NAZARETH — La firme de technologie médicale la plus ancienne appartenant à un Arabe israélien – une société accessoirement leader dans son domaine d’expertise – a vu le jour dans une ville de la périphérie israélienne plus connue pour avoir été la ville où avait grandi Jésus que pour être un pôle high-tech. Mais pour Reem Younis, 59 ans, qui est née dans une famille chrétienne de la classe ouvrière à Nazareth, aucune autre localité ne pouvait mieux accueillir l’entreprise devenue une géante de l’industrie des technologies médicales en Israël.
En 1993, aux côtés de son mari, Imad, elle a créé Alpha Omega, l’un des premiers fabricants du monde d’électrodes et autres dispositifs médicaux enregistrant l’activité des neurones dans le cerveau.
Aujourd’hui, chercheurs et neurochirurgiens utilisent les produits d’Alpha Omega pour s’orienter – d’une manière très similaire au système de navigation israélien Waze – vers le meilleur endroit pour implanter des électrodes de stimulation cérébrale profonde (DBS) à l’intérieur du cerveau. Ces électrodes sont utilisées pour soigner certains troubles associés à des maladies neurologiques, comme l’épilepsie ou la maladie de Parkinson.
Mais si la décision prise par le couple d’établir la compagnie à Nazareth avait été considérée comme inhabituelle, le choix qu’ils ont fait pour accueillir leur nouveau bureau est encore plus surprenant : Récemment, malgré les affrontements meurtriers qui ont opposés les soldats et les Palestiniens dans cette ville de Cisjordanie depuis que le Hamas a commis son pogrom dans le sud d’Israël, le 7 octobre dernier, tous les deux ont décidé d’ouvrir une branche de leur multinationale à l’Université Arabe-Américaine de Jénine.
« Nous avions des doutes sur nos capacités à le faire. Mais nous avions eu cette idée avant la guerre et nous avons décidé de ne pas la mettre de côté. Au contraire, nous avons eu le sentiment qu’il fallait travailler dans cet objectif encore plus fort », déclare Reem au Times of Israel alors que nous sommes assis dans son bureau ensoleillé, dans un bâtiment du parc industriel de Zipurit, à proximité de Nazareth. Là-bas, contrairement aux entreprises similaires qui se sont installées à Tel Aviv, la vue, depuis la fenêtre, est celle d’une vallée aux nuances vertes et brunes – pas un gratte-ciel à l’horizon.
En plus du petit bureau de Jénine, il y a 110 employés sur le site de Nazareth et encore 70 autres sites en Europe, en Chine et aux États-Unis. La firme travaille avec des géants internationaux spécialisés dans la médecine et notamment avec Medtronic, Boston Scientific, et les laboratoires Abbott.
Politique interne
Chez Alpha Omega, les employés sont Juifs et Arabes ; la moitié sont des femmes. La propre identité de Reem est toute aussi complexe.
« Je suis une Palestinienne, une Israélienne, une chrétienne », dit-elle. « Je suis une femme, une mère, une cheffe d’entreprise. C’est une liste non-exhaustive ».
Depuis le début de la guerre, certains employés ont été mobilisés dans le cadre du devoir de réserve. D’autres ont perdu un proche sur le front, à Gaza.
Reem précise que la firme embauche « des personnes de tout le spectre » et que le seul critère indispensable pour intégrer Alpha Omega est « que les employés se conforment à la fois à notre mission et à six valeurs qui sont au cœur de notre entreprise : la diversité, la magnanimité, la prudence, l’esprit de leadership, le courage et l’honnêteté. »
Alors que nous traversons le bâtiment, Reem passe devant une table de ping-pong qui est utilisée lors des tournois entre les employés et devant une affiche placardée sur un panneau d’information annonçant les fêtes juives, chrétiennes, musulmanes et druzes.
« Les employés peuvent ainsi se choisir une religion et décider du moment où ils veulent prendre leurs vacances », s’amuse Reem – c’est la première fois qu’elle paraît plaisanter. « Sérieusement, ils peuvent choisir ».
La communauté arabe, en Israël, constitue environ 20% de la population du pays. Elle ne représente toutefois qu’environ 2% des employés du secteur technologique, selon Tsofen, une organisation qui milite pour les activités high-tech dans les villes arabes et pour l’intégration des citoyens arabes israéliens au sein de cette industrie.
