NEW YORK — Chaque matin, à l’intérieur des baraquements, 599 femmes prélevaient sur leur maigre ration de pain un petit morceau pour le donner à Fritzie Fritzshall, alors âgée de 13 ans, en espérant que ce supplément permettrait à la frêle adolescente de rester encore en vie ne serait-ce qu’une journée. Fritzshall, de son côté, avait promis à ses compagnes d’infortune qu’elle raconterait leur histoire si elle devait survivre à Auschwitz. Et elle devait tenir parole.
Fritzshall s’est mariée, a eu un fils et est devenue l’heureuse grand-mère de deux petits-enfants. Elle est devenue coiffeuse, et une supportrice passionnée des Chicago Cubs. Elle a également aidé à fonder le musée de la Shoah de l’Illinois à Chicago, une institution dont elle est restée présidente jusqu’à sa mort au mois de juin dernier, à l’âge de 91 ans. Toute sa vie, Fritzshall a raconté son histoire et celle de toutes ces femmes à des élèves, des professeurs, des politiciens et des journalistes.
Et elle partage son récit aujourd’hui dans « A Promise Kept » [Promesse tenue] – l’un des deux films présentés dans le cadre de l’exposition de réalité virtuelle « The Journey Back », organisée au musée de Chicago et qui a ouvert ses portes en date du 27 janvier, à l’occasion de la Journée internationale de commémoration de la Shoah. Elle raconte son histoire aux côtés d’un autre survivant, George Bent.
« On sait très bien qu’on peut organiser des expositions, écrire des livres ou faire des films qui vont remporter des prix – mais rien ne remplace l’empathie qui se construit naturellement de la rencontre et de la découverte d’un autre être humain, de son expérience directe », commente la directrice générale du musée, Susan Abrams. « Ces films permettent de créer un lien personnel, intime, entre vous, qui êtes le visiteur, et Fritzie ou George. Ils mettent le doigt sur notre humanité commune et ce faisant, ils aident à combattre l’antisémitisme et toutes les autres formes de haine ou de fanatisme. »
Avec un casque de réalité virtuelle, les visiteurs contrôlent leur expérience à 360 degrés alors que Fritzshall et Brent – le narrateur du deuxième film, « Don’t Forget Me » [Ne m’oubliez pas] – les guident dans les camps de concentration d’Auschwitz, Mauthausen et Ebensee, tels qu’ils sont aujourd’hui. Les survivants partagent, pendant ce voyage virtuel, ce qu’ils ont subi pendant la Shoah. Ils racontent aussi ces petites choses variées que les détenus mettaient en place ensemble pour s’entraider et survivre.
Deux jours après la mort de Fritzshall, son petit-fils a regardé le film.
« C’était surréaliste et puissant ; je ne peux pas vraiment l’expliquer. Le film lui rend hommage tout en évitant d’être mièvre, voyeuriste ou de l’exploiter », déclare Scott Fritzshall. « Et – c’est peut-être le plus important – le film montre ce qui peut arriver quand on ne considère pas les autres comme des êtres pleinement humains. Il se sert de son histoire à elle non seulement pour montrer quelque chose de terrible qui est arrivé, mais aussi pour laisser entrevoir ce qu’on peut faire aujourd’hui – être actif, ne pas rester passif, comme elle disait toujours. »
Fritzshall a saisi cette opportunité de réaliser le film en sachant pertinemment que le nombre de survivants ne cesse de décliner – tous ont aujourd’hui plus de 75 ans.
« L’une des plus grandes craintes de Fritzie – mais c’est une crainte partagée par de nombreux survivants – c’était que ce qu’elle avait vécu ne devienne une simple ligne dans les livres d’histoire : ‘Les Juifs ont été tués. Point final.’ Elle s’inquiétait de ce qu’Auschwitz, ce cimetière sacré pour de si nombreuses personnes, sa famille y compris, ne soit pas préservé », continue Abrams. « Même si elle n’a pas suffisamment vécu pour voir le film terminé, un poids énorme avait été soulevé de ses épaules lorsqu’elle avait su qu’il serait réalisé et qu’il serait présenté. »
Échapper aux griffes de la mort
Fritzshall était née dans le foyer de Herman et Sara Weiss en 1929 à Klyucharky — une ville qui appartenait à la Tchécoslovaquie quand la petite fille a vu le jour, et qui avait été placée sous le contrôle de la Hongrie en 1938 et qui se trouve aujourd’hui sur le territoire de l’Ukraine. Son père avait immigré à Chicago et travaillait pour la Vienna Sausage Company — mais la guerre a éclaté avant qu’il n’ait les moyens de faire venir sa famille auprès de lui.
