Alors qu’il se trouvait à Auschwitz à l’occasion d’un voyage scolaire, Dirk Erkelenz, un professeur d’histoire, avait eu l’idée d’un projet pour ses lycéens de Cologne, en Allemagne. Dans ce projet, les adolescents seraient amenés à revenir dans le passé en enquêtant sur le sort qui avait été réservé aux élèves juifs de leur établissement – des élèves qui avaient été exclus du lycée lorsque le régime national-socialiste était au pouvoir.
Depuis 2015, ce sont plus de 150 jeunes de la Königin-Luise-Schule qui ont ainsi suivi le programme spécial d’Histoire – optionnel – qui a été mis au point par Erkelenz, un programme qui court sur toute l’année scolaire. Dans le cadre de ce projet, des lycéens sont même entrés en contact avec des proches des jeunes Juives dont ils cherchaient à reconstituer la destinée.
« Ce que font ces lycéens a du sens – ils ont le sentiment qu’ils peuvent faire quelque chose par eux-mêmes, » commente Erkelenz lors d’un entretien avec le Times of Israel.
Le point culminant du projet est la pose, par les lycéens, de « pavés de la mémoire » (Stolpersteine) dans la cour du lycée en hommage aux adolescentes assassinées pendant la Shoah ou qui ont été persécutées par les nazis. Les élèves complètent également le « livre mémoriel » de l’école, disponible sur le site internet de l’établissement, et ils organisent des événements publics où ils parlent du projet.
Au cours des trois dernières décennies, des petits pavés en laiton de la mémoire ont été posés aux abords des anciennes habitations de plus de 100 000 victimes du régime nazi. A Berlin, par exemple, près de 6 000 briques dorées, portant des inscriptions, ont été placées sur les trottoirs de la ville, un grand nombre d’entre elles regroupées les unes avec les autres parce que de multiples familles juives vivaient alors dans le même bâtiment.
« Les élèves font quelque chose contre l’antisémitisme, contre le racisme et contre le négationnisme de la Shoah. Cela a été d’autant plus vrai lorsqu’ils ont été amenés à entrer en contact avec des proches des jeunes adolescentes juives sur lesquelles ils enquêtaient », explique Erkelenz.
Au début de l’année 2024, Erkelenz a été le lauréat du prestigieux Prix Obermayer – un prix qui est venu récompenser à la fois son projet et le livre qu’il a écrit à ce sujet, qui a été publié en allemand. L’ouvrage s’intitule : « Lycéennes juives à Cologne : Leurs histoires entre Intégration, Exclusion & Persécutions. » Sept rédactions écrites par ses élèves ont été intégrées dans le livre.
Pour faire leurs recherches, les lycéens utilisent les importantes archives de la ville de Cologne. Ils utilisent aussi beaucoup les bases de données du Centre de documentation et d’archives visuelles d’Histoire, au sein de l’USC Shoah Foundation.
« Cela parle de leur école, de leur rue, de leur quartier. Ce n’est pas quelque chose d’abstrait comme cela pourrait être le cas avec ce nombre immense et incompréhensible de six millions de victimes. Il vivent quelque chose qui est concret, ils sont aux prises avec une destinée réelle – avec une image ou une photographie dans le meilleur des cas », indique Erkelenz.
« Un acte profond de reconnaissance »
L’une de ses élèves a fait des recherches sur la mère de Terry Mandel, qui est consultante américaine et qui intervient auprès de différentes organisations. Mandel collabore dorénavant avec Erkelenz pour développer le projet dans toute l’Allemagne par le biais d’une ONG caritative qu’elle a créée en 2023 et qu’elle a appelé « Le projet de la Reconnaissance ».
Erkelenz confie au Times of Israel qu’il est heureux de voir Mandel s’engager dans son projet pédagogique et tenter de le faire connaître de manière aussi large que possible.
« Dirk apprend aux enfants à poser des questions et il les aide en leur apprenant où ils doivent faire des recherches dans leur quête de réponse. C’est une pédagogie extrêmement puissante », s’exclame Mandel.