« Le ralentissement continu des techniques de pointe au niveau mondial et la guerre en Israël ont eu un impact décisif » sur ces chiffres, a déclaré Maisam Jaljuli, à la tête de Tsofen, au site d’information hébréophone Mako.
Reem explique que la firme parraine des programmes universitaires en direction des étudiants intéressés par les disciplines de la STEM (sciences, technologies, ingénierie et médecine) ou autres, dans le but de promouvoir la diversité au sein de l’industrie dans la périphérie.
Laila Shalabi, 40 ans, qui vit dans la ville voisine d’Iksal, travaille pour Alpha Omega depuis six ans. Avant cela, elle était « femme au foyer » et sa seule expérience professionnelle avait duré deux ans. Elle travaillait alors dans une boulangerie.
Aujourd’hui, elle gère la salle des électrodes.
« La compagnie m’a donné des responsabilités », s’exclame Shalabi. « Et je vis enfin ».
La firme a ouvert son bureau à Jénine en partant de l’idée qu’il « pourra potentiellement ouvrir des portes sur des marchés qui sont fermés aux entreprises israéliennes », déclare Reem, et également parce que « même pendant la guerre, les activités commerciales continuent et la coopération entre les individus aussi ».
Elle fait remarquer que c’est un Juif israélien qui est chargé de gérer, à distance, le travail que les ingénieurs palestiniens effectuent à Jénine, ce qui montre « que tout est possible », dit-elle.
Pas d’offre d’emploi décente pour les Arabes israéliens dans le secteur technologique
Reem dit que ses parents, qui n’ont jamais terminé leurs études secondaires, « ne se préoccupaient de rien d’autre que de l’éducation ». Ils ont encouragé leurs deux filles et leur fils (Reem est la cadette) à aller à l’université.
Même si elle n’avait pas fini ses études au lycée, sa mère était enseignante dans des classes de CP et de CE1 à Nazareth. Son père était employé au sein de la municipalité de Nazareth, en charge des compteurs d’eau, avant de développer la maladie de Parkinson à un jeune âge.
« J’ai appris, petite fille, combien il était difficile de vivre avec une personne atteinte d’une maladie neurologique », déclare Reem. Son père s’est éteint avant que le couple ne lance son traitement contre la maladie de Parkinson chez Alpha Omega.
Reem faisait des études de génie civil au Technion quand elle a rencontré Imad, qui était ingénieur électrique. Le couple a eu depuis trois enfants.
Leur fille, Dima, est à la tête du service de marketing d’Alpha Omega et elle est responsable des ventes pour le département Asie. Leur fils, Jude, étudiant à l’université de Tel Aviv, travaille lui aussi au sein de l’entreprise, à un poste correspondant à son statut actuel. Ils ont eu une autre fille, Nada.
« Mes enfants n’ont pas eu droit tous les jours à un repas chaud sur la table mais ils ont vu combien nous avons travaillé dur, combien nous voulions changer la réalité dans laquelle nous vivions », indique Reem.
La firme a été fondée en 1993, à une époque où la majorité des entreprises technologiques employaient des salariés qui entretenaient des liens avec l’armée, explique Reem. Le couple n’a tout simplement pas eu accès « à des offres d’emploi décentes ».
En tant qu’ingénieur électrique, Imad avait travaillé avec le professeur Hagai Bergman du Département de neurobiologie médicale au sein de l’école de médecine de l’université Hébraïque-Hadassah, qui a été le lauréat du prix d’Israël dans la catégorie des Sciences de la vie en 2024.
Bergman avait été l’un des premiers scientifiques à découvrir que la stimulation de certaines zones précises du cerveau pouvait permettre d’atténuer les symptômes de la maladie de Parkinson et le professeur Alim Benabid, de l’université Joseph Fourier de Grenoble, soignait ses patients en utilisant cette idée fondamentale de Bergman.
Imad a commencé à travailler sur la fabrication d’électrodes et d’autres équipements susceptibles d’être utilisés par les chercheurs.
Pour commencer, Reem et Imad avaient pensé qu’ils travailleraient comme sous-traitants pour l’industrie des nouvelles technologies : « On a pensé qu’on allait tout faire de A à Z, de l’alpha à l’omega », note-t-elle.
Sans ressources financières, le jeune couple a dû vendre sa voiture et plusieurs pièces en or que le grand-père maternel d’Imad lui avait donné. Avec les pièces, tous les deux ont acheté « un ordinateur ici, une table là », se rappelle Reem.
