JTA – En tant que directrice du principal groupe de défense des droits de l’homme de la communauté juive britannique, Mia Hasenson-Gross entend régulièrement des récits d’histoires personnelles de perte, de chagrin et d’impuissance.
Mais peu de rencontres ont affecté Hasenson-Gross aussi profondément que celle qu’elle a eue en 2019 avec Rahima Mahmut, une militante britannique pour les droits des Ouïghours, une minorité musulmane qui est victime de ce que le département d’État américain et de nombreux défenseurs considèrent comme une tentative de génocide par le gouvernement chinois.
Mahmut a déclaré que depuis plus de quatre ans, elle n’avait pu parler à sa famille, qu’elle a quittée en 1997 suite au massacre de Ghulja, occurrence de la répression gouvernementale contre les Ouïghours dans laquelle des dizaines de personnes ont été tuées. Mahmut ne sait pas si ses frères et sœurs sont morts ou vivants, a-t-elle déclaré à Hasenson-Gross.
« Je me suis retrouvée à repenser à mon propre grand-père, Saul Gun, qui a quitté sa famille en Roumanie dans les années 1920 et qui, peu après, n’a jamais vraiment su ce qui leur était exactement arrivé pendant l’Holocauste » a déclaré Hasenson-Gross à la JTA.
En tant que directrice de l’association caritative René Cassin basée à Londres, elle a établi que son devoir était de faire connaître le sort Ouïghours.
Les efforts d’Hasenson-Gross se sont ajoutés à une mobilisation inhabituelle, où les Juifs britanniques – notamment leur grand rabbin, qui reste généralement à l’écart des questions politiques qui n’impliquent pas directement les Juifs ou Israël – apparaissent parmi les défenseurs les plus virulents de la minorité musulmane chinoise.
« C’est ma réflexion sur la douleur profonde de la persécution des Juifs à travers les âges qui m’oblige à parler », a écrit le grand rabbin Ephraim Mirvis dans un éditorial du 15 décembre dans The Guardian intitulé « En tant que grand rabbin, je ne peux plus rester silencieux sur le sort des Ouïghours. »
Pour la communauté juive britannique, l’effort s’apparente à la lutte des Juifs américains il y a 15 ans contre le génocide au Darfour : une situation qui fait tellement écho au traumatisme historique des Juifs, que des communautés entières unissent leurs forces. Cette cause mobilise non seulement les Juifs libéraux, souvent impliqués dans des questions de justice sociale, mais aussi les Juifs orthodoxes.
« Les membres de la communauté en parlent », a déclaré Herschel Gluck, un éminent rabbin orthodoxe qui a favorisé les relations avec les musulmans britanniques. « C’est quelque chose que la communauté ressent profondément. Ils estiment que si ‘plus jamais ça’ a une quelconque signification, c’est certainement à cette situation qu’il doit s’appliquer. »
L’un des premiers Juifs britanniques à avoir ouvertement épousé la cause des Ouïghours est un Juif orthodoxe du nom d’Andrew, qui manifeste depuis 2019, souvent seul, devant l’ambassade de Chine à Londres. Au moins deux fois par semaine, quelles que soient les conditions météorologiques, il prend position avec une pancarte indiquant « 3 millions de musulmans dans les camps de concentration chinois ».
« En tant que Juif, sachant ce qui est arrivé aux Juifs il y a 80 ans, le monde n’a rien fait pour nous. Je ne comprends pas comment je pourrais rester immobile et ne rien faire », a déclaré Andrew au Jewish News of London en 2019. (Il a refusé la demande de JTA de le présenter l’année dernière, affirmant qu’il préférait ne pas détourner l’attention de sa cause par des reportages sur lui-même.)
Eliyahu Goldsobel, un rabbin orthodoxe de Londres de 33 ans, qui travaille avec le groupe de défense des droits de l’homme René Cassin, a organisé plusieurs rassemblements « Juifs pour les Ouïghours » devant les salles d’exposition de Volkswagen à Londres. La société allemande, complice de la Shoah, possède des installations dans la région chinoise du Xinjiang, à majorité ouïghoure.
Le groupe René Cassin a également sollicité l’engagement des jeunes Juifs britanniques en organisant une vidéoconférence sur le sujet pour l’Union des étudiants juifs.
