LONDRES — Quand le yacht de quatre étages de Robert Maxwell avait amarré à New York, au début du mois de mars 1995, l’homme semblait être au sommet de son pouvoir et de son influence. Avec une richesse estimée entre un et deux milliards de dollars, le patron de presse britannique se trouvait dans la ville pour conclure définitivement l’achat de l’un des plus vieux tabloïds américains, le New York Daily News, réalisant ainsi son rêve de se hisser enfin à la hauteur de son rival de toujours, Rupert Murdoch, alors à la tête d’un empire médiatique.
Au cours des jours et des semaines suivantes, « Bob the Max » – c’est le nom qu’il s’était donné – avait savouré chaque moment de ce triomphe, en divertissant les célébrités new-yorkaises à bord de son bateau, Lady Ghislaine ; en côtoyant l’élite à Washington à l’occasion du dîner Gridiron annuel et en se tenant aux côtés du général Colin Powell lors du défilé offert par les troupes américaines après leur victoire au cours de la guerre du Golfe.
Quelques mois après, Maxwell était tombé du pont de son yacht dans des circonstances mystérieuses. Son empire de presse s’était rapidement effondré sous le poids d’un endettement terrible ; sa réputation avait été salie à jamais par la révélation que, dans un effort désespéré visant à tenir à distance les banquiers, il avait volé des millions dans les fonds de pension de ses entreprises.
L’histoire de l’ascension et de la chute brutale de Maxwell – qui est au cœur du livre Fall: The Mystery of Robert Maxwell, un ouvrage brillamment écrit par l’auteur britannique John Preston et absolument passionnant – ressemble à un drame shakespearien.
« C’est très difficile de trouver une personnalité du 20e siècle s’étant autant éloignée de ses racines que l’avait fait Maxwell, » dit Preston au Times of Israel au cours d’une interview. C’est dans la petite ville de Solotvino, dans la province de Ruthénie (qui faisait alors partie de la Tchécoslovaquie) que Maxwell avait vu le jour, e juin 1923 – il avait été le premier des neuf enfants que devaient avoir ensuite Mehel et Chanca Hoch. L’antisémitisme était omniprésent et la famille vivait dans la misère, dans une bicoque en bois de deux pièces avec un trou qui faisait office de toilettes à l’arrière de la cabane. Pendant l’hiver, deux enfants se partageaient une seule paire de chaussures.
Mensonges, demi-vérités et exagérations
Jan Hoch – c’est le nom sous lequel il était connu à ce moment-là – faisait ses études dans une yeshiva de Bratislava quand les nazis avaient envahi la Tchécoslovaquie, en mars 1939, avant de livrer la Ruthénie à leurs alliés hongrois. Hoch avait fait couper ses papillotes – une rupture symbolique avec le judaïsme qui ne devait jamais se réparer pendant plus de quatre décennies – et il avait quitté Solotvino trois mois plus tard. Il ne devait jamais revoir sa mère, son père, son grand-père, trois de ses sœurs ou son plus jeune frère. L’ensemble de ses frères et sœurs devaient mourir à Auschwitz, à l’exception d’un seul. Sa fuite et la destinée réservée à sa famille devaient finalement hanter Maxwell pendant tout le reste de sa vie, pense Preston.
L’enfance et l’adolescence de Maxwell restent mystérieuses. L’animateur Michael Parkinson devait remarquer, presque un demi-siècle plus tard, que ce mystère « vient soutenir la théorie que souvent, la vérité est plus exotique encore que ne l’est la fiction ».
En réalité, comme le détaille Preston dans son livre, cet exotisme présumé doit beaucoup au penchant qu’avait toujours nourri Maxwell pour les mensonges, les demi-vérités et les exagérations. Après avoir fui Solotvino, par exemple, l’adolescent avait rejoint la résistance antinazie mais il avait été capturé, accusé d’espionnage et condamné à mort. Maxwell avait affirmé, plus tard, qu’il était parvenu à s’échapper « assez facilement » après avoir eu le dessus sur un gardien manchot qui l’accompagnait à une audience devant le tribunal. Caché sous un pont, avait-il raconté à une autre reprise, il avait été aidé par une « gitane » qui lui avait ôté ses menottes.
