LONDRES — Le 12 juillet 1939 à 10 heures du matin, Lothar Nelken était arrivé à la gare de Postdam, à Berlin.
Arrêté et envoyé à Buchenwald dans le sillage du pogrom de la nuit de Cristal, en Allemagne, il faisait partie d’un groupe d’hommes juifs – ils étaient nombreux – qui étaient alors sur le point de commencer un voyage de 36 heures qui devait les emmener vers la liberté et vers la sécurité.
Ce voyage devait leur faire traverser l’Allemagne jusqu’à la frontière avec la Belgique, avant de se rendre dans la ville côtière d’Ostend.
« En très peu de temps, nous nous sommes retrouvés sur un beau ferry », avait écrit Nelken dans son journal intime. « Le Channel est agréable et calme. Au soleil, nous profitons d’une traversée plaisante », ajoutait-il.
Après leur arrivée à Douvres, dans le sud de l’Angleterre, les hommes étaient montés à bord d’un bus pour un court trajet en direction d’un camp militaire datant de la Première Guerre mondiale et inutilisé depuis, situé aux abords de la ville de Sandwich, dans le Kent.
« Nous avons été accueillis avec jubilation », avait conclu Nelken dans son journal intime.
Le ‘Kitchener Camp’ s’était transformé, au cours des quatre mois précédents, en petite ville accueillante qui offrait un asile à des réfugiés juifs de sexe masculin. Un grand nombre d’entre eux, comme Nelken, avaient été arrêtés et envoyés à Buchenwald, Sachsenhausen et Dachau après la Nuit de cristal.
La mise en place du camp avait été la manifestation concrète d’un fléchissement dans l’approche rude adoptée par le gouvernement britannique face à ceux qui fuyaient les persécutions nazies.
Devant l’horreur partagée par les parlementaires comme par l’opinion, l’opinion publique face aux événements terribles du mois de novembre 1938, et sous les pressions lourdes exercées par le Central British Fund (CBF) for German Jewry (une organisation qui s’appelle aujourd’hui World Jewish Relief), le Home Office avait accepté d’admettre sur le sol britannique des milliers de réfugiés juifs – ces derniers devaient néanmoins se soumettre à des conditions strictes.
Ainsi, le Kindertransport avait permis à 10 000 enfants juifs non-accompagnés de trouver un asile en Grande-Bretagne.
Bien moins connue et bien moins commémorée, toutefois, est l’histoire, elle aussi remarquable, du « Kitchener Camp ». Ce dernier est au centre d’une exposition en ligne de la Wiener Holocaust Library de Londres et il aura indubitablement aidé à sauver les vies de presque 4 000 Juifs allemands et autrichiens.
Logements improvisés
Même s’il n’y a que peu de documents officiels qui témoignent aujourd’hui de ce sauvetage, le projet en ligne mis en place par Clare Weissenberg et consacré au « Kitchener camp » a travaillé avec les descendants des hommes qui s’y étaient réfugiés pour reconstituer, pièce par pièce, son histoire – en s’appuyant sur des courriers, des documents et des photographies. Une exposition itinérante, présentée aujourd’hui à la Wiener Library, devrait voyager dans le pays une fois que les mesures de restriction entraînées par le coronavirus seront allégées en Grande-Bretagne.
Et cette exposition est assurément, à parts égales, un récit d’espoir, de résilience et de tragédie.
Le sauvetage lui-même avait été une initiative énorme d’un point de vue logistique. Le CBF avait accepté de se charger des transports et des logements réservés pour les réfugiés et, parce que ces hommes ne seraient pas autorisés à travailler, il avait aussi pris l’engagement de leur apporter un soutien financier pendant tout leur séjour au Royaume-Uni. Le Home Office avait aussi demandé que ces réfugiés quittent le sol britannique pour émigrer dans les douze mois qui suivraient leur arrivée dans le pays.
Et le Kitchener Camp avait été établi à peine six mois après le feu vert apporté par le Home Office à l’initiative.
« De cette accumulation de vieilles bouilloires et de détritus qui jonchaient le sol de la structure a finalement émergé un sentiment d’ordre », devait rapporter le journal du camp un peu plus tard. Il était formé de 42 cabanes résidentielles, chacune divisée en deux, avec des lits superposés pour dormir ; des cabanes pour se restaurer, pour l’enseignement et pour les loisirs. Il y avait aussi des magasins, un bureau de poste, un cinéma et deux synagogues. Le camp accueillait également des dentistes, des barbiers et des tailleurs.
