Les diagnostics de maladies neuropsychiatriques étaient devenus de plus en plus fréquents chez les soldats appartenant à l’armée américaine qui avaient pris part dans la Guerre Globale contre le Terrorisme, au début des années 2000, sans que personne ne puisse expliquer ce phénomène. Puis, petit à petit, les chercheurs avaient commencé à trouver le principe d’une corrélation entre ces maladies et les commotions cérébrales causées par les combats, sur le champ de bataille.
« Beaucoup de soldats américains sont revenus avec des problèmes neuropsychiatriques qui se sont finalement avérés être liés aux commotions cérébrales causées par les explosions. Mais il a fallu attendre 2005 – cinq ans au total – pour que les militaires commencent seulement à examiner la possibilité d’une commotion cérébrale chez les malades. Et il a fallu encore cinq à six ans pour qu’ils mettent en place pleinement le protocole relatif aux lésions traumatiques cérébrales (TBI) », déclare la docteure Raquel C. Gardner, directrice de recherche clinique au Centre de neurosciences Joseph Sagol à l’hôpital Sheba, lors d’un entretien avec le Times of Israel.
Selon des chiffres diffusés par le Defense and Veterans Brain Injury Center, aux États-Unis, des chiffres qui ont été repris dans des études, 413 853 diagnostics de lésion traumatique cérébrale auraient été posés pour des soldats américains entre l’an 2000 et 2019.
« J’ai commencé à travailler et à étudier les neurosciences sur le fond de la Guerre Globale contre le Terrorisme, qui avait commencé en 2001. Une période qui devait marquer le tout début de la sensibilisation à la TBI, une question qui méritait d’être examinée », dit Gardner.
Avant d’immigrer en Israël avec sa famille en 2021, Gardner était à la tête d’un programme de recherche consacré à ces lésions à l’université de Californie, à San Francisco. Le programme était financé par les NIH, le Département américain à la Défense et la Veterans Health Administration.
TBI est un autre terme pour désigner la commotion cérébrale – qui peut être légère, modérée ou sévère. La majorité des individus souffrant ce de traumatisme se rétablissent pleinement avec le temps – et avec un traitement et un suivi adaptés. D’autres continuent à montrer des symptômes.
Quand la guerre contre le Hamas a éclaté, le 7 octobre, Gardner raconte avoir eu la certitude qu’Israël devrait faire face à un grand nombre de lésions cérébrales traumatiques essuyées pendant les combats.
Et elle ajoute avoir particulièrement pensé à la TBI invisible – où la blessure échappe au regard. Dans ce cas-là, aucun éclat d’obus, aucune balle n’ont perforé la boîte crânienne.
« Nous ne savons pas encore quels sont les effets à long-terme des lésions traumatiques cérébrales, qu’elles surviennent à une ou à de multiples occasions », dit Gardner.
La plupart du temps, ces lésions ne peuvent pas être détectées par l’imagerie médicale. Avec pour conséquence qu’elles ne sont souvent pas diagnostiquées et soignées correctement.
Le défi à relever, à l’heure actuelle, est d’éduquer les professionnels de la médecine, de les amener à avoir entre les mains les bons outils pour se prononcer sur l’état des blessés – ce qui est indispensable pour qu’ils puissent émettre le bon diagnostic et fournir, dans la foulée, les soins appropriés. Gardner, qui a mis en place un programme sur les TBI à Sheba, admet que le personnel est très sollicité, œuvrant 24 heures sur 24 et sept jours sur sept à sauver des militaires dont les blessures menacent souvent le pronostic vital.
Au cours de son entretien récent avec le Times of Israel, une interview qu’elle accorde depuis son bureau de l’hôpital Sheba, Gardner raconte comment, avec ses partenaires au sein de l’établissement hospitalier, elle a commencé à lancer des initiatives consacrées aux lésions traumatiques cérébrales en lien avec la guerre, dès le 8 octobre. Elle a eu la chance de pouvoir s’appuyer sur certains aspects de son programme de recherche qui ont été transférés depuis l’Université de Californie. Elle dit avoir aussi utilisé son carnet d’adresses en communiquant avec d’autres experts des TBI, dans le monde entier.
