Médecin vasculaire, enseignant, auteur prolifique et grand connaisseur des textes de la tradition talmudique et de la Kabbale, Ariel Toledano a mis le confinement à profit pour écrire des articles centrés sur l’herméneutique talmudique dont certains ont été publiés par Le Monde des religions et la revue La Règle du jeu. C’est une belle idée que de les avoir réunis dans un ouvrage érudit, bienveillant et encourageant.
Times of Israel : Puisant abondamment dans la pensée juive, Bernard-Henri Levy a titré son dernier livre : « Ce virus qui rend fou » (Grasset, juin 2020). Les réflexions que vous livrez dans votre ouvrage n’auraient-elles pas pu, quant à elles, s’intituler : « Ce virus qui rend sage » ?
Ariel Toledano : Je ne crois pas qu’il faille attendre quoi que ce soit de positif de la part d’un virus ! Je pense par contre qu’il est utile de s’interroger sur la crise sanitaire que nous vivons. Pourquoi une épidémie touche-t-elle les hommes ? Doit-on s’appesantir sur la ou les causes du mal ? Comment envisager la reconstruction de nos vies après la pandémie ? Autant d’interrogations qui sont au centre de mes réflexions talmudiques.
Les textes de Maïmonide m’ont accompagné et aidé
Dans l’un des chapitres, « Besoin de vérité », vous célébrez la capacité rédemptrice de la lecture à laquelle le président Macron nous avait d’ailleurs invités dans son allocution du 16 mars. Pourriez-vous revenir ici sur le passage très touchant concernant André Chouraqui ?
Durant toute la période du confinement, j’ai partagé mon temps entre mon activité de soignant en journée et le réconfort de l’écriture en soirée, notamment en traduisant le Traité des Huit chapitres de Maïmonide. C’est ce travail de traduction qui m’a amené à penser à André Chouraqui et au récit qu’il fait de la découverte des Devoirs des cœurs du philosophe médiéval Bahya Ibn Paquda en 1939. Il raconte comment ce texte lui a permis de traverser la période sombre de l’Occupation et d’échapper dans une large mesure au désespoir du temps des morts. Sans vouloir entrer dans une quelconque comparaison, mais en ayant la conviction du pouvoir curatif des livres, je dois admettre que les textes de Maïmonide m’ont accompagné et aidé.
« Redécouvrir le temps long, prendre soin de soi, de son entourage, voilà une manière positive d’appréhender ce confinement et de s’extraire de cet emportement démesuré et généralisé largement entretenu par les médias » : n’y-a-t-il pas dans cette sage invitation une bonne dose de méthode Coué face à une injonction gouvernementale incontournable ?
Vous avez peut-être raison, mais il est indéniable que nous devons réfléchir à notre rapport au temps. Le monde jusqu’alors n’était qu’empreint de vitesse, et quel que fût le sens du mouvement, il fallait aller toujours plus vite. La crise sanitaire liée au Covid-19 a mis en relief la fragilité des principes qui régissent nos sociétés. Que ce soit sur le plan politique, économique, social, le monde vacille et cette situation contribue à accentuer le sentiment de confusion, de doute, d’incompréhension. Redécouvrir le temps long, c’est une façon de s’extraire de cette confusion généralisée pour tenter de donner du sens à sa vie.
Si l’on ne modifie pas profondément nos modes de vie, il est probable que nous soyons confrontés à l’avenir à d’autres crises équivalentes à celles que nous vivons aujourd’hui.
Il nous aura été difficile d’échapper à la question que vous formulez : « Pourquoi une telle épreuve ? ». Vous vous en remettez à Maimonide qui, dans son « Guide des égarés » décèle l’origine de la plupart de nos maux dans l’œuvre de l’homme lui-même. En quoi cette responsabilité s’applique-t-elle à nos sociétés contemporaines ?
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la plupart des nouvelles maladies infectieuses humaines de ces vingt dernières années sont zoonotiques, c’est-à-dire qu’elles se transmettent de l’animal vers l’homme. Ces risques infectieux se sont accentués avec la mondialisation, le changement climatique mais aussi à cause de l’évolution de nos modes de consommation et de nos systèmes de production. La quasi-totalité de la surface terrestre ne se trouve plus dans son état naturel. Cette situation offre de nombreuses opportunités aux agents pathogènes de coloniser des territoires inhabituels et d’évoluer sous de nouvelles formes par le biais de l’espèce humaine qui se trouve présente dans la plupart des territoires. Si l’on ne modifie pas profondément nos modes de vie, il est probable que nous soyons confrontés à l’avenir à d’autres crises équivalentes à celles que nous vivons aujourd’hui.
Le souvenir de votre visite au musée d’histoire naturelle de l’université de Tel-Aviv en mai 2018 vous incite à rappeler que « la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature est un concept fondamental de l’herméneutique talmudique ». Cette attention à la nature avait précédé les avertissements des écologistes…
Oui en effet, l’influence de l’homme sur la nature est telle qu’elle entraîne une incidence globale sur l’écosystème terrestre. La galerie Ernst Schmitz du musée d’histoire naturelle de Tel-Aviv illustre parfaitement cette réduction de la biodiversité́ à travers la représentation des animaux disparus de la terre d’Israël. Il convient de rappeler que la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature est un concept fondamental de l’herméneutique talmudique et de la tradition biblique. Il faut espérer que la prise de conscience environnementale que l’on a constatée durant le confinement ne sera pas sacrifiée aux dépens de la crise économique qui s’annonce. La reconstruction ne pourra s’envisager qu’en repensant les liens sociaux et ceux qui unissent les hommes à la nature.
En quoi les enseignements de Maïmonide – dont on a pu lire dans l’un de vos ouvrages précédents (La médecine de Maimonide, In Press, 2018), l’apport essentiel, voire vital qu’ils représentent pour vous-vous conduisent-ils à en appeler, à plusieurs reprises, à davantage « d’humilité » de notre part ? En quoi la période que nous avons vécue relève-t-elle d’une forme d’hubris entretenu par la confiance illimitée accordée aux algorithmes ?
L’exercice de la médecine impose un devoir d’humilité face à un corps humain qui reste mystérieux dans bien des domaines. Cet état de fait contraste fortement avec les adeptes du transhumanisme qui n’hésitaient pas, il y a encore quelques temps, à évoquer la fin de la mort. L’épidémie de Covid-19 rappelle à l’homme sa vulnérabilité et la petite place qu’il occupe comparativement à l’ensemble de l’univers. Maïmonide faisait déjà ce constat dans son Guide des égarés : « L’homme ne doit point se tromper et croire que l’univers n’existe que pour sa personne. » Le sentiment d’impuissance que l’on éprouve face à cette épidémie est peut-être une forme de rappel à l’humilité des hommes.
La sagesse sauve celui qui la possède
Ce que nous venons de vivre ne semble-t-il pas mettre en relief, là encore, la modernité et la dimension visionnaire des recommandations de la Torah et de certains textes du Talmud qui évoquent clairement la contagiosité et ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui les mesures préventives d’hygiène ?
Quand je faisais mes recherches, il y a quelques années, pour écrire La médecine du Talmud, j’avais été impressionné par l’intuition des rabbins du Talmud sur la contagiosité. On peut en effet remarquer à plusieurs reprises que dans leurs discussions, ils suspectent l’existence de particules invisibles à l’œil nu pouvant être vectrices d’un danger. Ils recommandent de ne pas boire dans un verre dans lequel quelqu’un a déjà bu, ou de ne pas visiter un malade qui a de la fièvre ou encore de ne pas aller dans un bain public si l’on a une lésion dermatologique. Rav Houna qui toucha malencontreusement un chien atteint de la rage, et conscient du risque de contagion à travers le pelage, se déshabilla puis se sauva en disant : « La sagesse sauve celui qui la possède ». Il faut rappeler que toutes ces recommandations sont incroyables plus de quinze siècles avant les travaux de Pasteur. Elles ne sont retrouvées dans aucun traité de médecine de l’époque gréco-romaine.
La prévention naît dans le texte de la Bible
Rachi, auquel vous avez consacré votre dernier livre (« La médecine de Rachi. Pour une approche humaniste du soin », éd. In Press, 2020), est également présent dans ce livre. Le plus grand commentateur de la Bible et du Talmud, que vous suspectez d’avoir également été médecin, commente ainsi le verset comprenant l’expression Je suis Dieu ton médecin : « Cette situation est comparable à celle d’un médecin qui recommande à son patient de ne pas manger tel ou tel aliment qui risque de le rendre malade ». Ne promeut-il pas ici une médecine préventive, évidemment primordiale en temps de pandémie ?
Je dis souvent à mes étudiants d’Histoire de la médecine que, si l’on considère
qu’Hippocrate a inscrit la médecine au rang de profession, la prévention naît dans le texte de la Bible. Elle trouve son origine dans le texte de l’Exode 15-26 où l’on peut lire : « Si tu écoutes bien la voix de ton Dieu, tu feras ce qui est droit à ses yeux, tu prêteras l’oreille à ces préceptes et garderas toutes les lois, toutes les maladies que j’ai envoyées sur l’Egypte, je ne les mettrai pas sur toi car je suis Dieu ton médecin. » La question que l’on peut se poser est : si Dieu ne nous envoie pas de maladies, pourquoi a-t-Il besoin de nous rappeler qu’Il est notre médecin ? Et Rachi a la belle réponse que vous citez et qui permet de constater qu’il adhère à l’idée que la fonction initiale du médecin est avant tout préventive.
Vos livres expriment la volonté d’alléguer le bon verset et le désir de trouver, à la croisée de votre expérience de soignant et de votre connaissance des textes, les mots pour aider patients et lecteurs, sans jamais les juger. Cette disposition d’esprit laisse d’autant mieux percevoir votre agacement en constatant que « face à des esprits aussi éclairés que Shmuel (médecin du Talmud, 165- 257) ou Rabbi Houna, il y ait, dans le contexte épidémique actuel, certaines personnes qui se présentent comme leurs héritiers mais agissent sans cette vigilance intuitive qui de plus se trouve corroborée aujourd’hui par la science ». Désignez-vous les tenants d’une forme d’obscurantisme ?
En effet, l’esprit talmudique est celui du dialogue où même l’opinion la plus minoritaire est citée. J’aime l’idée d’un judaïsme tolérant, ouvert sur la cité. Maïmonide a cette belle expression dans son Traité des Huit chapitres : « Accepte la sagesse d’où qu’elle vienne ». Rappelez-vous ce que dit Rav Houna à propos de la sagesse mais il faut aussi garder à l’esprit l’un des principes essentiels de la Torah, issu du Deutéronome 4 – 15 : « Prenez bien garde à vous même » que je mets en exergue en introduction de mon livre. Cette notion est fondamentale dans la tradition juive qui place la vie au-dessus de tout, et nous enjoint de prendre les devants pour la préserver, comme le souligne le Talmud dans le traité Taanith 100b : « Quelqu’un ne doit pas se tenir dans un lieu où il y a une situation périlleuse en arguant que du ciel on fera un miracle pour lui, peut-être que le miracle attendu ne viendra pas ».
La première occurrence du mot prière dans la Bible apparaît de manière conjointe avec la notion de guérison
Dans ce même esprit, « Réparer un monde qui vacille », pour reprendre le titre d’un chapitre, est-ce pour le Dr Toledano, une façon de dire « qu’il n’est pas question de substituer la prière aux soins médicaux mais (qu’) il est intéressant de remarquer que la prière fait partie de l’arsenal thérapeutique dans la tradition talmudique » ?