Mandel, qui vit à Berkeley, en Californie, a appris l’existence du programme d’Erkelenz en 2021, lorsqu’une lycéenne est entrée en contact avec elle par internet. Anna Eith, 16 ans, avait alors écrit à Mandel par le biais du site ancestry.com, ignorant encore que Mandel était la fille de l’étudiante à laquelle elle s’intéressait, Ingelore Silberbach.
Silberbach et sa sœur aînée étaient parties en Grande-Bretagne en 1938. Elles avaient ensuite immigré en Amérique du nord où elles avaient retrouvé leurs parents et leurs grands-parents en 1939.
Pendant toute sa vie, Silberbach n’avait presque rien raconté à sa fille de son passé, explique Mandel.
« Avant le courriel envoyé par Anna, je n’avais jamais entendu le nom de l’école où ma mère était inscrite à Cologne », dit-elle.
Le rédaction qui a été écrite par Eith sur Silberbach — dont la famille avait quitté l’Allemagne dès le lendemain de la nuit de Cristal – figure dans le livre d’Erkelenz.
Mandel, pour sa part, a été tellement émue par le projet d’Erkelenz qu’elle a décidé de consacrer le reste de sa vie à « saluer et à tenter de faciliter des programmes similaires », a-t-elle écrit dans l’introduction du livre du professeur d’histoire.
« C’est un acte profond de reconnaissance » des victimes, a ajouté Mandel.
« C’est venu dans toutes les conversations »
La veille du massacre commis par le Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre, Mandel était arrivée en Allemagne où elle devait passer plusieurs mois pour discuter du projet. Jusque-là, évoquer la question d’Israël n’avait pas figuré à son ordre du jour.
« J’ai immédiatement réalisé, malgré tout, qu’il fallait dorénavant que j’en parle », déclare Mandel, évoquant le massacre commis par les terroristes du Hamas, qui avaient tué près de 1 200 personnes sur le sol israélien et qui avaient kidnappé 252 personnes, prises en otage dans la bande de Gaza.
« C’est venu dans toutes les conversations », ajoute-t-elle.
Suite à la recrudescence de l’antisémitisme dans le monde, après l’attaque du 7 octobre, Mandel dit qu’elle-même et ses amis juifs « se sont sentis extrêmement isolés. C’est difficile d’être Juif maintenant et c’est une expérience vécue en solitaire », dit-elle.
« Jamais je n’avais eu peur, en tant que Juive, avant aujourd’hui. Mais ce n’est pas parce que j’étais en Allemagne que j’avais peur. Je me sentais finalement plus en sécurité en Allemagne que si j’étais restée à Berkeley », note Mandel.
« Il y a, de manière générale, plus de discernement et plus de sensibilité à l’égard de l’antisémitisme dans l’Allemagne de l’après-guerre qu’aux États-Unis », affirme-t-elle.
A l’âge de 25 ans, Mandel avait fondé une firme de marketing, de publicité et de relations publiques à Portland, dans l’Oregon. Dans les décennies qui ont suivi, elle s’est spécialisée dans les questions de leadership, dans la planification stratégique et dans le changement systémique au sein des organisations.
« J’ai débarqué dans ce projet avec un grand point d’interrogation en ce qui concerne l’histoire de ma propre famille », poursuit Mandel. « Un grand nombre de descendants – et nous sommes tous les descendants d’une souffrance profonde – ignorent totalement ce qui est arrivé à nos familles. Nous pouvons l’ignorer, mais nous vivons avec cette ignorance ».
Arpentant tout le territoire allemand pour trouver des partenaires, des parrains et des soutiens financiers intéressés à l’idée de mettre en place le projet d’Erkelenz dans d’autres écoles du pays, Mandel a aussi eu l’occasion de rencontrer des collégiens et des lycéens allemands. Elle a partagé l’histoire passée de sa famille et elle a invité ces jeunes à réfléchir à la pertinence de son récit dans le monde dans lequel ils évoluent.