S’il est d’une extrême importance pour l’armée et pour le système médical israélien de mieux comprendre ce que sont les TBI, Gardner souligne toutefois qu’Israël n’est pas plus à la traîne sur le sujet que les autres pays, à l’exception des États-Unis. Elle dit vouloir faire progresser la recherche mais elle reconnaît aussi qu’il y a des priorités et qu’il faut remettre les choses en perspective.
« Il a fallu aux États-Unis au moins une décennie pour avancer là-dessus et les États-Unis continuent à étudier la question en mobilisant des fonds énormes. Cela fait six mois qu’Israël est engagé dans une guerre pour sa survie », note-t-elle.
Ce qui suit est la reprise des temps forts de l’échange qui a eu lieu entre Gardner et le Times of Israel, un entretien qui a été réexaminé à des fins de brièveté.
Le Times of Israel: Nombreux sont ceux qui connaissent le terme de « commotion cérébrale » mais qui ne l’ont jamais entendu en lien avec une TBI. Pouvez-vous nous apporter des clarifications ?
Dr Raquel Gardner : Il y a d’abord l’exposition à la commotion cérébrale, au choc. Cela peut être un coup sur la tête, une accélération ou une décélération (un mouvement de tête fort et soudain) ou une explosion dont la vague et les ondes vous traversent la tête et passent à travers le cerveau.
Si la personne ne présente aucun symptôme immédiatement alors il s’agit, dans notre jargon, d’un événement sous-clinique.
Certaines de mes recherches ont été consacrées aux joueurs de football américains qui ont souffert d’événements sous-cliniques répétés. Il y a une relation entre ces événements répétés et une dégénérescence progressive des cellules cérébrales appelée l’encéphalopathie traumatique chronique (CTE) qui, à l’heure actuelle, ne peut être diagnostiquée que post-mortem, après une autopsie du cerveau. Cette dégénérescence est aussi présente chez les enfants autistes qui se cognent la tête de manière répétée, chez les victimes de violences conjugales et chez les soldats dont la tête subira les impacts d’explosions, d’effets de souffle répétitifs.
Tous ceux qui souffriront d’événements sous-cliniques ne termineront pas avec une CTE. Nous ignorons actuellement pourquoi certains la développent et d’autres non. Ces impacts sous-cliniques répétitifs sont nécessaires mais ils ne sont pas suffisants pour développer cette maladie.
Alors qu’est-ce qui va faire qu’un choc en particulier va induire une TBI ?
Il faut qu’il se passe au moins une des trois choses suivantes après l’exposition à un effet de souffle pour qu’il y ait un diagnostic clinique de TBI. La première, une perte de conscience. La deuxième, une amnésie péritraumatique, ou une perte de mémoire immédiatement après l’exposition. La dernière, une altération de la conscience – avec essentiellement une confusion, une désorientation ou un questionnement répété. On peut catégoriser la gravité de la blessure sur le degré des symptômes, sur leur durée après le choc.
Si les symptômes sont sévères, s’ils durent longtemps, alors les médecins procèderont à un scanner de la tête. Si du sang apparaît sur le scanner, c’est un autre moyen de poser un diagnostic clinique de TBI.
Ce que nous voyons majoritairement dans le cadre de la guerre moderne, ce sont des commotions cérébrales qui résultent d’un effet de souffle, ce que nous appelons un blast, sans présence de sang sur le scanner, avec des symptômes qui impliquent une perte de conscience et une amnésie de moins de 30 minutes. D’habitude, soit il n’y a pas de perte de conscience, soit elle ne dure que quelques secondes. Il s’agit alors de lésions traumatiques cérébrales qui sont considérées comme modérées.
