SAMOS, Grèce — C’est le 4 octobre 2023 que Mohammed, jeune homme de 20 ans originaire de Gaza, est arrivé sur l’île grecque de Samos pour demander l’asile au sein de l’Union européenne.
Il avait déjà fait deux tentatives pour traverser la mer Égée en son point le plus étroit, à seulement 1,65 kilomètre des côtes turques.
Lorsqu’il a quitté Gaza, en janvier 2023, l’enclave n’avait pas encore été ravagée par la guerre, mais la vie y était loin d’être confortable, sans parler des maigres perspectives de vie.
« Il n’y a pas de travail à Gaza », confie-t-il au Times of Israel, assis dans un café à Samos, petite ville portuaire située sur l’île grecque du même nom.
« Si on trouve un travail, c’est avec un petit salaire – 2 ou 3 dollars par jour – qui ne permet guère que de manger et survivre. »
Il a fallu à Mohammed trois ans de travail sur des chantiers de construction saisonniers – trois mois d’affilée suivis de neuf mois de congé – pour économiser les 1 000 dollars nécessaires à l’« arrangement » avec la société tierce autorisée par le gouvernement turc à émettre des visas de voyage pour les Gazaouis.
Pourtant, la décision de quitter Gaza et de devenir migrant n’a pas été facile. La famille de sa mère était arrivée dans la bande de Gaza en 1948, venue du village de Karatiyya, à 29 kilomètres au nord-est de l’enclave côtière.
« Je ne leur ai pas dit que je partais : je n’ai appelé ma famille que lorsque j’étais en Égypte. J’ai appelé ma maman et elle pleurait… c’était très dur », confie-t-il.
Comme les autres Gazaouis interrogés pour cet article, détenus à leur arrivée en Grèce dans le centre fermé de Samos, Mohammed accepte de parler avec franchise, mais à la condition que son véritable identité ne soit pas utilisée, de crainte de persécutions politiques.
Ces trois dernières années, avant le 7 octobre, les Gazaouis comme Mohammed ont été très nombreux à rallier les îles grecques par la mer dans l’espoir d’obtenir l’asile en Europe.
Pays le plus à l’est de l’Union européenne, la Grèce attire depuis des années les demandeurs d’asile venus du Moyen-Orient et d’Asie centrale. En 2015, les petites communautés insulaires grecques – Lesbos et Samos en tête – ont fait face à un afflux considérable de plus de 850 000 migrants fuyant la guerre ou l’extrême pauvreté.
Pour stopper ce flux migratoire, un accord très controversé a été conclu, en 2016, entre la Turquie et l’UE, en vertu duquel Ankara a pris des mesures pour empêcher les migrations vers l’Europe empruntant son territoire en l’échange d’une compensation essentiellement financière.
Depuis 2016, le nombre de migrants demandeurs d’asile arrivés sur le territoire de l’UE via la Turquie et la mer Égée a spectaculairement baissé, mais le nombre total de réfugiés demandeurs d’asile en Europe demeure élevé partout ailleurs.
En 2023, 1,1 million de personnes ont déposé des demandes d’asile dans l’UE, le nombre le plus élevé depuis la crise de 2015. Mais seuls 41 561 migrants l’ont fait depuis les îles de la mer Égée, contre 334 109 en Allemagne, selon les chiffres de l’ONU.
De 2021 à 2023, on évalue à 10 199 le nombre de Palestiniens arrivés sur les îles grecques de la mer Égée en passant par la Turquie, soit le nombre le plus élevé de tous les groupes, hormis Syriens (15 485) et Afghans (10 466).
Depuis le début de la guerre, il est nettement plus difficile de quitter Gaza, mais ceux qui y parviennent et arrivent en Europe y trouvent des formalités nettement allégées par l’UE, qui a accéléré le processus de demande d’asile pour les Gazaouis.