Mandel fait remarquer que pendant toute sa visite, les Allemands qu’elle a pu rencontrer ont été réceptifs, déterminés à se souvenir de leur passé.
« Mais ce projet doit également être mis à disposition des enseignants qui travaillent là où il n’y a pas de Juifs », continue-t-elle.
« Ouvrir l’accès émotionnel »
Il y a trois éléments dans le projet de Reconnaissance dans les écoles. Les enseignants peuvent les utiliser les uns après les autres ou tous en même temps, poursuit Mandel.
Il y a d’abord des « dialogues d’expérience » qui sont menés par des animateurs – descendants des victimes, réfugiés – dont les histoires et dont les questions aident les élèves à débattre des sujets sensibles.
La deuxième partie, « Recherche mémorielle & Tikkun Olam, » se base sur le programme qui a été développé par Erkelenz. Les élèves travaillent sur la Shoah de manière personnelle, tout en développant les compétences de recherche nécessaires pour vivre dans un monde qui est de plus en plus menacé par la désinformation, note Mandel.
« Les professeurs pourront adopter le programme original d’Erkelenz qui porte sur un an ou ils pourront le restructurer de manière à ce qu’il s’adapte au mieux à leur configuration propre », dit Mandel. Par exemple, les enseignants, hors des frontières allemandes, pourront se concentrer sur les histoires locale, nationale ou culturelle qui sont celles de leur pays.
« Peut-être que par la recherche sur leurs propres histoires ancestrales de déplacement et d’effacement, même les élèves sans lien familial, national ou culturel fort avec la Shoah peuvent ainsi apprendre à mener des recherches fiables, à renforcer leur esprit critique, à éprouver de l’empathie à l’égard de tous ceux qui sont victimes de pertes indicibles, les déterminant à s’engager en faveur d’un monde plus équitable, un engagement qui durera toute la vie », explique Mandel.
A travers la troisième composante du projet, appelée « Arts expressifs », les élèves parviennent à faire le lien entre ce qu’ils ont appris et ce qu’ils ont à exprimer. En utilisant le théâtre, la poésie, le film, la musique, la danse ou d’autres médias, les lycéens sont encouragés à créer des œuvres artistiques qui englobent leurs recherches.
« Écrire une rédaction n’est pas le seul moyen de partager ce qu’un élève peut apprendre en étudiant ou en reconnaissant la vie d’une victime », déclare Mandel.
Le projet prévoit de fournir des vidéos d’Erkelenz qui orientent ainsi les professeurs, les conseillant notamment sur la manière de guider les lycéens lors de l’écriture de rédactions biographiques, dit la consultante.
« L’impact émotionnel sur les élèves permet à ceux qui lisent ces rédactions biographiques d’ouvrir une voie d’accès émotionnel », explique Erkelenz.
Jusqu’à présent, les écoles de 20 pays ont fait part de leur intérêt pour le projet, qui est sur la voie de devenir une association exemptée d’impôt en Allemagne, explique Mandel.
Selon Mandel, « la culpabilité, la honte et l’horreur » ressenties par les descendants des survivants de la Shoah est aussi ressentie par de nombreux descendants des nazis allemands.
« Notre projet est de rendre cette histoire vivante, pleine de sens et pertinente dans le monde d’aujourd’hui », dit-elle.
De son côté, Erkelenz, l’enseignant, pense que son programme spécial d’histoire offre aux élèves une perspective appropriée qui permet d’examiner les événements actuels – avec des partis d’extrême-droite qui ont le vent en poupe partout en Europe.
« Ceux qui connaissent les événements historiques doivent savoir pourquoi il ne faut non seulement pas voter pour certaines forces politiques aujourd’hui, mais pourquoi il faut s’opposer à elles sans tarder », déclare Erkelenz. « L’effet est similaire, bien sûr, si vous regardez ce qu’ont vécu les groupes persécutés – ou ce qui est actuellement le destin individuel des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile ».