Peu après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre, Y., ingénieur en intelligence artificielle (IA) appliquée à la vision par ordinateur, mais aussi entrepreneur et réserviste de Tsahal au sein d’une unité classifiée de l’armée israélienne, a rapidement – et douloureusement compris que l’armée avait un gros problème avec les drones ennemis.
Le Hamas avait en effet réussi à désactiver la barrière frontalière high-tech entre Israël et Gaza – ce qui a déclenché la guerre – en larguant des bombes grâce à des drones bon marché sur les tours porteuses des caméras et capteurs de la barrière. Les canons autonomes installés sur les tours se sont retrouvés coupés des données de ciblage et n’ont donc pas pu tirer.
Incapables de savoir ce qui se passait, les officiers situés à l’intérieur de leur bunker de contrôle et commandement n’ont pas été en mesure de donner des ordres aux unités. Des milliers de terroristes ont alors pu franchir la frontière, sont entrés en Israël et, ont massacré 1 200 personnes et enlevé 251 otages qu’ils ont conduits dans la bande de Gaza, le tout en une journée, la plus sanglante qui soit depuis la création de l’Etat d’Israël et le plus important pogrom depuis la Shoah.
Quelques semaines plus tard, au moment où les soldats de Tsahal se déployaient en grand nombre à Gaza, les drones du Hamas larguaient des grenades sur les groupes de soldats et l’organisation terroriste en diffusait les images sur Telegram, ce qui n’a pas été sans rappeler ce qui s’est passé en Ukraine en 2022.
Dans le nord, les drones kamikazes du Hezbollah ont pu voler sans se faire détecter par les radars de défense anti-roquettes du Dôme de fer et s’écraser sur les bases militaires, avec des victimes et des dégâts à la clé. L’armée israélienne, habituée à des guerres rapides menées en territoire ennemi avec des avions de chasse, des chars, de l’artillerie, des sous-marins et des missiles, a eu du mal à se coordonner pour se montrer efficace contre des essaims de drones peu onéreux.
Dans le but de remédier aux manquements de l’armée israélienne en matière de détection des drones, Y. a codé une application pour smartphone destinée aux soldats, capable de servir d’alerte aux drones dans un rayon « d’un kilomètre » sur le terrain. Après des mois de tentatives infructueuses pour faire tester et développer le projet dans les conditions du combat en passant par les canaux officiels du ministère de la Défense, Y. a contourné le système.
« J’ai parlé avec des soldats, sur le terrain, qui me disent que si ça marche, ils le veulent dès maintenant. Mais la hiérarchie de la Défense me dit que les soldats n’en ont pas besoin. Il y a un certain décalage », dit-il.
Grâce à son réseau, il a fait la démonstration de l’application anti-drone à des commandants, ce qui a nettement accéléré les choses. « J’en connais un rayon, côté armée », dit Y., « mais un entrepreneur civil ne peut pas s’en sortir seul. Les chances de succès d’une start-up dans le secteur de la défense israélienne sont très faibles. »
Ce qu’a vécu Y., une dizaine d’autres entreprises israéliennes innovantes en matière de technologie de défense, d’experts de l’industrie, de militaires – d’active ou non -, et d’investisseurs l’ont vécu et en ont parlé – plusieurs sous couvert d’anonymat car ils sont également réservistes.
Nombre d’entrepreneurs civils se disent bloqués par un système qui résiste aux caractéristiques – prototypage rapide, prise de risque, approche pluridisciplinaire et innovation – qui font des Israéliens des leaders mondiaux dans les domaines de la cybersécurité, de l’IA, de la santé numérique ou des sciences de la vie, de la technologie financière, de l’informatique d’entreprise entre autres secteurs.
Les problèmes dont ils font état, pour percer dans la défense israélienne, sont multiples : les projets peuvent prendre des mois, voire des années, piégés entre l’évolution des demandes et les changements de personnel ; l’explosion des coûts de développement ; une culture qui favorise les géants du secteur de la défense au détriment des nouveaux entrants disruptifs ; un accès limité à la validation et aux données du champ de bataille ; des demandes de renseignements onéreuses qui engagent la propriété intellectuelle sans garantie au final et enfin de lourdes réglementations à l’exportation que sous-tendent des considérations géopolitiques opaques. Les startups spécialisées dans le hardware sont confrontées à des difficultés particulièrement importantes et se retrouvent souvent désavantagées lorsqu’elles sont en concurrence contre des entreprises déjà bien établies.