Et que faites-vous à Sheba pour prendre en charge les TBI dans le cadre de cette guerre ?
La première chose que nous avons faite, cela a été de nous inspirer de tous les meilleurs outils de dépistage des lésions traumatiques cérébrales qui peuvent exister – pour les effets de souffle de forte intensité et de faible intensité en particulier – des instruments qui nous ont permis de créer notre propre outil validé, en hébreu, et que nous utilisons avec les soldats qui se trouvent dans nos unités. Pour des résultats optimaux, le dépistage devrait s’effectuer dans les 24 heures suivant le choc, mais cela n’a pas été possible pour nous jusqu’à présent.
Nous demandons aux soldats ce qui leur est arrivé de manière à pouvoir déterminer s’ils ont été exposés à une éventuelle TBI. Si c’est le cas, nous pouvons utiliser nos informations de dépistage pour émettre un diagnostic clinique. Nous les interrogeons également sur de potentiels symptômes post-commotionnels. Parmi ces symptômes, il y a les maux de tête, les nausées, les vomissements, les vertiges, la misophonie, les troubles du sommeil, un état général de fatigue, de l’irritabilité, la dépression… L’insomnie est presque universelle parmi les soldats qui souffrent d’une commotion cérébrale entraînée par les explosions.
Et qu’avez-vous établi ?
Nous avons établi que 60% des 50 premiers soldats que nous avons examinés répondaient aux critères cliniques permettant de poser un diagnostic de commotion cérébrale. Sur cet échantillon, parmi les soldats qui avaient été blessés hors du contexte d’une explosion, seuls 25% d’entre eux avaient une commotion cérébrale. Toutefois, chez les soldats blessés lors d’une déflagration, 75% à 80% souffraient d’une commotion cérébrale. Des examens sont encore en cours chez les militaires qui sont actuellement dans les unités de rééducation et nous sommes en train de rassembler toutes les données.
Vous avez été impliquée dans des études qui ont mené la FDA à approuver, l’année dernière, un test sanguin susceptible d’aider à diagnostiquer les TBI. Comment fonctionne-t-il ?
Ce test détecte deux protéines dans le sang. Il est très bon pour exclure les hémorragies intracrâniennes, avec une précision de 99%. Mais ce que nous avons aussi appris dans le cadre de nos études de recherche, c’est que le niveau des protéines s’élève à chaque fois qu’il y a une lésion cérébrale traumatique aiguë, même chez un patient dont le scanner, voire l’IRM, ne signale pas une hémorragie dans le cerveau.
Immédiatement après le 7 octobre, nous nous sommes tournés vers le laboratoire Abbot pour lui demander de nous donner ce test dans le cadre de ce qui serait pour nous un usage hors de toute homologation. Le laboratoire ne prévoyait pas de le distribuer au Moyen-Orient, mais il a accepté notre demande. Le test est arrivé ici le 1er janvier. Nous sommes en train de le faire valider au laboratoire de notre hôpital mais en même temps, nous le faisons à tous les soldats évacués qui arrivent dans notre service d’urgence. Nous avons découvert que tous les soldats répondant aux critères d’un diagnostic clinique de TBI présentent également une élévation de ces marqueurs dans le sang.
Les lésions traumatiques cérébrales et le trouble de stress post-traumatique vont souvent la main dans la main, la blessure cérébrale survenant dans des conditions de combat très stressantes. Les soldats peuvent aussi être stressés par des blessures corporelles. Ce test sanguin permet-il de faire la différence entre ces deux situations ?
Oui. Disons qu’un soldat se trouve dans un immeuble piégé et qu’il y a une explosion. Le soldat est touché par la déflagration et il voit également que son ami, qui se battait à ses côtés, a été tué. Le soldat peut montrer des symptômes rappelant ceux de la commotion cérébrale, comme la confusion ou la désorientation, mais ces symptômes ne sont pas consécutifs à une TBI. Cela peut être aussi la manière dont lui réagit au traumatisme émotionnel. Le test sanguin peut nous dire s’il souffre ou non de commotion cérébrale.
