VIENNE — Ce vendredi matin, on apprenait que la jurisprudence Roe v.s Wade avait été renversée aux États-Unis. Au même moment, à Vienne, la nuit approchait et les flammes de deux bougies de Shabbat scintillaient doucement sur une plateforme ceinte d’un drapeau LGBTQ+ à Or Chadasch, synagogue réformée de la ville.
Le bruit de la radio du service de sécurité, à l’extérieur, se faisait parfois entendre à travers les fenêtres légèrement ouvertes, tandis qu’un laïc guidait le service du vendredi soir.
Dans le fond de la salle, au milieu d’une belle rangée de chaises bleues, vertes et blanches se tenait Giuliana Schnitzler, toute nouvelle citoyenne autrichienne, occupée à tourner les pages de son livre de prières à chaque nouveau chant ou prière.
Schnitzler, fille d’un survivant de la Shoah et installée en Autriche depuis plus de 30 ans, venait d’obtenir la nationalité grâce à la réforme des lois sur la nationalité autrichienne de 2019.
Un amendement à la loi autrichienne sur la nationalité (58c al. 1a) permet aux descendants des victimes du régime nazi qui avaient des liens avec la monarchie austro-hongroise d’obtenir la nationalité sans pour autant renoncer à leur nationalité actuelle. Avant l’entrée en vigueur de cet amendement, en 2020, Schnitzler, née aux États-Unis, aurait dû renoncer à sa nationalité américaine pour obtenir la nationalité autrichienne.
Son père, Peter Schnitzler, que ses parents ont conduit de Vienne aux États-Unis alors qu’il avait un peu moins de 2 ans à la fin de l’année 1938, a vu sa nationalité restaurée dans les années 1990.
« Je pense qu’il en était fier, mais comme il avait constamment fait l’aller-retour, comme moi, il se sentait autant autrichien qu’américain », explique Giuliana Schnitzler, qui a passé son enfance entre Los Angeles, Vienne et Berlin.
« Il n’a jamais été question d’abandonner notre nationalité américaine : nous l’avons fait car la double nationalité était devenue possible. La nationalité américaine nous procure un sentiment de sécurité, profondément ancré, l’idée que nous pourrons toujours nous sortir des pires situations », précise Schnitzler.
Elle a grandi dans le judaïsme et a fait en sorte de faire de même avec sa fille, qui a grandi en Autriche, mais elle se rappelle que son père a dû se battre pour qu’ils en arrivent là.
« Il y avait en lui un énorme conflit entre ce que sa famille avait vécu, ce qu’il avait lui-même vécu au plus jeune âge et ce que représentait pour lui le fait d’être juif », explique-t-elle. « Il était juif, mais il n’en tirait aucune joie. D’une certaine manière, cela constituait surtout une menace pour lui. »
Avant de prendre sa retraite, Schnitzler a travaillé dans la production cinématographique et plus tard comme professeur à Vienne. Peu de choses ont changé dans sa vie quotidienne depuis l’obtention de la nationalité et du passeport, mais certaines sont aujourd’hui plus faciles et il y a une certaine satisfaction émotionnelle.
« J’étais ravie. Tout d’abord, sur le plan pratique, le fait d’avoir la nationalité autrichienne, au sein de l’Union européenne, me facilite la vie », précise-t-elle.
« Il y a aussi une part de juste retour des choses. Ils ont expulsé toute ma famille, et cela me fait plaisir que nous puissions redevenir citoyens autrichiens. Ils ne pouvaient pas se débarrasser de nous aussi facilement. »
Le département municipal 35 (MA 35), compétent pour les questions d’immigration et citoyenneté, a reçu 25 500 demandes au total, dont 15 000 ont été approuvées en juillet, explique Tamara Petrovic, qui travaille pour le département chargé des descendants des victimes du régime national-socialiste. On estime à 800 le nombre des demandes refusées.
Les demandes transitent par les ambassades et consulats autrichiens du monde entier, précise Petrovic : une majorité vient d’Israël, des États-Unis, de Grande-Bretagne ou d’Australie et d’Amérique du Sud.
« La plupart des gens ont des motivations émotionnelles : soit ils veulent rétablir un lien rompu avec l’Autriche, soit ils souhaitent s’assurer une forme de stabilité en cas de difficultés », ajoute Petrovic. « C’est une sorte de plan B, une possibilité de se réfugier en Autriche ou dans l’UE au cas où les choses tournent mal. »
L’autorité de l’immigration estime que peu de personnes viendront s’installer en Autriche ou dans d’autres pays de la zone européenne après l’obtention de la nationalité, à l’exception peut-être des plus jeunes, qui pourraient venir étudier en Autriche, ajoute Petrovic.