« Dès qu’on parle Défense, l’exigence de MIL-SPEC [spécifications militaires] apparaît, ce qui augmente considérablement les coûts et risques associés au développement », explique un entrepreneur en technologie de défense.
Innovations sur le champ de bataille : une demande forte, une offre faible
La guerre d’Israël contre le Hamas, le Hezbollah et d’autres mandataires iraniens entre désormais dans son neuvième mois et les Israéliens – ainsi que leurs alliés – attendent de la hiérarchie de la Défense qu’elle rétablisse les capacités de dissuasion militaire du pays. La guerre – que Tsahal appelle officiellement l’opération « Épées de fer » – s’est muée en hydre, avec plusieurs fronts ouverts simultanément aux différentes frontières d’Israël (voire au-delà).
La quasi-totalité des combats sont asymétriques et urbains : chars contre tunnels, avions de chasse contre drones. Sur le champ de bataille, la demande d’innovations de la part des officiers de terrain augmente rapidement, disent les experts de l’industrie. S’il est vrai qu’un certain nombre – inconnu – d’innovations utiles au champ de bataille restent classifiées, les sources interrogées pour les besoins de cet article estiment que la capacité de la hiérarchie de la Défense à décider rapidement de la dotation de ces innovations est, elle, plus incertaine.
L’armée israélienne a engrangé des victoires significatives. Toutefois, les objectifs officiels de cette guerre – la destruction des forces armées et des capacités de gouvernement du Hamas et la libération des otages – semblent loin d’être atteints. L’armée israélienne est engagée dans une guerre de longue durée pour laquelle elle n’a pas été conçue.
Le prix à payer, élevé, ne cesse d’augmenter : plus de 640 soldats sont morts depuis le début de la guerre (dont 7 % dans des incidents et accidents de tirs amis). Des milliers de personnes sont blessées, physiquement et émotionnellement. Le Hamas continue de se battre et impose les termes de la négociation sur la situation des otages. La légitimité à l’échelle mondiale d’Israël est remise en question, ses alliés sont exaspérés. La menace d’embargo sur les armes a été brandie et des mandats d’arrêt pour crimes de guerre ont été réclamés.
Face à l’apparente paralysie politique du gouvernement, une part considérable du fardeau de la guerre est retombée sur les épaules de la hiérarchie de la Défense, qui se démène pour se réarmer, se réoutiller et examiner efficacement les projets d’innovation. S’il y a bien un moment propice pour que les start-ups décollent, disent les experts, c’est maintenant.
Mais ces startups israéliennes sont aux prises avec des difficultés au sein de l’industrie de la Défense, une ironie qui n’a pas échappé aux innovateurs du secteur.
« Avant cette guerre, on n’entendait quasiment pas parler des start-ups israéliennes au niveau de la hiérarchie de la Défense », explique Moshik Cohen, entrepreneur du secteur de la Tech avec un CV qui va de la R&D militaire au monde universitaire en passant par le secteur privé, un peu comparable à celui de Tony Stark – le génie de Marvel à l’origine de la combinaison de vol de haute technologie qui lui permet de devenir Iron Man.
« Notre système de défense est abîmé. De la gestion stratégique à la politique en passant par les approvisionnements et les équipements, sans oublier le système politique, il est tout simplement brisé », analyse Cohen.
Âgé de 43 ans, Cohen est docteur en électronique physique et en nanotechnologie. Il a publié des dizaines d’articles dans les plus grandes revues scientifiques du monde – notamment Nature et Science -, dans des disciplines allant de l’informatique quantique à l’intelligence artificielle générative. Il a occupé des postes de R&D et d’opérations dans l’armée de l’air israélienne (IAF), où il a développé un nouveau système de munitions pour les hélicoptères de combat.
Des munitions, il s’est tourné vers les drones de combat autonomes et les roquettes, en devenant le spécialiste des fusées pendant cinq ans chez Israel Aerospace Industries (IAI), où il a contribué au développement des plates-formes Arrow 3 et Barak 8 – les systèmes de défense antimissile israéliens les plus vendus de tous. En dehors de l’armée, Cohen a travaillé chez Intel et Samsung, a fondé et vendu plusieurs start-ups, mais aussi développé un système nanotechnologique pour lequel il a remporté un prix de la Défense et qui a été déployé auprès des forces spéciales israéliennes.