La tradition talmudique amène à concevoir la guérison comme la résultante de deux actions, l’une en lien avec les soins du médecin et une autre ayant trait aux prières faites par le malade lui-même ou celles de son entourage. On peut aussi rappeler que la première occurrence du mot prière dans la Bible apparaît de manière conjointe avec la notion de guérison à propos d’Abraham qui prie pour la guérison d’Avimelekh dans le texte de la Genèse. Cette apparition quasi-simultanée confirme le lien étroit entre la prière et la guérison dans la tradition juive.
Vous citez la formule de Martin Buber « Toute vie réelle est rencontre » pour rappeler combien la rencontre est au centre de la tradition juive. Vous qui avez pu mesurer la détresse de certains de vos patients, comment les aider à concevoir les rencontres virtuelles, les restrictions, les précautions imposées pendant un temps indéterminé ? Comment se préserver des conséquences qu’elles auront sur notre état mental ?
Les rencontres virtuelles doivent rester une solution provisoire et il faudra autant que possible privilégier les rencontres réelles car rien ne remplacera la réalité d’une rencontre physique.
La théorie philosophique de Levinas et son approche du regard et du visage d’autrui ne vont-elles pas conduire les praticiens – les plus attentifs d’entre eux en tous cas -, privés de l’expression de la bouche et des traits du bas du visage, à prendre en compte d’autres comportements de leurs patients ?
Le lien qui unit un patient à son médecin est aussi une forme de rencontre dans laquelle s’instaure un climat de confiance réciproque. En effet, vous avez raison de rappeler que la consultation avec le port du masque prive le médecin de l’accès à la partie inférieure du visage. Il faut qu’il soit plus vigilant à tous les canaux sensoriels pour tenter de mieux appréhender l’expression des symptômes et du ressenti général des patients.
Vous avez rappelé que la tradition juive place la vie au-dessus de tout. Vous soulignez que la crise sanitaire a mené de nombreux Etats à privilégier la vie individuelle de ses citoyens au détriment des intérêts économiques. On ne sera pas surpris de lire que vous y voyez l’application à la lettre de l’injonction du Deutéronome (30-19) « Tu choisiras la vie ». Est-ce là la notion de care à laquelle Maïmonide était déjà très sensible en son temps ?
Cette phrase du Deutéronome rappelle l’importance de la préservation de la vie individuelle de chaque citoyen qui s’inscrit dans une démarche collective et solidaire. C’est en effet l’une des composantes de cette vision éthique du soin développée par les philosophes Joan Tronto et Carol Gilligan dans la prise en charge des personnes les plus vulnérables. Cette démarche peut être aussi déduite du Lévitique 25-35 : « Si ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le », il n’est pas question d’une aide exclusivement financière mais aussi du sentiment de renforcer l’autre, pour qu’il retrouve son autonomie, son bien-être et sa place dans la société. C’est cela l’idée du care, qui dépasse largement le simple soin et qu’il faut appréhender comme une démarche qui entend maintenir, perpétuer et réparer le monde de sorte que l’on puisse y vivre le mieux possible.
Dans ce livre, vous « convoquez » également Rabbi Nahman de Braslav dont vous rappelez les exhortations : « Le désespoir n’existe pas. Ne jamais se décourager ! Si tu crois que l’on peut détruire, crois aussi que l’on peut réparer ». Conclure vos réflexions sur l’espérance témoigne-t-il de votre réelle confiance en l’homme et en sa capacité à se reconstruire ?
Oui, je reste confiant, car je crois que même dans les situations les plus désespérées, il y a toujours de l’espoir.
La vie peut être empreinte de moments douloureux mais il faut tenter de transformer ces événements en une source d’énergie vitale.
La plus grande jouissance selon Rabbi Nahman de Braslav, c’est d’être en mesure de transformer une influence négative en une source d’événements positifs – une idée que le poète Edmond Jabès exprimait ainsi dans son Livre des marges : « Il y a des limites au désespoir. Il n’y a pas de limites à l’espérance. »