aide à traiter des blessés par balle au combat.
Les sacs de Ginzburg sont remplis de fournitures importantes. Certaines lui ont été demandées par ses collègues ukrainiens, comme des cathéters spéciaux.
Il apporte également des tefillin, ces phylactères utilisés par les Juifs pour les prières du matin.
Ginzburg, qui a étudié dans une yeshiva mais ne se considère plus orthodoxe, les utilise tous les jours en Ukraine.
Lviv a beau être loin des combats, il entend les sirènes des raids aériens et les explosions de missiles russes. Parfois, il sent même la terre trembler.
Lorsque les services de renseignement informent l’équipe médicale de Ginzburg de l’imminence d’attaques de missiles, ils s’abritent dans des refuges.
« Aujourd’hui », déclarait-il au Miami Herald en juin dernier, « j’ai appelé ma compagnie d’assurance-vie parce que j’ai de jeunes fils, alors je veux m’assurer d’avoir une bonne couverture. »
Ginzburg ne compte plus le nombre de médecins qu’il a contribué à former ou celui des patients qu’il a traités.
« Des centaines, c’est certain. »
Il pense effectuer une troisième mission cette année.
« C’est notre nouvelle réalité »
En sa qualité de directrice du JDC – American Jewish Joint Distribution Committee – en Pologne, Karina Sokolowska a entendu nombre d’histoires poignantes ces douze derniers mois.
L’une d’elles reste particulièrement gravée dans sa mémoire.
C’est l’histoire d’un couple d’Ukrainiens âgés qu’elle a rencontrés à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine à la fin du printemps dernier. Le mari était en fauteuil roulant : Sokolowska l’a aidé à quitter l’Ukraine en poussant son fauteuil.
Ils ont passé trois mois dans un refuge en Pologne, avant de réaliser : « Nous ne pouvons pas chercher de travail, nous ne pouvons pas recommencer notre vie. Nous sommes trop vieux », a dit la femme.
« S’ils doivent mourir, ils préfèrent que ce soit chez eux », explique Sokolowska.
« C’est une histoire désespérée. Ils sont tellement vulnérables. »
L’an dernier, environ 8 millions de réfugiés ukrainiens se sont rendus en Pologne, pays frontalier qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés.
Au début du conflit, Sokolowska contacte des communautés juives en Pologne pour connaitre leurs disponibilités en termes de logement de ce qui était alors des futurs réfugiés.
Elle se rend aux postes frontaliers qu’empruntent les Ukrainiens, de façon à organiser leur acheminement vers des villes de Pologne et s’assurer des meilleures conditions d’accueil pour eux.
Plus tard, elle fera en sorte que les réfugiés sans papiers bénéficient de conseils juridiques, mettra à disposition des soins médicaux et des médicaments, trouvera des logements à court ou long terme, mettra les réfugiés en contact avec des psychologues, leur fournira des repas casher et s’occupera même de leurs animaux de compagnie (« chiens et chats sans papiers »).
Selon les statistiques du JDC, l’organisation « a fourni des fournitures et des soins essentiels » à 43 000 Juifs en Ukraine et « a aidé plus de 22 000 personnes » « à survivre à l’hiver … plus du double du nombre des années précédentes. »
L’organisation d’aide sociale dit également avoir fourni des « services vitaux » à plus de 40 000 réfugiés en Pologne, en Moldavie, en Roumanie, en Hongrie, en Bulgarie ou dans d’autres pays européens.
Elle a également aidé à évacuer quelque 13 000 Juifs d’Ukraine. (Le ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen, a récemment déclaré que 15 000 Juifs ukrainiens au total avaient immigré en Israël depuis le début de la guerre.)
Au plus fort de l’afflux de réfugiés, Sokolowska a déclaré que son budget mensuel du JDC avait dépassé ce qu’elle dépensait auparavant en l’espace d’une année entière. Son bureau est passé de quelques employés à une vingtaine.
Sa quantité de sommeil a diminué de moitié et elle a dû prendre des somnifères de manière à pouvoir se reposer quand elle en avait la possibilité.
« C’est notre nouvelle réalité » en Pologne, dit-elle à propos du travail du JDC avec les réfugiés ukrainiens.
« C’est notre vie désormais. »
Petite-fille de survivants de la Shoah, Sokolowska parle le yiddish. Elle commence à s’impliquer dans la vie juive durant ses études, lorsqu’un camarade de classe, qui l’avait entendue parler allemand avec l’accent yiddish, lui conseille de prendre la tête du Syndicat des étudiants juifs polonais.
En tant que directrice du JDC pour les pays scandinaves en plus de la Pologne, elle organise normalement des conférences éducatives et aide les familles juives à découvrir des traditions qu’elles n’ont pas apprises du fait du régime communiste.
Aujourd’hui, son optimisme est mis à mal.
« Tout a changé quand la guerre a frappé l’Ukraine : il y a moins d’espoir », regrette Sokolowska.
« C’est très nouveau. Tout dans notre vie a changé. Notre espoir que cela se termine bientôt diminue, diminue, diminue. Rien ne va changer. »
« Ça aurait pu être moi »
À la fin des années 1890, Harry Fellman, âgé d’une vingtaine d’années, quitte son foyer en Ukraine.
Selon la légende familiale, il était tireur d’élite dans l’armée ukrainienne et était sur le point d’être envoyé au combat. Il choisit alors d’émigrer aux États-Unis et s’installe à Omaha, dans le Nebraska, où il devient vendeur ambulant.