Il possède une expérience approfondie des deux aspects de l’innovation, militaire et civile.
En 2019, il a développé un petit système autonome de reconnaissance des menaces à courte portée – telles que les drones ou les lance-grenades – destiné aux chars. Malgré son intérêt et la demande, le ministère de la Défense l’a jugé inutile, en disant que les ennemis n’attaqueraient pas ainsi, explique-t-il. Cinq ans plus tard, les blindés israéliens à Gaza font exactement face à ces menaces.
« Ce n’était pas une question de technologie, de coût ou de besoin. Il s’agissait du couplage indéfectible entre les autorités de la défense et les grands entrepreneurs. Ils ne peuvent rien faire l’un sans l’autre », dit Cohen.
Combler le fossé entre la Startup Nation et la puissance militaire
Il y a eu des progrès significatifs enregistrés en matière d’innovation dans la Défense d’Israël, en particulier après le 7 octobre. L’Autorité israélienne de l’innovation, le ministère des Finances et le ministère de la Défense ont mis en place un programme pour soutenir les idées les plus prometteuses susceptibles d’être appliquées aux marchés militaires et civils, ce que l’on appelle les modèles technologiques à double usage.
La Direction de la recherche et du développement de la Défense (DDR&D, ou MAFAT en hébreu) du ministère de la Défense, chargée de rechercher, soutenir et faire évoluer les projets d’innovation en matière de Défense jusqu’au stade du déploiement sur le champ de bataille, expérimente des appels d’offres rationalisés et l’intégration des fournisseurs.
L’Université de Tel Aviv et le ministère de la Défense collaborent sur des questions d’accélération de l’ingénierie du champ de bataille, comme des solutions pour les pièges, l’interception de drones, l’ajout de capacités de vision nocturne aux caméras de téléphones portables, un chargeur de téléphone USB pour les chars, la diffusion vidéo en direct pour les chiens tactiques entre autres applications. L’Unité 81, l’unité technique interne de Tsahal (comme la branche Q de James Bond) connaît un grand succès depuis longtemps maintenant.
Une nouvelle « unité de commando technologique » est en train de se former. Elle met en relation les forces de l’armée et un groupe d’anciens de la principale unité informatique de Tsahal, le Centre des systèmes informatiques et d’information, plus connu sous son acronyme hébreu MAMRAM. C’est cette unité qui fournit à l’armée ses infrastructures informatiques, centres de données, serveurs et autres services.
« C’est comme l’AWS de Tsahal », explique Yossi Melamed, diplômé du MAMRAM, entrepreneur du secteur de la Tech et président de l’association des anciens de l’unité, en évoquant Amazon Web Services, le service cloud sur lequel la plupart des startups gèrent leurs activités.
Avec l’aide de quelque 500 anciens, Melamed est en train de mettre sur pied une unité de talentueux techniciens réservistes qui vont écrire du code et développer des applications pour répondre aux besoins de l’armée. En temps de guerre, les réservistes seront appelés sur avis d’urgence (Tzav 8), comme c’est en ce moment le cas pour certains d’entre eux. L’unité, qui s’appelle The Seventh, en hommage au 7 octobre, sera subordonnée au commandant de LOTEM, qui fait partie du corps de télétraitement de l’armée.
Mais ces initiatives prometteuses restent des exceptions et non un mouvement à l’échelle de tout le système.
« Israël doit combler le fossé qui sépare l’innovation caractéristique de Startup Nation de la puissance militaire. S’il y parvient, il en sortira plus fort et plus intelligent. Mais la bureaucratie tatillonne étouffe le secteur », explique Hamutal Meridor, ancien de l’Unité 8200, fondateur en série, investisseur en capital-risque et ex-directeur général des opérations en Israël de la société américaine d’analyse de données Palantir.
Les startups israéliennes n’ont pas l’habitude qu’on leur coupe ainsi les ailes. La R&D militaire est depuis longtemps à la base de l’industrie technologique israélienne, mais la technologie de la Défense n’a jamais fait partie intégrante de l’écosystème, explique Meir Valman, auteur du livre à paraître The Network Effect : The Origins of Israeli High Tech.