En 1944, la Gestapo a arrêté Fritzshall, sa mère et ses deux frères sous la menace d’une arme, les déportant à Auschwitz. Quelques instants après avoir quitté les wagons à bestiaux surchargés, sur la rampe de déchargement, l’enfant a été séparée de sa mère et de ses deux frères, qui ont été immédiatement envoyés dans les chambres à gaz.
Fritzshall avait survécu au tri initial en partie parce qu’elle avait menti sur son âge. À ce moment-là, les enfants de moins de 16 ans étaient immédiatement assassinés, tout comme les mères de jeunes enfants et les personnes âgées. L’âge avait été ensuite abaissé aux enfants de moins de 14 ans.
Sa tante, Bella, avait alors promis à sa mère qu’elle prendrait soin de l’adolescente. Toutes les deux ont été amenées dans un sous-camp de travail forcé d’Auschwitz, où elles travaillaient dans des conditions d’esclavage, dans une usine. Chaque nuit, Bella prenait sa nièce dans ses bras, lui assurant que l’aube à venir amènerait un jour meilleur. Et tous les matins, 599 morceaux de pain minuscules étaient donnés à Fritzshall.
Vers la fin de la guerre, lors d’une marche de la mort partie d’Auschwitz (en Pologne occupée) pour rejoindre l’Allemagne, Fritzshall était parvenue à s’échapper dans une forêt, dans un territoire qui devait être libéré par les troupes russes. En 1946, Fritzshall a immigré aux États-Unis où elle a retrouvé son père à Skokie, dans l’Illinois. Elle a épousé Norman Fritzshall, un Marine vétéran qui avait été fait prisonnier de guerre par les Japonais.
Une mémoire précieuse
Même si Fritzshall a passé des décennies de sa vie à raconter son histoire dans les écoles et dans les synagogues, le tournage de « A Promise Kept » a été une expérience particulièrement difficile du point de vue émotionnel. Il a fallu presque 30 heures d’interviews et un voyage à Auschwitz-Birkenau pour filmer les scènes sur place.
« Ce n’était pas la première fois qu’elle retournait là-bas mais c’était encore très dur pour elle », a expliqué son petit-fils, Scott Fritzshall. « Elle pouvait, bien sûr, interrompre les entretiens à n’importe quel moment mais elle avait pourtant continué, parce que c’était là la mission de sa vie. C’était ce qui l’animait en elle-même et elle a continué à donner – et elle a donné tout ce qu’elle était capable d’offrir. »
De la même manière, Brent, 93 ans, n’a pas hésité quand il lui a été demandé de partager son expérience. Dans son film, « Don’t Forget Me », Brent emmène les visiteurs de l’exposition dans les camps de concentration d’Auschwitz, de Mauthausen et d’Ebensee.
« J’ai raconté ce que j’ai vécu à d’innombrables reprises », s’exclame Brent au cours d’un entretien mené depuis son domicile via Zoom avec le Times of Israel. « Les gens doivent voir ce qui s’est passé. Lorsqu’ils voient le film, ils voient les Juifs d’Europe. Quand ils découvrent mon village natal dans le film, ils voient le dernier vestige des Juifs d’Europe centrale. »
Brent était né à Téscö, une autre région de Tchécoslovaquie offerte à la Hongrie par les nazis en 1938. Sa famille a été enfermée dans un ghetto en date du 21 mai 1944. Trois jours plus tard, ils ont été envoyés à Auschwitz-Birkenau dans l’un des derniers trains qui devait atteindre le camp de la mort. Brent, qui était alors âgé d’un peu plus de 14 ans, et son père avaient été mis aux travaux forcés. Sa mère et son petit frère de dix ans ont été envoyés dans les chambres à gaz.