« C’est suffisamment dur de lancer et de diriger une nouvelle entreprise sans l’obstacle supplémentaire que représente le fait d’être Arabe en Israël », avait-il confié au Times of Israel en 2014.
Reem explique où tous les deux ont trouvé le cran nécessaire pour fonder leur propre firme : « A chaque fois que j’éprouve de l’anxiété, je me souviens du fait que le courage figure parmi les valeurs de la compagnie », dit-elle. « Je dois lutter contre mes peurs. Le courage, ce n’est pas quand on n’a pas peur. Le courage, c’est être en capacité de faire quelque chose quand vous avez peur ».
Au cours de ses quinze premières années d’existence, Alpha Omega n’a obtenu aucun financement – à l’exception de subventions de la part du Bureau du Scientifique en chef au sein du ministère de l’Innovation, des Sciences et de la Technologie.
En 2018, la compagnie a reçu la somme de sept millions de dollars d’une firme de sciences de la vie soutenue par les autorités municipales de Canton, le Guangzhou Sino-Israel Biotech Investment Fund (GIBF), en Chine.
Reem travaille avec l’équipe chargée de la gestion et elle s’occupe aussi des relations publiques de la firme. Imad dirige le département de recherche et de développement des produits proposés par la compagnie.
Déclarée sous le statut d’entreprise privée, les informations financières d’Alpha Omega ne sont pas rendues publiques – mais selon un article paru en 2021 dans le journal hébréophone Calcalist, la firme serait évaluée à hauteur de centaines de millions de dollars.
Aujourd’hui, Reem est la co-présidente du conseil d’administration de l’école Hand in Hand, un réseau d’écoles bilingues et multiculturelles réunissant Juifs et arabes en Israël, et d’autres organisations qui font la promotion de ce qu’elle appelle « les 3E : Éducation, emploi et entrepreneuriat ».
En 2019, elle et Imad ont co-fondé Qudra, un réseau de philanthropie arabe qui soutient les organisations à but non-lucratif qui travaillent avec des hommes d’affaires influents en Israël et dans le monde entier.
Le « Waze de la neuroscience »
Reem déclare qu’en tant que professionnelle du génie civil, elle peut expliquer l’usage des électrodes fabriqués par Alpha Omega « de manière simple ».
« Si vous le pouvez, imaginez la carte de l’Europe et que nous devions nous rendre en Espagne », commence-t-elle. « Nous avons tous ces pays à traverser avant d’arriver en Espagne. D’abord, nous entendons parler allemand et nous savons ainsi que nous nous trouvons en Allemagne. Après avoir un peu avancé, nous entendons parler français, puis nous entendons parler espagnol et là, nous savons que nous sommes arrivés en Espagne ».
Une navigation qui offre aux neurochirurgiens la possibilité de trouver le meilleur endroit pour implanter des électrodes à stimulation cérébrale profonde (DBS) à l’intérieur du cerveau.
« Les électrodes de la firme offrent des informations en temps réel pendant les chirurgies du cerveau », commente le docteur Ido Strauss de l’école de médecine et des sciences de la santé de l’université de Tel Aviv, qui est aussi directeur de l’unité de neurochirurgie fonctionnelle à l’hôpital Ichilov – et qui n’entretient aucun lien avec Alpha Omega. « Nous pouvons déterminer quand nous passons à travers le thalamus et que nous entrons dans le noyau subthalamique, et lorsque nous nous trouvons au bon endroit ».
Ces chirurgies consistant en l’implantation d’électrodes DBS comprennent également un implant appelé « pacemaker cérébral », qui permet de soigner les maladies neurologiques.
Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), plus de 8,5 millions de personnes sont atteintes par la maladie de Parkinson dans le monde entier.
« La chirurgie améliore les symptômes moteurs, les tremblements et la rigidité des patients atteints par la maladie de Parkinson », déclare Strauss. « Elle améliore leur qualité de vie ».
En plus d’offrir des équipements pour le traitement par électrode des patients atteints par la maladie de Parkinson, Reem déclare que les scientifiques examinent actuellement comment ce genre de stimulation cérébrale pourrait être utilisée pour traiter d’autres troubles neurologiques.
« Ironie de l’histoire, nous ne sommes pas parvenus à aider mon père mais nous parvenons à aider d’autres personnes », dit Reem. « En soignant ces patients, en leur apportant une meilleure qualité de vie, nous ne faisons pas que leur venir en aide mais nous aidons la famille toute entière ».