« Dès les premiers jours, le ministère de la Défense a préféré acheter des équipements sophistiqués à l’étranger et créé un réseau d’approvisionnement ad hoc. Les premières start-ups qui ont tenté de travailler avec eux ont trouvé cela difficile précisément à cause de ça, sans parler des délais dans la prise de décision ou des spécifications fréquemment modifiées. Les entrepreneurs ont trouvé plus facile d’adapter la technologie apprise par l’armée aux marchés civils », explique Valman.
En effet, au cours des deux dernières décennies, l’industrie technologique du pays s’est hissée au troisième rang mondial et est devenue le moteur économique d’Israël. Les sociétés de capital-risque locales et étrangères ont injecté de l’argent à des niveaux et des vitesses record. Le gouvernement ne s’en est, pour ainsi dire, pas mêlé. Alors que d’autres secteurs étaient en plein essor, la technologie de Défense était aux abonnés absents.
La domination des entreprises établies, qui, à l’instar de leurs homologues aux États-Unis et ailleurs, n’étaient guère considérées comme agiles ou animées d’un esprit d’entreprise, n’a pas facilité la façon dont l’industrie de la défense était perçue en Israël. Aujourd’hui, cependant, certains des meilleurs talents d’Israël affluent vers le secteur de la défense, affirme Meridor.
Mais ce talent se heurte à des difficultés persistantes. Un spécialiste dit sa déception de voir un projet prendre de l’ampleur et gagner en complexité : « Le problème, c’est qu’une fois que la personne avec qui vous avez conclu [un accord] part, un nouveau arrive, et il n’est pas d’accord avec le projet qui a déjà été conclu. Vous entrez dans une spirale dont il est très difficile de sortir. Seules les grands entreprises peuvent gérer de tels engagements, en s’approvisionnant souvent en technologie auprès de petites entreprises et en doublant les prix », disent-ils.
Remaniement post-7 octobre
Les retombées du 7 octobre vont sans aucun doute modifier ces anciens schémas, surtout à court terme.
« Le 7 octobre a apporté une transparence sans précédent ; cela change la donne », assure Cohen, qui développe une solution de lutte contre les drones basée sur l’IA.
« Tout le monde a vu ce que des lance-grenades à 300 dollars et des drones à 5 000 dollars ont fait au mur d’Israël à 1 milliard de dollars et aux chars à 5 millions de dollars. Les drones du Hezbollah violent ouvertement nos frontières, et ce, quotidiennement. Tout le monde le voit ; personne ne peut en nier le besoin maintenant. Cela pourrait être l’occasion d’une véritable nouvelle ère pour ces startups innovantes du secteur de la Défense », ajoute Cohen, qui a décidé de créer sa propre start-up du secteur de la Défense.
Le défi immédiat de ces start-ups est la validation de la preuve de concept. L’accès aux unités de gestion est limité. Souvent, l’armée et les acheteurs manquent de professionnels en interne capables de leur donner leur avis.
« Il faut quelqu’un qui comprenne à la fois les questions de sécurité et les affaires. C’est très difficile à trouver », explique un entrepreneur qui a eu du mal à s’approvisionner auprès de la Défense.
La difficile navigation entre des réglementations complexes en matière d’approvisionnement et d’exportation de défense n’est pas propre à Israël. Même les cas de réussites bien financées par les Américains, comme Anduril ou Palantir, ont connu les complexités du secteur de la Défense. Pourtant, le système israélien semble ironiquement mal équipé pour l’innovation rapide sur le champ de bataille, malgré l’abondance de talents et des tests possibles en direct.
Certains entrepreneurs s’irritent d’une « culture de sur-classification », où la technologie, les exigences opérationnelles et les unités sont entourées de secret. Cela entrave la capacité des start-ups à tester des concepts et exploiter commercialement les innovations. Un réserviste spécialisé dans l’intelligence visuelle explique qu’il n’a pas pu fournir aux commandants tous les renseignements disponibles, non pas par manque de renseignements, mais en raison d’un cloisonnement excessif.