La mobilisation des Juifs s’est propagée dans les hautes sphères de la communauté juive constituée. Au début du mois, le Conseil des députés des Juifs britanniques a tenu une conférence de presse pour exhorter le Parlement à modifier les lois commerciales afin de rendre plus difficile pour le gouvernement de traiter avec les pays qui perpétuent les génocides. (L’effort a échoué.)
En Chine, des centaines de milliers d’Ouïghours ont été placés dans des camps dits de rééducation, un euphémisme du gouvernement chinois pour ce qui est largement considéré comme des camps de concentration. Les témoignages de brutalités policières et militaires sont monnaie courante, et des témoignages récents de viols et de stérilisations forcées ont également fait surface.
Le frère de Mahmut, lors de leur dernière conversation, lui a demandé de cesser d’appeler chez lui, car cela met en danger la vie de ses proches, a-t-elle déclaré lors de la conférence de presse du Conseil des députés.
« Cela fait quatre ans que j’ai perdu contact avec ma propre famille, et lors de ma dernière conversation avec mon frère, il m’a dit : ‘Laisse-nous entre les mains de Dieu. Nous te confions aussi à Dieu.’ Et c’est le seul moyen qu’il me reste pour surmonter ça, que Dieu nous aide, que Dieu les aide, veuillez les protéger », a-t-elle dit. « Et aujourd’hui, j’ai besoin de votre aide. »
Dans son éditorial dans The Guardian, Mirvis n’a pas utilisé le terme « génocide », mais a qualifié les faits d’ « atrocité de masse » d’un poids
« accablant ». Les images satellites, les documents divulgués et les témoignages de survivants « dressent tous un tableau effroyable d’une situation qui affecte plus d’un million de personnes, que le monde, en majorité, continue d’ignorer », a-t-il écrit.
L’éditorial du rabbin s’est ouvert sur l’histoire de Mahmut – Mirvis l’avait rencontrée à la demande du groupe René Cassin. Il a établi plusieurs comparaisons avec l’histoire juive, notamment l’oppression des Juifs soviétiques.
Mirvis, qui est né en Afrique du Sud sous l’apartheid, a fait référence à sa terre natale.
« Pendant si longtemps, toute notion de changement positif a été rendue impossible par le pouvoir immuable et la détermination impitoyable des autorités de l’apartheid », a-t-il écrit. « Et pourtant, le changement est finalement arrivé. »
Contrairement à Mirvis, l’archevêque de Cantorbéry, chef de l’Église d’Angleterre, ne s’est pas prononcé sur la question ouïghoure, pas plus que le pape François au Vatican, malgré les sollicitations répétées auprès des deux chefs religieux chrétiens afin qu’ils adoptent une position claire sur le sujet.
Aux États-Unis, bien que les groupes juifs aient exprimé leur vive inquiétude quant au traitement de la minorité ouïghoure par la Chine, il n’y a pas eu de mouvement équivalent à celui pour le Darfour, lorsqu’un effort généralisé avait conduit les étudiants à passer leurs étés à faire du lobbying, et les adolescents à offrir l’argent de leur bar-mitsva, pour les réfugiés au Darfour.
L’aspect le plus inhabituel, peut-être, de l’intervention de Mirvis, est qu’il a recommandé au gouvernement britannique des mesures concrètes pour résoudre la crise ouïghoure. Jamais il ne s’était permis une telle attitude, même lorsqu’en 2019, il avait pour la première fois fait incursion dans la politique, pour commenter la prolifération de la rhétorique antisémite au sein du Parti travailliste.
« Il est évident qu’il doit d’urgence y avoir une enquête, indépendante et sans entrave, sur ce qui se passe. Les responsables doivent rendre des comptes et les Ouïghours qui réussissent à s’échapper doivent recevoir l’asile politique », a écrit Mirvis.
Son éditorial n’a pas mentionné la Shoah ni établi de parallèles entre le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale et l’oppression des Ouïghours. Mais Marie van der Zyl, présidente du Conseil des représentants des Juifs britanniques, a fait ce lien explicitement lors d’une conférence de presse.
« En tant que communauté juive, nous sommes toujours réticents à faire des comparaisons avec le meurtre de 6 millions de Juifs et de nombreux autres par les nazis », a-t-elle déclaré. Mais, a-t-elle ajouté, « personne ne peut manquer de remarquer les similitudes entre ce qui se passe aujourd’hui en République populaire de Chine et ce qui s’est passé en Allemagne nazie il y a 75 ans ».