Son petit-fils, Tom Fellman – dont le deuxième prénom est Harry – ne connaît pas tous les détails, mais il est reconnaissant à Harry Fellman d’avoir quitté l’Ukraine au bon moment.
« Cela aurait pu être moi, si mes grands-parents n’étaient pas partis à ce moment-là », explique Fellman, prospère promoteur immobilier et philanthrope à Omaha.
En octobre, à l’âge de 78 ans, Fellman fait le voyage inverse au-dessus de l’Atlantique pour apporter son aide.
Il souhaite aussi s’acquitter de ce qu’il considère comme une dette envers la mémoire de son défunt grand-père en aidant les Juifs ukrainiens d’aujourd’hui.
Sa femme Darlynn et lui ont été bénévoles pendant une semaine au centre communautaire juif de Cracovie, aux côtés de centaines (et peut-être de milliers) de bénévoles étrangers accourus en Pologne et dans les pays limitrophes, ces douze derniers mois, pour prêter main forte aux programmes humanitaires destinés aux millions de réfugiés ukrainiens.
Fellman travaille neuf heures par jour avec une demi-douzaine de bénévoles étrangers au sous-sol du centre communautaire, reconditionnant de « très gros » sacs de pommes de terre ou de sucre dans de plus petits contenants destinés à être distribués aux réfugiés.
Sa femme participe à un programme d’art-thérapie mis en place pour les mères et les enfants réfugiés afin de leur remonter le moral.
Fellman n’est « pas particulièrement religieux » mais soutient « tout ce qui est juif ».
En 1986, il a accompagné un avion en mission de sauvetage de Juifs soviétiques vers Israël.
« Ce fut l’expérience la plus enrichissante de toute ma vie », se souvient-il.
Fellman pense retourner en Pologne, en juin, pour la randonnée annuelle à vélo de collecte de fonds du JCC d’Auschwitz à Cracovie.
Qu’est-ce que ses amis pensent de son bénévolat de septuagénaire ?
« Ils pensent que c’est bien », dit-il.
« Mais personne ne me suit. »
« Tout était risqué »
Les parents de Sherstuk auraient volontiers envoyé leur fille dans une école juive s’ils en avaient eu la possibilité, mais ce n’était pas envisageable à Soumy, en ces dernières années du régime communiste de ce qui était alors une république soviétique.
Sherstuk ne connaît de la vie juive que ce qui se passe à la maison.
Ses parents lui ont insufflé une identité juive, dit-elle, et ses grands-parents parlaient et chantaient en yiddish.
Cela lui inspire sa première carrière de chanteuse et professeure de musique, au cours de laquelle elle fonde Aviv, qui la conduit en tournée dans tout le pays, au rythme des chansons juives traditionnelles.
Plus tard, elle devient directrice de la branche de Sumy du réseau Hesed, financé par le JDC.
Ville industrielle forte de 300 000 habitants avant la guerre, située à une quarantaine de kilomètres de la frontière russe, Sumy est l’une des premières cibles de la Russie.
Dans les jours qui précèdent l’invasion, Sherstuk fait des stocks de nourriture, consciente qu’elle allait devenir rare en cas de guerre, et organise l’acheminement en bus vers des zones plus sûres de centaines de civils vulnérables, essentiellement des personnes âgées et handicapées.
Le projet d’autobus tombe à l’eau pour des raisons de sécurité.
Lorsque les bombardements commencent, il devient dangereux pour les membres de la communauté juive de Sumy – un millier de membres, la plupart âgés – de s’aventurer à l’extérieur.
Depuis l’abri anti-aérien dont elle a fait son bureau, Sherstuk, assistée d’un réseau de bénévoles Hesed, coordonne la livraison de nourriture et de médicaments.
Lorsque la situation s’aggrave encore, elle coordonne la participation de la communauté juive à une rapide évacuation par couloir humanitaire des civils vulnérables, autorisée par les Russes.
Elle communique avec les habitants de Sumy grâce à des smartphones fournis par le JDC – les attaques russes ont coupé les lignes fixes – et accompagne les bus de Juifs de Sumy vers l’ouest de l’Ukraine.
Certains ont fini par partir s’installer en Israël, en Allemagne ou dans d’autres pays, dit-elle.
Sherstuk reste un certain temps dans la partie ouest de l’Ukraine (« Les couloirs humanitaires ne sont valides que pour des sorties du pays », précise-t-elle) et effectue quelques déplacements, tout en restant en contact avec les Juifs de Sumy, dans l’espoir d’un retour rapide en toute sécurité.
Mais Sumy, comme beaucoup de villes ukrainiennes, est la cible de fréquentes attaques de roquettes russes.
« Tout était risqué », dit-elle.
« Nous faisions tout ce que notre cœur nous disait de faire. Il fallait sauver des gens. C’était à moi de le faire. »
En mai dernier, Sherstuk fait partie des 12 hommes et femmes (et l’unique représentante de la diaspora) qui ont allumé la torche, le Jour de l’Indépendance d’Israël, lors d’une cérémonie officielle sur le mont Herzl.
Pendant ses deux semaines en Israël, elle passe du temps avec sa famille et organise des réunions avec des responsables du JDC, des ministres et des donateurs.
« Ce n’était pas des vacances », assure-t-elle.
Une fois rentrée à Sumy, à la demande des membres de sa chorale et d’autres habitants, elle organise des concerts en hébreu, yiddish, ukrainien et russe, en ligne ou depuis un abri anti-bombe, sur la place centrale de la ville.
Elle a aujourd’hui repris ses cours de musique et tout cela lui remonte le moral.
« Je passe mon temps à enseigner », résume-t-elle.