Qu’en est-il des soldats qui sont exposés à des effets de souffle de faible intensité répétés, comme c’est le cas des membres du Corps des Blindés ?
L’armée américaine est en train de tenter de déterminer quel est le seuil de sûreté de ces effets de souffle de faible intensité. Elle étudie la question. Nous ne savons pas comment ce test sanguin dont nous avons discuté pourrait être utilisé pour prédire qui développera, à terme, des symptômes post-commotionnels chroniques ou non. Il y a énormément de choses que nous ignorons encore. Nous exploitons d’ores et déjà tout ce que nous avons appris auprès de l’armée américaine mais il nous faut plus de personnel, plus de ressources pour continuer nos études ici, en Israël, avec l’armée israélienne. Un groupe médical doit être établi ici qui se consacrera au sujet. Il impliquerait les services de neurologie, de psychiatrie, de médecine physique et de réadaptation.
Comment l’armée américaine étudie-t-elle les effets de ces blasts de faible intensité ?
Ils étudient la question dans des conditions d’entraînement. Ils ont commencé à équiper les unités des forces spéciales d’indicateurs de pression, qui déterminent la pression induite par l’effet de souffle. Une firme qui s’appelle Blast Gauge fabrique un système avec, à sa base, trois capteurs qui suivent la pression et l’accélération qui surviennent lors d’un effet de souffle résultant d’une explosion.
L’un des capteurs est installé à l’arrière de la nuque, l’autre sur la poitrine et le troisième sur l’épaule. Et à chaque fois qu’il y a un effet de souffle, les capteurs sans fil transmettent des informations à une tablette. Le système stocke les informations de manière cumulative, ce qui montre la quantité totale de pression induite par un blast à laquelle un soldat a été soumis dans un intervalle de temps donné. Un système qui a des inconvénients et la dynamique des ondes de pression est quelque chose de très complexe.
Il y a un autre système qui est fabriqué par une compagnie différente et qui est actuellement en phase d’essai, qui n’implique qu’un seul capteur qui montre immédiatement le degré de pression entraîné par un effet de souffle. Le soldat peut regarder l’indicateur qui est sur son uniforme et ainsi, il peut immédiatement prendre connaissance des données. Les chercheurs ont découvert que les comportements des soldats qui utilisent ce dispositif a changé en fonction des données recueillies. Même un petit changement de position peut changer le degré d’exposition à la pression.
Comment les soldats qui, à Sheba, ont été avertis qu’ils souffraient d’une TBI ont-ils géré ce diagnostic ?
Nous avons découvert que la vaste majorité d’entre eux le gèrent bien.
Ce qui est essentiel, c’est d’éduquer les soldats – et d’éduquer tout le monde – sur la prise en charge des symptômes. Nous soulignons le fait qu’il n’y a aucune raison de souffrir de ces symptômes et que le malade doit absolument aller voir son médecin parce qu’il y a des moyens de les gérer de manière efficace.
Le plus important, c’est le sommeil qui est déterminant pour le rétablissement et pour la rééducation neurologique. Si quelqu’un qui souffre d’une commotion cérébrale a du mal à dormir, c’est une bonne chose d’utiliser un somnifère qui a été prescrit personnellement par un médecin. Le sommeil naturel est meilleur mais le sommeil soutenu par un médicament est également une option dans cette situation. Simplement rassurer les personnes atteintes d’une TBI en leur rappelant que leurs chances de rétablissement sont extrêmement élevées les rend souvent moins anxieuses et leur permet de dormir.
Nous n’avons pas de pilule magique permettant de soigner une lésion cérébrale. Ce que nous faisons maintenant de plus important, c’est diagnostiquer, sensibiliser et aider les gens à optimiser leur propre guérison.