« Aussi intriguant que ce récit puisse être », écrit Preston, « il soulève un certain nombre de questions. Indépendamment de la surcharge de travail imposée au service des prisons hongrois, il semble étrange qu’il n’ait pu affecter à la surveillance du prisonnier qu’un seul gardien manchot ». La « gitane » énigmatique n’avait pas non plus figuré dans les narrations précédentes de Maxwell. « Pourquoi n’avait-il pas jugé utile de mentionner son existence auparavant ? Avait-il simplement oublié qu’elle était là ? », s’interroge l’auteur. Ou, se demande-t-il, « est-elle née… dans l’un des nombreux recoins colorés de l’imagination de Maxwell ? »
« Maxwell a créé ses propres mythes », continue Preston, « et l’une des raisons expliquant la création de ces mythes, c’est qu’ils ont pu servir d’écran de fumée derrière lequel il s’est toujours dissimulé ».
Ce qui n’ôte rien, par ailleurs, à l’héroïsme authentique dont avait fait preuve Maxwell pendant la guerre. Après avoir échappé à son « gardien manchot », il était parvenu à gagner la Grande-Bretagne via Belgrade, Beyrouth et Marseille. Trois semaines après le D-Day, il avait embarqué pour la France et il avait été promu officier après sa première bataille.
Maxwell — qui avait déjà, à ce moment-là, adopté une teinte d’accent anglais parfaite en écoutant les discours de Winston Churchill et qui se présentait dorénavant sous le nom typiquement British de Caporal suppléant Leslie Smith — devait recevoir la croix militaire pour avoir sauvé un régiment allié qui s’était fait piéger. Sa bravoure se mélangeait à une certaine cruauté : Ainsi, à une occasion, avait-il tué de sang-froid le maire d’une ville allemande pour étouffer toute résistance. Il avait, une autre fois, retourné sa mitrailleuse contre des soldats allemands qui s’étaient rendus.
Néanmoins, ce que Preston dépeint, chez Maxwell, comme un « flair naturel pour le subterfuge » – à l’âge de 23 ans, il avait déjà changé d’identité quatre fois – devait être clairement apprécié par ses supérieurs. Parlant couramment le français, l’allemand, l’anglais, le tchèque, le roumain et le yiddish, l’homme devait être envoyé à Paris, au mois d’octobre 1944, pour rassembler des renseignements sur un soulèvement communiste qui était alors redouté. Après la fin de la guerre, il avait été envoyé en Allemagne et, sur les ruines de Berlin, il avait mené des missions d’espionnage pour le compte des services de renseignement britanniques. Il avait aussi effectué des voyages sous couverture en Tchécoslovaquie, qui devaient se répéter pendant toutes les années 1940 et 1950.
La construction d’un empire des médias
Berlin et sa relation avec les services secrets britanniques devaient s’avérer ultérieurement être les deux fondations sur lesquelles Maxwell devait construire son empire médiatique. Par le biais de son travail avec les forces britanniques occupantes, Maxwell avait rencontré Ferdinand Springer, propriétaire de la maison d’édition Springer-Verlag. L’entreprise, qui avait été la plus importante maison d’édition de livres et de journaux scientifiques dans le monde, avait un grand nombre de publications en retard et il y avait, à cette époque, un public avide d’ouvrages universitaires internationaux – autant d’ouvrages dont il avait été privé pendant la guerre.
La malheur de Springer – qui était que les citoyens allemands avaient l’interdiction de procéder à d’importantes livraisons à l’étranger – avait été la chance de Maxwell. Après s’être assuré des droits de distribution dans le monde entier de cette multitude de livres en attente, le jeune homme de 24 ans avait organisé leur transport vers Londres, par chemin de fer et par camion. Les liquidités nécessaires pour cette opération logistique massive semblent avoir provenu, en grande partie, des services secrets britanniques – cela avait été la seule et unique fois, avait déclaré un responsable des renseignements après le décès de Maxwell, que le M-16 avait agi ainsi pour un entrepreneur. Toutefois, cela ne devait pas être la dernière occasion où les liens de Maxwell avec les services secrets devaient être utiles et profitables.
Pendant toutes les années 1950, le réseau commercial de Maxwell et son entreprise-amiral, Pergamon Press, avaient prospéré et s’étaient développés.
« A de nombreux égards, Maxwell était un homme d’affaires brillant », commente Preston. « Il était devenu le plus grand éditeur de journaux scientifiques des années 1950 et le plus riche aussi – et ce n’est pas arrivé par hasard ».
Mais la propension, selon Preston, de Maxwell a utiliser « des coups bas » – ce sont les termes employés par l’auteur – est déjà évidente. Par exemple, en 1955, il avait été révélé qu’il avait procédé au démembrement des actifs de l’une de ses entreprises principales en transférant et en utilisant les prêts auxquels il avait souscrit en son nom pour renforcer d’autres sociétés de son empire naissant – ce qui avait amené des créanciers furieux à entrer en contact avec le Service des faillites du Royaume-Uni. C’est ainsi qu’avaient débuté la crainte et la haine que Maxwell devait vouer à l’establishment britannique durant toute sa vie. Il devait conserver en permanence le sentiment que cet ennemi n’aurait de cesse de le faire tomber.