L’un des principaux avantages de la nationalité autrichienne est qu’elle permet de vivre, travailler ou étudier partout dans l’Union européenne.
Après avoir obtenu la nationalité autrichienne, Julie Bronder et son mari Nik ont décidé de quitter Chicago et de passer un an en Espagne, en partant à la découverte d’un pays européen chaque mois, Autriche comprise.
« Le passeport est pour moi une porte ouverte sur toute l’UE. Il me permet de vivre en Espagne en ce moment et de voyager très facilement », confie Brunner. « Au lieu de faire ça à l’âge de 65 ans, à la retraite, nous nous sommes dit : » Faisons-le maintenant pendant un an. » Je ne pense pas que ce soit quelque chose de définitif, loin de là. »
Pour celle qui était productrice de médias numériques pour la chaîne sportive américaine Big Ten Network, le parcours pour obtenir la nationalité autrichienne a commencé par un bulletin d’informations avant les élections de 2020.
« Nous étions fin septembre, peut-être début octobre », se rappelle-t-elle. « Nous regardions les informations, c’était au moment des élections, et nous pensions : ‘Mon Dieu, et si Trump gagnait à nouveau ?’. Mon mari m’a dit : ‘Il doit y avoir un moyen d’aller ailleurs, vu l’histoire de ta famille’. »
Ils n’avaient encore aucune idée de l‘existence de l’amendement à la loi autrichienne qui la rendait éligible à la nationalité, même si Bronder connaissait l’histoire de sa grand-mère, qui avait pu fuir Vienne. Un des critères ouvrant aujourd’hui droit à la nationalité est le fait d’avoir un ascendant qui a fui l’Autriche avant 1955 du fait de persécutions ou de crainte de persécutions.
« Quand nous sommes tombés sur cette possibilité et avons vu quelles étaient les conditions, cela a fait tilt », explique-t-elle.
Bronder se rappelle cette boîte, héritée de sa mère, qui la tenait elle-même de sa grand-mère. Avec un regain d’intérêt pour l’histoire de sa famille, elle fouille la boîte et trouve plusieurs documents, dont un certificat de naissance et une demande pour que sa grand-mère reçoive des paiements du Fonds national de la République d’Autriche pour les victimes du national-socialisme.
Sa grand-mère autrichienne, Gertrude Klarman, avait rencontré son futur mari américain, Aaron Kornblau, alors qu’ils étaient tous deux étudiants en médecine à l’Université de Vienne. Ils se sont mariés et Kornblau a fait venir Klarman, puis sa mère, aux États-Unis, en 1938.
Il n’aura finalement fallu que quelques mois à Bronder pour recevoir une réponse à sa demande de nationalité. Selon la loi, les déclarations doivent en effet être traitées dans un délai de six mois, rappelle Petrovic, du MA 35.
« J’avais toutes les raisons de me montrer patiente, parce que, pour moi, ce n’était que du bonus. Ils n’étaient pas obligés », confie Brunner. « Prenez n’importe quel autre processus de demande de nationalité : cela prend beaucoup de temps et il faut un avocat. Cela ne se fait pas en quatre mois comme ici. »
Pour sa part, la famille Feineman a choisi de mettre à profit sa toute nouvelle nationalité pour quitter le Colorado et venir s’installer en Autriche.
Située à environ deux heures au sud de Vienne, Graz est la deuxième plus grande ville d’Autriche.
Là, nous retrouvons Amy Feineman avec sa plus jeune fille, Lily, qui se balance doucement dans un hamac gris, avec en fond sonore le chant des oiseaux, dans un jardin qui ressemble à une vraie prairie en cette chaude après-midi.
Petite-fille d’un survivant de la Shoah, Feineman a récemment obtenu la nationalité autrichienne et s’est installée à Graz en juillet 2021 avec son mari, Mike, et leurs deux filles, Ada et Lily.
Elle a pris connaissance du changement législatif à l’automne 2020 et a immédiatement commencé à rassembler les documents nécessaires. Avant cela, elle et son mari avaient déjà évoqué la possibilité d’aller vivre ailleurs, comme en Australie, où Feineman avait une opportunité d’emploi et de la famille.
Bien que ce soit son histoire familiale qui lui ait permis la possibilité de s’installer en Europe, c’est le travail de son mari dans l’industrie des logiciels qui les a conduits en Autriche.