« Ils nous poussaient, ils nous frappaient, ils nous hurlaient dessus. J’ai aperçu du coin de l’œil ma mère et mon frère en train de s’éloigner. Je n’ai même pas eu une chance de leur dire adieu », raconte Brent.
Après la guerre, les seules preuves photographiques connues témoignant des arrivées à Auschwitz-Birkenau et des exterminations ont été découvertes par Lili Jacob, une survivante, qui les a offertes au musée national israélien de la Shoah, Yad Vashem, en 1980. Ces photographies ont été publiées dans un livre, The Auschwitz Album, la même année. Dedans se trouvent des clichés montrant Brent et son père.
« J’ai été sidéré de trouver mon père dans le livre. Ensuite je me suis vu, derrière lui, à sa gauche, en sous-vêtements », indique Brent.
« La nuit qui a précédé le départ de mon père à Varsovie où il devait nettoyer le ghetto, il a retrouvé le baraquement où je me trouvais et il m’a dit : ‘Fais attention à toi. Ne m’oublie pas' », explique Brent.
Un oncle du jeune garçon a aidé ce dernier à éviter les sélections qui se succédaient et finalement, tous les deux ont été envoyés dans un camp de travail en Haute-Silésie. Brent travaillait dans les baraquements SS, chargé de faire des corvées pour les officiers, et notamment de polir leurs chaussures.
Au mois de janvier 1945, quand il a été clair que les Allemands allaient perdre la guerre, Brent a été emmené dans un train à charbon en direction de Mauthausen, en Autriche. De là, il a été transporté à Ebensee, qui se trouvait aussi sur le territoire autrichien. Il pesait moins de 31 kilos quand le camp a été libéré par les Américains, le 5 mai 1945.
Après la guerre, Brent et son père se sont retrouvés en Allemagne et ont immigré aux États-Unis en 1945. Pendant la guerre de Corée, Brent a servi dans les réserves des forces aériennes américaines. Après avoir quitté l’armée, il a fait des études de dentisterie à l’université de l’Illinois. Il est resté dentiste jusqu’à sa retraite en 2011.
« Dans » les chambres à gaz
Pour « The Journey Back », le musée a établi un partenariat avec deux entreprises de divertissement numérique de premier plan, Eyelash et 30 Ninjas, ainsi qu’avec l’entreprise de création d’exposition Gallagher & Associates et avec une société de production de films documentaires reconnue, Winikur Productions.
Chris Healer, du bureau de création d’Eyelash, estime que la réalité virtuelle est un moyen unique de raconter ces deux histoires.
« J’avais lu des livres sur la Shoah, j’avais regardé des films, mais je n’avais pas vraiment compris les choses avant de me trouver moi-même ‘dans’ les chambres à gaz », note Healer. « Soudainement, vous réalisez qu’à un mètre cinquante de vous, à gauche, il y a un mur et qu’à un mètre cinquante de vous, à droite, il y a un autre mur. Vous pouvez remarquer que le plafond est un peu bas. Et là, le narrateur vous dit qu’il y avait mille personnes parfois à l’intérieur et vous commencez à comprendre ce que ressentaient les gens. »
Brent et Fritzshall se sont profondément impliqués dans le projet – bien au-delà du simple récit de ce qu’ils ont vécu. Pendant le montage, ils ont discuté de la nécessité d’inclure une scène du film qui se déroulait dans les latrines.
Fritzshall en était persuadée : il fallait l’intégrer.
« Les latrines étaient de la plus haute importance pour elle et pour les autres survivants », explique Abrams. « Elles offraient un moment de répit : c’était le seul endroit où les gardiens n’allaient pas. Même s’il n’y avait aucune intimité, même si vous-même étiez sale et malade, c’était là-bas que vous pouviez regarder quelqu’un dans les yeux, toucher un bras et vous souvenir que vous étiez, après tout, un être humain. »