L’organisation Jewish Lads’ Brigade, un groupe qui organisait des camps d’été pour les jeunes de la communauté, s’était portée volontaire pour assumer la logistique dans le camp. Elle avait également fourni des personnels, notamment deux frères juifs — Jonas et Phineas May — qui avaient pris la direction du site. Le journal intime tenu par Phineas May, ainsi que le journal qu’il avait aidé à faire paraître, « The Kitchener Camp Review », ont permis d’offrir un aperçu de la vie dans le camp d’une valeur inestimable.
« Cela a été une journée de discussions interminables », avait-il écrit dans son journal en date du 6 mars 1939. « Je n’avais pas terminé de débattre d’un problème avec quelqu’un que déjà un autre m’attendait. L’une des plus grandes difficultés est de faire fonctionner convenablement notre nouveau bureau de poste, et cela prend beaucoup de temps. Il y a également la question de l’arrangement d’un tableau de service et d’un système de cours d’anglais ».
Un nouveau commencement
Depuis le début, toutefois, les réfugiés avaient eux-mêmes tenu un rôle essentiel dans la rénovation et dans la reconstruction du camp. Un grand nombre d’entre eux avaient fréquenté des écoles de formation juives, comme l’ORT, en Allemagne, et ils avaient des compétences en menuiserie, en plomberie, en charpenterie et en maçonnerie. D’autres avaient été chargés de travailler dans les champs, pour le labourage, et d’autres encore dans les cuisines. Les cours d’anglais quotidiens étaient obligatoires.
C’était à la fois une nécessité et un choix conscient – « Aider ces hommes à s’aider eux-mêmes », comme l’avait dit Ernest Joseph, un autre ancien du groupe Jewish Lads’ Brigade qui avait organisé le sauvetage. Au niveau pratique, le travail effectué dans le camp offrait une formation qui renforçait les capacités de ces hommes à émigrer et dégageait, à la fois, un espace physique indispensable pour accueillir de nouveaux arrivants.
Mais – au vu des traumatismes traversés par ces hommes, avec notamment la séparation d’avec les familles – il était aussi clairement apparu que cet ouvrage quotidien apportait une distraction bienvenue, qui remontait le moral et aidait à maintenir l’équilibre psychologique.
Mais tous les réfugiés n’en avaient pas convenu : Certains devaient ultérieurement déplorer un travail physique qui avait exacerbé leurs blessures et les maladies qu’ils avaient contractées dans les camps de concentration qu’ils venaient de quitter.
D’autres avaient savouré ces travaux, comme la rénovation de nouvelles cabanes, les considérant non seulement comme une forme d’échappatoire mais également contre une contribution apportée au sauvetage d’hommes qui cherchaient désespérément à sortir des griffes du Reich. D’autres encore devaient apprécier la rémunération de six pences par semaine qu’ils recevaient en échange de leurs services – qui leur permettait d’acheter du « thé et des petites crêpes ».
Le camp fournissait un endroit sûr jusqu’à l’émigration ultérieure des réfugiés
« La manière dont ce sauvetage a été considéré, parmi ces milliers d’hommes, semble avoir différé en fonction des expériences de vie, des traits de caractère, de l’état de santé, des amitiés, et de la certitude que les membres des familles, sur le continent, étaient dans un lieu sûr », suggère l’exposition. « Le Kitchener Camp était loin d’être luxueux et il n’a sûrement jamais offert un moment de quiétude, d’intimité. Mais il avait toujours eu l’ambition de n’être qu’une étape courte et temporaire dans l’existence des réfugiés. Il fournissait un endroit où ces hommes étaient en sécurité jusqu’à leur émigration ultérieure ».
La langue était, elle aussi, à l’origine de malentendus occasionnels et non-intentionnels. « Tous ces hommes arborent un badge avec le numéro de leur cabane », avait écrit Phineas May dans son journal intime, le 29 mai 1939. « KC désigne le Kitchener Camp mais nous ignorions qu’en allemand, la lettre ‘K’ est la première lettre de Concentration, et elle désigne donc de la même manière camp de concentration en allemand ». Son frère, avait-il continué, avait dit aux hommes que s’ils ne voulaient pas porter le badge, ils pourraient ne pas le faire.
« On a beaucoup ri », avait-il poursuivi.
Il y avait aussi des loisirs. Oscar Deutsch, fondateur de la chaîne de cinéma Odéon, avait fait le don d’un cinéma de 400 places au camp. Il y avait des concours d’échecs, de photographie et d’athlétisme et même un prix venant récompenser la « cabane la mieux entretenue ».
Les hommes n’étaient pas confinés dans le camp – même s’ils n’étaient pas supposés vivre ou travailler en dehors et qu’ils devaient impérativement revenir à 22 heures tous les soirs. Ils pouvaient donc errer le long de la côte, avec ses magnifiques paysages, ou aller nager. Certains fréquentaient les magasins et les pubs de Sandwich — une ville avec une population de seulement 3500 personnes – et des matchs de football contre des équipes locales étaient organisés. En violation des règles, certains réfugiés avaient également trouvé du travail dans les fermes du secteur.
Des visiteurs venaient également fréquemment au camp : Des locaux, des politiciens et des dignitaires tels que Cosmo Lang ou l’archevêque de Canterbury. Des réfugiés, qui leur servaient de guide, recevaient souvent des pourboires de la part de ceux à qui ils avaient montré le camp. « Les Anglais étaient gentils et se montraient amicaux à notre égard », avait indiqué Herbert Weiss, un réfugié, dans un témoignage qui avait été ultérieurement recueilli.
Les visiteurs étaient également attirés par les spectacles proposés – avec notamment des concerts, qui allaient de l’interprétation d’oeuvres classiques à des thèmes populaires du Music Hall – auxquels les réfugiés participaient. Un grand nombre d’entre eux étaient musiciens et certains avaient même, dans leur vie antérieure, appartenu aux orchestres philarmoniques de Vienne et de Berlin.
Evoquant un concert organisé au mois de juin 1939, Phineas May note sèchement : « J’ai passé la matinée à prendre en charge 100 détails et des artistes caractériels qui allaient participer à un concert de musique classique. Environ 800 visiteurs, et nous avons gagné cinq livres avec les programmes. La musique était très bonne – plutôt supérieure au niveau habituel des spectateurs – mais nous avons été félicités pour nos efforts visant à améliorer les goûts musicaux du voisinage ».
L’arrivée de la guerre, au mois de septembre 1939, avait fait naître des anxiétés nouvelles pour les réfugiés de Kitchener. Elle était venue anéantir l’espoir de ceux qui avaient encore une épouse et des enfants en Allemagne et qui avaient anticipé que leurs familles pourraient bientôt les rejoindre en Grande-Bretagne. Elle avait apporté son lot de soupçons et l’imposition de nouvelles restrictions sur les hommes eux-mêmes.
Le gouvernement avait rapidement mené des entretiens et créé des dossiers sur les milliers de ressortissants allemands vivant en Grande Bretagne. La petite minorité qui avait intégré la « catégorie A » – « étrangers ennemis » dans le jargon bureaucratique – avait été internée ; les hommes appartenant à la « catégorie B » – dont les cas étaient plus difficiles à évaluer – avaient eu le droit de rester en liberté tout en restant toutefois soumis à certains contrôle et la vaste majorité, les ressortissants relevant de la « catégorie C » – ou « étrangers amis » – avaient pu continuer à mener leur quotidien sans perturbation aucune.
Comme la plus grande partie des Juifs allemands en Grande-Bretagne, presque tous les réfugiés du Kitchener Camp avaient relevé de la « catégorie C » et la mention « Réfugié face à l’oppression nazie » avait été tamponnée sur leurs papiers d’identité.
Tandis que certains hommes avaient déjà émigré au début de la guerre – comme l’exigeait le Home Office – d’autres attendaient encore de faire le grand voyage. Malgré les dangers représentés par les attaques ennemies, d’autres avaient continuer d’embarquer à bord de bateaux à destination des Etats-Unis, du Canada, de l’Amérique Latine et de l’Australie pendant toute l’année 1940.
Mais comme l’explique Clare Ungerson, autrice de « our Thousand Lives: The Rescue of German Jewish Men to Britain », un grand nombre de réfugiés devaient être enclins à l’idée de prendre part à l’effort de guerre des Alliés. Presque 900 hommes du Kitchener camp avaient rejoint le corps des militaires auxiliaires, une section logistique de l’armée britannique, et ils avaient été envoyés en France dans le cadre des forces expéditionnaires françaises au début des années 1940.
« Ils avaient été ramenés dans des bateaux depuis St Malo après avoir été désarmés, environ trois semaines après la principale retraite depuis Dunkerque », écrit Ungerson. « Un grand nombre d’entre eux avaient raconté qu’ils avaient dû abandonner leurs armes avant d’être autorisés à embarquer sur les ‘petits bateaux’ qui allaient les ramener en Grande-Bretagne ».
Dure réalité
Dunkerque et la crainte d’une invasion imminente par les Allemands avaient entraîné un raidissement des attitudes de la part de l’opinion publique, qui s’inquiétait de la présence d’éventuels espions ou saboteurs, ainsi qu’une campagne, lancée par la presse de l’époque, en faveur d’un internement de masse. Une « zone protégée » sur la côte est de l’Angleterre avait été établie, dans laquelle les ressortissants des pays ennemis avaient été interdits et, à leur retour de France, même les membres des corps auxiliaires avaient été envoyés dans le Devon, à l’extrême sud-est du pays.