Plusieurs raisons les ont amenés à quitter les Etats-Unis, la première étant d’avoir un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle.
« Nous voulions un autre mode de vie, moins d’agitation et la garantie de pouvoir élever nos enfants en toute sécurité », explique Feineman, ajoutant qu’au moment où sa fille aînée terminait la maternelle dans le Colorado, son école avait dû fermer ses portes en raison de la présence de deux hommes armés.
Ce qui les a également motivés au départ a été la volonté de quitter un pays où les soins de santé sont extrêmement coûteux et globalement de mauvaise qualité, pour bénéficier du système de santé autrichien, dans lequel il lui est parfois encore difficile de s’y retrouver, même si elle ne ménage pas ses efforts pour améliorer sa maitrise de l’allemand.
Pour une opération et une hospitalisation d’une semaine pour sa plus jeune fille, atteinte d’hémophilie et d’autres problèmes médicaux, cela ne devrait couter à Feineman que 10 euros par nuit.
Les premières semaines de la famille à Graz ont été consacrées à l’obtention des documents nécessaires et à la découverte de la ville et de ses services administratifs. Ils devaient sous peu obtenir le Meldezettel (formulaire de résidence), la Handy-Signatur (signature numérique par téléphone portable) et s’occuper des inscriptions scolaires et des passeports.
« Il y avait beaucoup d’inconnues, toutes ces choses qui nous ont pris totalement au dépourvu, dont nous ignorions l’existence », admet Feineman, ajoutant que la liste des inconnues s’était bien réduite.
Feineman et ses filles ont reçu leur Bescheides, l’avis de décision positive, deux jours avant leur départ pour Graz, mais elles avaient préalablement obtenu la confirmation du service MA 35 que la nationalité leur était octroyée.
Son grand-père, Norbert Raucher, a vécu une enfance heureuse à Vienne, cadet d’une famille prospère propriétaire d’un immeuble, de deux magasins de confection pour hommes et d’une villa dans une ville thermale au sud de Vienne.
« Il a étudié dans des écoles publiques et dit ne jamais s’être senti particulièrement juif », explique Feineman. « Sa mère l’emmenait dans le deuxième arrondissement et allait à la synagogue, mais rien de plus. Si vous lui aviez demandé, il aurait dit qu’il ne savait pas trop ce qu’il était. »
En mai 1938, Raucher se trouve en ville lorsqu’il est arrêté par des chemises brunes, miliciens nazis, qui lui demandent pourquoi il ne porte pas de croix gammée.
« Il répond quelque chose du genre : Je ne soutiens pas ce qui se passe. »
Ils le passent à tabac, lui et son ami, et la police vient les arrêter pour incitation à la violence, laissant repartir les chemises brunes », ajoute Feineman. « Dans les jours qui suivent, il est envoyé à Dachau. »
Raucher est emprisonné à Dachau et plus tard à Buchenwald, camps de concentration dans lesquels respectivement plus de 28 000 et 56 000 personnes sont assassinées, bien que les chiffres exacts restent inconnus, indique le Mémorial de la Shoah des États-Unis.
Un matin de janvier 1939, Raucher est appelé, sans savoir ce qui se passe : généralement, les personnes appelées ne reviennent jamais. A sa grande surprise, il se voit remettre un passeport établi par les nazis et est renvoyé dans un train pour Vienne, avec un visa de trois mois pour l’Angleterre obtenu grâce à sa soeur. Raucher passe quelque temps en Angleterre, où il se forme à un métier, avant de se rendre aux États-Unis avec l’aide de sa famille.
Vivre en Autriche se révèle bien plus intense que ce à quoi Feineman s’attendait.
« J’avais ressenti une sorte de connexion avec cette histoire en grandissant, mais quelque chose de finalement assez éloigné », confie Feineman.
« Il disait toujours à quel point il aimait Vienne et qu’il était viennois. Quand je l’ai connu, il était atteint de démence et parlait souvent en allemand ou parlait de Vienne avec beaucoup d’affection. Il manquait certainement des morceaux dans cette histoire. »
Après une première année à Graz, les Feineman envisagent de rester encore trois ou quatre ans.
Culturellement, ils ont grandi aux États-Unis et ne seront sans doute jamais totalement autrichiens, mais ils font de leur mieux pour parler la langue, faire partie de la communauté et se faire des amis sur place.
« Nous avons eu beaucoup de chance parce que nous n’avons pas eu à faire de recherches », admet Feineman.
« Nous savions qu’une fois sur place, il nous faudrait nous adapter. Mais il fallait faire le premier pas. Nous sommes bien, ici. »