Parmi les similitudes, van der Zyl a mentionné le transport forcé en train, la coupe forcée des barbes, « la stérilisation forcée des femmes et le sinistre souvenir des camps de concentration ».
Ian Blackford, un député qui a assisté à la conférence de presse de l’organisation juive, a déclaré que l’amendement sur la limitation du commerce s’inscrirait dans la démarche suivie par le gouvernement britannique des années 1930, qui avait accueilli 10 000 enfants juifs des pays occupés par les nazis. Le père de Van der Zyl a fait partie de ces jeunes réfugiés de ce qui s’était appelé les Kindertransporte.
« Les Kindertransporte étaient formidables », a déclaré Blackford. « Nous devons faire preuve de la même générosité et du même soutien à ceux qui souffrent de persécutions aujourd’hui. »
Il a également rendu hommage à la forte mobilisation des membres de la communauté juive britannique contre l’oppression des Ouïghours.
« Je tiens à remercier le Conseil des représentants d’avoir fait preuve d’initiative sur cette question, qui est une source d’inspiration », a déclaré Blackford.
Ces initiatives incluent plus d’une douzaine de déclarations dans les médias et d’événements organisés par la communauté juive afin de sensibiliser le public au sort des Ouïghours.
Il est difficile de prendre la mesure de l’engagement des Juifs ordinaires sur la question en raison du confinement de la pandémie qui rend les rassemblements impossibles, et limite la portée des événements à une participation en ligne, explique le rabbin Alexander Goldberg, militant des droits de l’homme et doyen du collège des aumôniers de l’université de Surrey, au sud de Londres.
Mais, a-t-il ajouté, cet intérêt « s’est répercuté dans une certaine mesure sur la base ».
La réaction britannique aux atrocités commises au Darfour au début des années 2000 a été beaucoup moins bruyante, dépourvue d’actions très médiatisées, et elle était arrivée bien plus tard que celle des Juifs aux États-Unis.
Pour de nombreux Juifs britanniques, la situation au Darfour n’évoquait pas autant la Shoah, selon Gluck. Il y a eu des massacres au Darfour, mais avec les Ouïghours, « les parallèles avec la Shoah et les événements qui ont conduit à la Shoah sont beaucoup plus clairs en raison de l’élément religieux », a déclaré le rabbin.
Edwin Shuker, vice-président du Conseil des représentants, suggère une autre raison pour laquelle certains dirigeants de la communauté juive britannique se sont mobilisés pour les Ouïghours : la montée ressentie de l’antisémitisme au Royaume-Uni ces dernières années.
Depuis 2015, le Parti travailliste britannique, qui fut pendant des décennies le foyer politique de nombreux Juifs, a été secoué par une série de scandales impliquant l’antisémitisme que les dirigeants juifs britanniques attribuaient en grande partie à l’élection à la tête du parti du politicien d’extrême gauche Jeremy Corbyn. Il a été remplacé par Keir Starmer, un centriste qui a promis de réformer la gestion de la question de l’antisémitisme par le parti.
« C’est une question de principe », a déclaré Shuker, « mais c’est aussi la réalisation que la lutte contre l’antisémitisme, c’est se battre les uns pour les autres plutôt que de simplement s’attendre à ce que tout le monde se joigne à notre combat pendant que nous restons les bras croisés. »
Tous les membres du Conseil ne partagent pas cette attitude, a-t-il ajouté, car certains représentants se sont opposés à la mobilisation au nom des Ouïghours, affirmant qu’elle ne relevait pas de la mission principale de l’organisation.
La voix juive sur les Ouïghours – et la reconnaissance par les dirigeants de la communauté juive des similitudes entre leur traitement et celui des Juifs pendant la Shoah – ont « fait toute la différence » en sensibilisant sur cette question au Royaume-Uni, a déclaré Shuker à la JTA.
« Il y a un tabou à comparer les événements actuels à la Shoah, par volonté légitime de ne pas déprécier la mémoire de la Shoah », a-t-il déclaré. « Mais pour ce qui s’est passé au Rwanda, il y a des moments où le parallèle est légitime. Lorsque les Juifs font cela, cela lève le tabou pour le reste de la société. »