Jusqu’alors, il fallait passer par une série d’entretiens répartis sur une longue période, mais les personnes interrogées par le Times of Israel parlent d’un « entretien de cinq minutes » et d’une validation de leurs demandes en seulement quelques mois, alors que des réfugiés syriens patientent parfois plus d’un an dans des camps avant de voir leur demande rejetée.
Une foule de raisons de partir
En janvier, la Cour de justice de l’Union européenne a levé les restrictions interdisant aux migrants gazaouis dûment enregistrés auprès de l’Office controversé de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), qui vient en aide aux réfugiés de Gaza, de demander le statut de réfugié en Europe. Ceux qui, en d’autres circonstances, auraient été déboutés peuvent
« exciper du fait que la protection de l’UNRWA a ‘pris fin’, compte tenu des conditions de vie dans la bande de Gaza », ce qui les rend de facto éligibles à l’asile.
Ceux qui ont quitté Gaza avant la guerre évoquent un environnement religieux coercitif avec peu de perspectives de travail.
« Même avant la guerre, rien à Gaza n’était normal – il y avait beaucoup de difficultés que la guerre a exacerbées », explique John, un jeune homme de 21 ans originaire de la ville de Gaza. Non content d’avoir récemment reçu son visa européen de trois ans au titre du droit d’asile, John s’est converti au christianisme et vit actuellement dans une église évangélique de Samos qui offre des services religieux aux membres du camp.
« Cela faisait longtemps que j’avais adopté le christianisme, mais il était impossible de se convertir à Gaza à cause des autorités religieuses », confie-t-il.
Pour Abdullah, qui a obtenu un diplôme en administration hospitalière et est parti pour la Turquie en 2019, ce sont essentiellement des motifs économiques qui ont présidé à son départ.
« Je n’étais pas assez Hamas ni assez religieux pour obtenir un emploi dans un hôpital à Gaza », explique cet homme âgé de 33 ans.
Après un mariage arrangé avec une gazaouie de Turquie, le couple décide de reporter le périple à deux vers la Grèce par la mer, trop dangereux, et qui coûte en outre 2 000 dollars par personne. Ils conviennent qu’elle le retrouvera en Europe un peu plus tard. Elle est aujourd’hui réfugiée avec sa famille dans une école de la ville frontalière de Rafah.
Selon les chiffres de l’Aegean Boat Report, qui surveille les mouvements des migrants, plus de la moitié des bateaux qui se sont lancés dans la traversée de la mer Égée, en 2023, ont été arraisonnés par les garde-côtes turcs ou grecs. Les autorités sont d’ailleurs régulièrement critiquées par les migrants en raison des moyens violents qu’ils mettraient en œuvre pour les empêcher d’arriver dans l’UE.
Mohammed se trouvait sur l’un de ces bateaux remplis de Palestiniens, en septembre 2023. « Arrêtez le bateau ou nous vous tuons », dit-il avoir entendu de la part des garde-côtes turcs.
Il explique qu’au moment de monter dans le bateau, les autorités turques ont jeté son téléphone et son portefeuille à la mer et l’ont frappé à la tête avec une matraque. « Nous avons des gens forts sur le bateau – nous sommes palestiniens, nous sommes habitués à cela », dit-il.
Cela faisait 75 jours que Mohammed était en détention dans un camp de migrants de Samos lorsque la centaine de Gazaouis, dans la cuisine du camp, et lui-même ont su pour l’attaque du Hamas dans le sud d’Israël.
« C’était comme un tremblement de terre. Nous étions tellement heureux que la résistance » ait pu entrer en Israël, confie-t-il. Cette joie s’est vite muée en peur et en épouvante face aux atrocités commises par le Hamas, à commencer par les viols, la torture et le massacre de familles entières, y compris de bébés.
Au total, 1 200 personnes ont été tuées en Israël lors de ce carnage, essentiellement des civils, et 250 ont été enlevées à Gaza.
« Le prophète Mahomet nous a dit qu’il n’est pas bon de tuer des femmes et des enfants et je ne suis pas d’accord avec ce qui s’est passé », affirme-t-il.