« Certaines informations sont si secrètes et complexes que je ne peux pas en connaître la source, et encore moins les télécharger sur une carte pour un commandant à Gaza », dit-il. « Je suis réserviste. Je me soucie des unités – il pourrait s’agir de ma famille. Les autorisations sont secondaires. Je veux pouvoir tout leur donner. Pensez un peu : nos soldats sont intervenus sans informations complètes à cause d’un mauvais processus d’autorisation. »
Le problème du vaste réseau de tunnels de Gaza en est un autre exemple grave. Le Hamas recouvre ses tunnels de sable et d’autres matériaux, qui les dissimulent visuellement. Mais les tunnels ont besoin d’infrastructures, lesquelles laissent des traces.
« L’armée n’est pas allée voir les start-ups qui savent comment développer rapidement des solutions pour la détection des conduites d’air, d’eau ou des lignes électriques. Il n’y a eu aucune demande pour cela, comme il y en a pour les otages. Les différentes unités fonctionnent séparément. Nous avons fait des erreurs avec les tunnels », affirme le réserviste. « Et c’est toujours comme ça. »
La confidentialité et la bureaucratie pèsent lourd. Il en va de même pour la propriété intellectuelle. Les startups doivent divulguer des informations sensibles aux RFI, au risque de s’exposer. Ils marchent sur la corde raide entre protection de la propriété intellectuelle et exigences des RFI. Sans aucune garantie de la part de ces derniers.
« La propriété intellectuelle est une arme à double tranchant dans la Défense », note un expert. « Ce qui est suffisant pour la diligence d’un VC devrait être suffisant pour l’establishment. »
Les obstacles financiers sont tout aussi redoutables. Les start-ups ont besoin de capitaux importants pour la R&D, les tests, la certification et les cycles de vente. Les applications dans les nouveaux matériaux, le matériel, l’énergie, les lasers, les radiofréquences, la navigation et la perturbation GPS, la robotique, l’IA et les systèmes autonomes, la biotechnologie, la nanotechnologie, l’espace et l’informatique quantique prennent beaucoup plus de temps à développer qu’un autre outil de planification ou un tableau de bord des tâches de travail.
Les risques et les délais sont longs. Les sociétés de capital-risque traditionnelles se sont défaussées, laissant les start-ups incapables de concrétiser leurs innovations. Elles risquent de manquer de solution ou d’être rachetées par de plus grandes entreprises, ce qui a pour effet d’étouffer la concurrence et l’innovation.
« En matière de Défense et de technologies à double usage, il faut faire beaucoup de recherche avant de percer », explique Meridor, qui a travaillé pour le fonds technologique israélien Vintage Investment Partners. Récemment, elle a annoncé qu’elle partait pour fonder sa start-up de Défense.
La tendance est positive, mais il reste du chemin à parcourir
Aux États-Unis, le changement s’amorce sur le front de l’investissement. Une poignée de grandes sociétés de capital-risque américaines mettent en place des pratiques de défense dédiées. Les sociétés de capital-risque israéliennes prennent des mesures timides. TLV Partners recherche explicitement des start-ups de défense. Ibex Investors organise des événements pour les aspirants fondateurs ayant l’expérience des combats.
« La tendance est positive, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir », déclare Meridor à propos des sociétés de capital-risque technologiques généralistes.
Pour des milliers de techniciens réservistes qui, au quotidien, sont développeurs de logiciels, architectes système, chefs de produit, ingénieurs DevOps, directeurs techniques, responsables de la R&D ou autres, l’urgence est vive. Beaucoup d’entre eux ont vu les combats de près et ont une expérience de première main des besoins technologiques les plus pressants.
Il y a notamment des besoins dans la détection de tunnels, la technologie de guerre des tunnels, les défenses antimissiles pour les chars, les véhicules blindés de transport de troupes et les bulldozers, les mesures anti-drones, les kits de guerre électronique mobiles, la reconnaissance faciale par IA pour téléphones, l’analyse des capteurs alimentée par l’IA, la visée prédictive des armes à feu et la robotique.
« Nous créons des outils pour protéger nos soldats et les ramener vivants à la maison », explique un entrepreneur.
Le principal défi, selon Melamed de MAMRAM, repose sur le fait que l’écosystème des start-ups est fondamentalement ouvert à la collaboration, et l’armée, un écosystème fondamentalement fermé, pour protéger les forces.