Le Kitchener camp avait alors fermé ses portes et les réfugiés qui s’y trouvaient encore avaient été emmenés sous escorte par des gardes armés. D’autres, qui n’avaient pas rejoint les militaires, avaient été victimes des rafles et de la politique d’internement massif ordonnés par le gouvernement et ils s’étaient rapidement retrouvés placés en détention dans les camps permanents qui avaient été établis dans tout le pays, le plus célèbre d’entre eux restant le camp qui avait été ouvert sur l’île de Man, dans la mer du Nord.
Au mois de juillet 1940, presque 250 hommes du Kitchener camp avaient embarqué à bord du bateau HMS Dunera pour son voyage de triste mémoire vers l’Australie, alors que le gouvernement avait tout juste lancé son plan de déplacement des réfugiés vers des nations étrangères alliées. Les conditions, à bord du navire surchargé, avaient été épouvantables et les violences et les vols commis par les gardiens omniprésents. De plus, aux côtés d’un grand nombre de réfugiés juifs, le Dunera avait également transporté des prisonniers de guerre et des fascistes allemands et italiens.
En quelques semaines, les sentiments de l’opinion publique s’étaient une nouvelle fois renversés et cette fois-ci, en faveur des réfugiés. Le processus bureaucratique de leur libération avait été amorcé au mois d’août 1940.
Un grand nombre de réfugiés du Kitchener camp avaient subi de nouveaux traumatismes, désespérément inquiets du sort réservé à la famille qu’ils avaient laissé derrière eux en Allemagne. Le service de messagerie fourni par la Croix rouge internationale avait permis de maintenir la communication pendant une période. Les contenus de ces messages très courts, dont certains se trouvent aujourd’hui dans les archives de la bibliothèque Wiener, sont bouleversants.
Ainsi, au mois de juillet 1940, un réfugié du Kitchener Camp, Harold Jackson (qui portait auparavant le nom de Hans Hermann Josephy) avait reçu une lettre de ses parents, Richard et Else qui, contrairement à leur fils, avaient été dans l’incapacité de fuir Berlin, l’année précédente. « Mon bon garçon », lui écrivaient-ils. « Nous espérons que tu es en bonne santé et que tu travailles. Réponds immédiatement. Nous allons bien, nous sommes encore là. Nous t’adressons les voeux les plus chaleureux de tous ceux qui sont ici, nous t’embrassons avec tendresse. Tes parents, Richard et Else. » Jackson devait ne plus jamais revoir son père et sa mère, qui devaient être ultérieurement assassinés à Riga.
De la même manière, Hugo Heilbrunn, qui avait été arrêté au mois de novembre 1938 et qui avait été emprisonné à Buchenwald jusqu’au mois d’avril 1939, avait été sauvé par le Kitchener camp. Son plan de base était d’embarquer à bord d’un navire pour New York, via la Grande-Bretagne, et que son épouse, Selma, le rejoindrait ensuite. Mais piégée en Allemagne avec la déclaration de guerre, elle devait être déportée dans le ghetto de Łódź et 1941 et mourir à Chełmno en 1942, aux côtés de sa mère et de son frère.
D’autres avaient eu plus de chance. Walter Finkler et son épouse, Hansi, étaient des Juifs autrichiens. Après l’Anschluss, leur fillette de huit ans, Evelyn, avait été parrainée par une famille anglaise, ce qui lui avait permis d’arriver en Grande-Bretagne. Walter avait quitté l’Autriche en tant que réfugié au mois de mars 1939 – le même mois où Hansi avait reçu un visa de service national – et il avait intégré le Kitchener camp.
Le plan devait ultérieurement permettre à 15 000 Juives de trouver un refuge en Grande-Bretagne.
Les hommes Juifs qui avaient été secourus en Allemagne et en Autriche devaient rembourser largement la dette qu’ils devaient aux pays qui les avaient sauvés.
Erich Silbermann était arrivé en Grande-Bretagne comme réfugié au Kitchener Camp en date du 6 juin 1939. Il devait émigrer aux Etats-Unis et servir dans l’armée américaine aux côtés d’une unité de génie amphibie.
Six années jour pour jour après avoir foulé le sol de Douvres, son unité avait atterri à Utah Beach, l’une des plages du débarquement en Normandie, le Jour-J. Il avait continué à se battre en France et en Allemagne jusqu’à la défaite des nazis, onze mois plus tard.