Les autorités grecques n’ont pas répondu aux demandes répétées du Times of Israel de visiter le camp de détention de Samos, mais ceux qui y ont vécu qualifient le complexe, ceinturé de barbelés et placé sous haute surveillance, de véritable « prison ».
« Il n’y a de l’eau courante que 3 à 4 heures par jour », explique Mohammed. « Nous remplissons des bouteilles pour pouvoir boire, cuisiner et prier ensuite. »
Alors que la majorité de la population de ce camp est musulmane, il estime que la nourriture n’est pas conforme à la loi alimentaire musulmane ni même aux normes sanitaires.
« La nourriture est-elle ou non halal ? Nous n’en savons rien », souligne Mohammed. « Le pain est souvent moisi et la nourriture, périmée », dit-il en montrant la photo d’un sandwich avec une date de péremption barrée et remplacée par une date ultérieure.
Nulle part où aller
Bien que les conditions de vie dans la bande de Gaza soient passées de mauvaises à désastreuses depuis qu’Israël a envahi Gaza pour éliminer le Hamas et libérer les otages, il est plus difficile que jamais d’en sortir pour les civils de ce territoire palestinien.
Depuis le 7 octobre, Ankara a en effet suspendu l’activité de son service des passeports, à Gaza, avec pour effet de couper tout accès à la route migratoire de la Turquie vers la Grèce, jusque-là très populaire.
« A cause de la guerre, notre centre de pré-demande de visa à Gaza n’est pas ouvert », expliquait le consulat général de Turquie à Jérusalem au Times of Israel en avril dernier.
Le passage frontalier de Rafah vers l’Égypte, le seul point de sortie de la bande de Gaza ne menant ni en Israël ni à la mer, a été fermé le 10 octobre, puis rouvert, un peu plus tard, pour les besoins des Gazaouis solvables et capables de payer au moins 5 000 dollars pour des « arrangements ».
« Il est impossible d’obtenir un visa pour la Turquie et d’entrer en Égypte pour moins de 5 000 dollars », explique Mustafa, 31 ans, originaire de la ville de Gaza, avant que les forces israéliennes ne s’emparent du côté gazaoui du point de passage de Rafah, début mai, ce qui a conduit à sa fermeture.
Depuis le début de la guerre, les Palestiniens qui se trouvaient déjà en Turquie – leur nombre est estimé à 18 000 – font l’objet de harcèlement et sont exposés à des restrictions de visa, Ankara tentant ainsi de se prémunir d’un afflux de réfugiés palestiniens, qui viendrait s’ajouter à la crise des réfugiés syriens, explique Mustafa.
Des ONG et des migrants vivant dans le camp de Samos expliquent au Times of Israel que les Palestiniens demandeurs d’asile en Europe sont pour la plupart arrivés avant la guerre.
Le gouvernement turc a lui aussi restreint le nombre des visas émis pour les Palestiniens en Égypte, réservés à ceux qui s’y trouvent depuis au moins six mois.
Un expert palestinien de la question, qui a expressément demandé à ne pas être nommé en raison du caractère sensible de son témoignage dans une publication israélienne, estime à 200 000 le nombre de Palestiniens en Égypte, là où d’autres sources parlent de 60 000 à 135 000.
Comme la Turquie, l’Égypte ne souhaite pas devenir une plaque tournante pour les réfugiés gazaouis ; Le Caire et certaines organisations internationales considèrent la réinstallation des réfugiés palestiniens comme préjudiciable à la cause nationale palestinienne et aux espoirs palestiniens de revenir sur les terres – aujourd’hui israéliennes – d’où leurs familles ont été évincées lors de la guerre d’indépendance de 1948.
Lors des premières années de la crise des réfugiés palestiniens, le gouvernement égyptien a interdit à l’UNRWA d’opérer à l’intérieur de ses frontières et a rapidement détruit les camps de réfugiés construits sur son territoire au profit des Palestiniens, préférant les déplacer vers la bande de Gaza, alors sous contrôle égyptien.