« Les militaires ne peuvent pas prendre le risque de travailler sur des produits bêta avec des start-ups. Il y a trop d’incertitudes au début. Lorsque les start-ups atteignent un certain niveau, et qu’il s’agit d’une véritable entreprise, alors l’armée est plus susceptible de s’engager », explique Melamed. « Il y a de cela vingt ans, il fallait cinq à sept ans pour qu’une technologie civile se fasse un chemin dans l’armée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »
Trouver l’équilibre entre secret et collaboration
Pour faire progresser l’innovation plus rapidement dans l’establishment de la défense, plusieurs changements structurels sont nécessaires, dit Meridor. La première étape : reconnaître l’innovation en matière de défense comme essentielle à la sécurité à long terme d’Israël. Cela exige une bureaucratie rationalisée, des achats simplifiés et un changement de culture qui privilégie la rapidité et l’agilité et non des protocoles rigides.
« Un logiciel conçu pour l’échelle diffère d’un excellent prototype pour une mission spécifique », explique Meridor.
Ce changement implique de passer à un état d’esprit « plus rapide/moins cher/mieux » dans certains domaines plutôt qu’à un état d’esprit « plus lent/exclusif/rare », explique Meridor. C’est aussi la réalité d’une guerre asymétrique, dans laquelle, par exemple, des essaims de drones bon marché peuvent désactiver de grandes plates-formes coûteuses, lentes et difficiles à cacher, telles que les chars ou les plates-formes antimissiles.
« Les armées du monde entier, y compris l’armée israélienne, ne se sont pas préparées comme il le faut à une guerre asymétrique totale », explique Eli Friedman, vice-président de l’innovation chez le géant de la défense Elbit Systems.
Pour donner à l’armée ce dont elle a besoin pour se battre à la fois symétriquement et asymétriquement, maintenant et à l’avenir, l’armée israélienne, les start-ups et les entrepreneurs de la Défense doivent capitaliser sur leurs forces, dit Friedman.
« Avec une guerre symétrique, l’armée et l’industrie de la Défense fonctionnent très bien. Avec une guerre totalement asymétrique, c’est plus difficile de s’adapter à temps. »
Friedman, qui a passé environ 30 ans à des postes clés dans la recherche et de développement en guerre électronique au sein de la Marine israélienne et du ministère de la Défense, travaille aujourd’hui avec des start-ups, des VC et d’autres partenaires, dans le cadre du projet d’Elbit de ce lieu aux start-ups spécialisées dans les produits de Défense et à double usage, et ce, le plus tôt possible. Selon lui, l’un des principaux problèmes liés à la collaboration avec les start-ups tient à l’intégration de produits autonomes, tels que les nouveaux capteurs, les drones ou les applications logicielles, dans des systèmes militaires plus larges.
« Quand les start-ups parlent avec l’armée, elles se heurtent à un mur. En dehors de la réglementation et de la culture, elles ne sont pas conçues pour intégrer leurs solutions dans des systèmes plus grands et en assurer la maintenance, ce dont les grandes entreprises de défense se sont fait une spécialité. L’armée peut vouloir la technologie, mais elle a surtout besoin de durabilité et d’endurance. Les start-ups ne sont pas sûres d’être là dans six mois, et encore moins dans 20 ans », explique Friedman.
Pour soutenir les start-ups de technologie de Défense et à double usage, de nouveaux modèles de financement doivent être créés avec un mélange de subventions gouvernementales, d’incitations fiscales et de fonds dédiés aux technologies de Défense. Il pourrait également être utile de repenser les droits de propriété intellectuelle, les accords de revenus et les contrôles à l’exportation pour faciliter la commercialisation.
« Nous devrions obtenir un accord global », déclare un entrepreneur en technologie de Défense qui sert actuellement dans la réserve. « La Défense se voit comme un partenaire de conception ou offrant des sites de démonstration, et les VC garantissent l’investissement en cas de validation. De cette façon, nous voyons la volonté continue des deux parties. »
Israël doit également trouver un meilleur équilibre entre secret, ouverture et collaboration, disent les entrepreneurs. Cela pourrait se faire via des sandboxes, pour l’innovation dans le secteur de la Défense, c’est-à-dire des centres d’innovation sécurisés – des environnements protégés au sein desquels les startups peuvent développer et tester à l’aide de données et de scénarios militaires réels, ce qui permet d’expérimenter sans pour autant risquer de compromettre des secrets. Un entrepreneur propose de permettre aux start-ups de parler directement avec les unités de Tsahal, avec l’accord juridique adéquat, au niveau du corps d’armée. D’autres préconisent un « accélérateur des start-ups de défense » avec l’Autorité de l’innovation israélienne pour les technologies prometteuses.
Il existe un précédent pour cette approche d’innovation collaborative : Innofense, accélérateur de technologies à double usage créé en 2020 par DDR&D et SOSA, entreprise qui met en relation des start-ups avec des investisseurs et des entreprises pour montrer comment cela peut fonctionner. Les diplômés reçoivent 50 000 $ de fonds et ont six mois pour produire une preuve de concept, sans risque pour la propriété intellectuelle.
Jusqu’à présent, une quarantaine d’entreprises ont suivi le programme.
C’est le cas de Wonder Robotics, société de solutions pour l’autonomie des drones qui aide les fournisseurs de services de drones, les fabricants de drones et les utilisateurs finaux à opérer à l’échelle d’un opérateur à plusieurs drones.
Son logiciel permet aux drones d’atterrir de manière autonome dans des zones urbaines denses ou lorsque le GPS est inactif. Ceci est important car la plupart des drones s’appuient sur un GPS pour la navigation, mais sur le champ de bataille, la guerre électronique ennemie brouille ou bloque les GPS, ce qui peut désactiver les drones. Wonder Robotics attribue à Innofense le mérite de l’avoir aidé à passer d’une orientation commerciale à celle de la sécurité intérieure et de la Défense.
La présentation de la solution aux entrepreneurs de l’industrie de la Défense a conduit à des investissements en capital-risque et à de nouvelles affaires, explique le cofondateur et CBO Or Epstein.
« Le modèle Innofense est une feuille de route pour ouvrir l’établissement à l’innovation à double usage », explique Epstein.
L’appel à propositions d’Innofense, en septembre 2024, fait allusion aux futures innovations sur le champ de bataille, notamment les startups dans les domaines de la médecine et de l’intervention en première ligne (par exemple, la technologie pour le traitement du stress post-traumatique ou l’aide au sommeil profond dans des environnements bruyants), l’IA, la navigation par drone et la détection des champs de mines.
Pour mieux traiter la question du secret, on parle de système de classification « à deux voies », qui fait le distinguo entre les informations hautement sensibles et les technologies partageables. Cela pourrait créer une désignation « classifié » pour les projets moins sensibles.
En parallèle, les start-ups comprennent qu’elles ont besoin de protocoles de sécurité robustes et d’une compréhension aiguë des réglementations. Elles doivent susciter la confiance, en démontrant qu’elles peuvent gérer des données sensibles de manière responsable.
Friedman, d’Elbit, donne un exemple récent. Lorsqu’il est apparu que la menace des drones ennemis était plus grave que prévue, Elbit s’est associé à des start-ups automobiles israéliennes pour rééquiper leurs technologies de caméra, de capteurs, de radar et d’IA en une capacité bon marché et évolutive dont l’armée avait besoin. Cela n’a pris que trois jours.
MAFAT, quant à lui, affirme que son travail avec les start-ups de Défense et à double usage a fait ses preuves sur le champ de bataille. Lors de récentes conférences publiques, le colonel Nir Weingold, chef du département de la planification, de l’économie et de l’informatique de l’unité, a déclaré que son département travaillait avec les entrepreneurs de « manière flexible, accessible et concrète ».
« Même si tout ne se passe pas comme nous le souhaitons, nous savons comment faire des ajustements rapides », explique Weingold.
Mais pour le réserviste qui veut transmettre des renseignements essentiels aux commandants sur le terrain sans trop de bureaucratie, la clé est un grand classique israélien : « C’est l’ego, l’ennemi. Dès que les commandants verront que les start-ups peuvent leur apporter quelque chose, ils iront vers elles. Cela ne me dérange pas qu’ils soient crédités. L’objectif est que nos enfants grandissent en sécurité, que la prochaine génération soit en sécurité, qu’ils ne vivent pas ce que nous vivons en ce moment. »