L’UNRWA ne travaille toujours pas en Égypte, alors même que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés enregistre et assiste des centaines de milliers de demandeurs d’asile du Soudan, de Syrie et d’autres endroits.
Chris Gunness, ex-porte-parole de l’UNRWA, explique qu’en dehors de la Jordanie, de la Syrie, du Liban, de la Cisjordanie et de Gaza, « c’est le rôle du HCR d’aider les réfugiés palestiniens dès qu’ils quittent la région ».
Mais le HCR n’enregistre pas les Palestiniens en Égypte ou ailleurs, car il estime qu’ils relèvent de la compétence de l’UNRWA.
« L’Égypte a eu – et continue d’avoir – des inquiétudes quant à l’enregistrement des Palestiniens résidant sur son territoire par le HCR », explique l’expert palestinien.
En février dernier, le HCR disait avoir fait parvenir de l’aide à Gaza et fourni une aide en espèces aux Palestiniens accompagnant les Gazaouis conduits en Égypte pour un traitement médical, sans toutefois faire mention de l’aide ou de la réinstallation de dizaines de milliers de Gazaouis partis vers l’Égypte depuis le 7 octobre dernier.
« Je veux simplement que ma famille puisse quitter Gaza et vivre en Égypte, mais c’est très cher et nous n’avons pas l’argent », regrette Hassan, 23 ans. Il affirme qu’une centaine de personnes de sa famille élargie de Khan Younès ont été tuées ou blessées, sans compter les maisons détruites.
« Je suis contre l’immigration et le fait de quitter notre pays, mais les circonstances, très difficiles, nous obligent à le faire », poursuit-il, en se préparant à quitter Samos pour Athènes puis la Belgique.
Un nouveau départ
Les Gazaouis de Samos qui ont également perdu des êtres chers et des biens pendant cette guerre estiment que la plupart des Gazaouis, s’ils avaient le choix, iraient vivre en Europe plutôt que de rester dans un pays en guerre.
Un sondage réalisé en mars dernier auprès des Gazaouis par le Centre palestinien de politique publique et de recherche a révélé que 70 % d’entre eux ne partiraient pas pour l’Égypte même si le mur frontalier s’effondrait, sans que l’on sache dans quelle mesure la crainte d’être abattu par les gardes-frontières ait joué un rôle dans leur réponse.
« Quand je parle avec ma famille et mes amis, ils se fichent bien de savoir qui dirigera Gaza après la guerre, ils veulent juste partir parce que nous avons tout perdu », explique Mohammed, dont le beau-frère a été tué par des éclats d’obus après que la famille a fui le nord de Gaza pour se réfugier dans la région centrale de Nuseirat.
Pour nombre de réfugiés, à Samos, la Grèce n’est qu’une étape avant, espèrent-ils, de se rendre dans des pays qui offrent aux migrants une voie vers la citoyenneté.
« La Grèce est un beau pays, mais pas très porteur sur le plan économique et le travail. La Belgique, la Suède, l’Allemagne offrent de bien meilleures perspectives, mais je ne connais personne là-bas », explique John.
« La Belgique est un beau pays », nous envoie Hassan, par message. Il est arrivé là-bas il y a peu, après avoir transité par Athènes. « J’ai un entretien dans deux semaines pour la procédure », explique-t-il au sujet de sa demande d’asile dans ce nouveau pays.
Mohammed lui aussi souhaite se rendre en Belgique, pour un nouveau départ après ses difficultés passées.
« Je veux aller en Belgique pour me poser et vivre ma vie, finir mes études et trouver un bon travail, car je suis le seul à pouvoir le faire et aider les miens », explique-t-il.
Avec cette guerre qui n’en finit pas, il dit que sa mère est heureuse qu’il ait quitté Gaza.
« Je ne crois pas qu’il y aura un jour la paix en Palestine », ajoute tristement Mohammed. « Il faudrait qu’Israël s’en aille, ou que les Palestiniens partent, ce qui n’arrivera jamais. »