Un échec politique
Néanmoins, dans les années 1960, Maxwell vivait au Headington Hill Hall, une demeure au style italien située aux abords d’Oxford et sa femme, Betty, une Française d’origine protestante que l’homme d’affaires avait épousée en 1945, avait donné naissance au neuvième et dernier enfant du couple, Ghislaine.
Maxwell se préparait alors à se lancer dans une carrière politique, et il avait déclaré pompeusement à ses amis : « J’ai décidé de devenir Premier ministre ».
Mais, comme devaient le démontrer les événements de l’année 1991, pour Maxwell, triomphe et désastre devaient être toujours deux éléments facilement appelés à se conjuguer.
La carrière de l’homme d’affaires au Parlement – il avait été élu député Travailliste, pour le siège marginal de Buckingham en 1964 – devait être brève et peu illustre. Le monde à la fois élitiste et fidèle à la tradition de Westminster s’était révélé inconfortable pour un tempérament ombrageux, flamboyant et avide de reconnaissance comme celui de Maxwell, et les médias avaient tourné en ridicule ses performances parlementaires. Réélu lors du raz-de-marée Travailliste en 1966, Maxwell avait perdu son siège quatre ans plus tard et il devait encore échouer à le reconquérir lors d’une nouvelle tentative, en 1974.
La tragédie frappe encore et encore
Deux tragédies survenues dans son environnement proche avaient été, malgré tout, plus dévastatrices encore pour l’homme d’affaires. En 1957, le couple avait perdu sa petite fille de trois ans des suites d’une leucémie. Quatre ans plus tard, l’aîné de la famille, Michael, avait été grièvement blessé dans un accident de la route et il devait rester dans le coma avant de s’éteindre au début de l’année 1968. L’accident qui, selon Preston, « a fait planer un terrible nuage noir sur la famille, un nuage qui ne s’est jamais dissipé » avait détaché émotionnellement Maxwell de son épouse et de ses autres enfants. « Maman, j’existe », avait dû ainsi déclarer Ghislaine à sa mère alors qu’elle n’était âgée que de trois ans.
Alors que Maxwell ne savait plus rien refuser à sa fille, la gâtant outrageusement et la marquant ainsi comme sa préférée, son épouse et ses autres enfants avaient ressenti de plus en plus le poids de son tempérament volcanique, de son dédain facile et de sa désapprobation.
Maxwell devait prendre un coup supplémentaire au mois d’octobre 1969 quand il s’était retrouvé, sans plus de cérémonie, exclu du conseil d’administration de la société Pergamon Press après la conclusion d’un accord lucratif avec Saul Steinberg, le plus jeune multimillionnaire et self-made man américain, qui avait très mal tourné. Il avait été impossible pour l’homme d’affaires de ne pas s’attribuer la responsabilité de cet échec cinglant : Steinberg avait découvert que son nouveau partenaire avait mensongèrement gonflé ses profits en s’engageant dans des pratiques de comptabilité s’apparentant à des tours de passe-passe.
« Une fois encore », écrit Preston, « il avait utilisé une partie de son empire pour renflouer une autre ».
Mais il ne devait pas abandonner ce type de pratique pour autant. Dix-huit mois plus tard, un rapport gouvernemental établi sur cette débâcle avait déclaré que Maxwell « n’est pas une personnalité fiable pour diriger de manière appropriée une compagnie cotée ». La réponse qui avait été avancée par l’homme d’affaires – qui avait été d’affirmer qu’il faisait l’objet d’une « chasse aux sorcières » lancée par le « soi-disant establishment de la City »- s’était avérée peu convaincante.
Maxwell était tombé à terre – mais pas longtemps. Moins de cinq années après avoir été écarté de ses fonctions, il était parvenu à reprendre le contrôle de Pergamon.
« Il est remonté à une vitesse étonnamment rapide », note Preston. Mais ce retour avait été précipité par une ruse : Steinberg n’avait pas remarqué, dans l’accord original qui avait été signé en 1969, que Maxwell avait conservé la mainmise sur la filiale américaine – très rentable – de Pergamon. Le « Tchèque sans provision », comme la presse l’avait surnommé, était alors parvenu à priver de liquidités la compagnie parente, la plaçant au bord du gouffre et obligeant finalement Steinberg à rendre les armes – une retraite qui s’était avérée humiliante et coûteuse pour le jeune Américain.
Pas Murdoch
Une décennie plus tard, l’homme d’affaires – qui était, dans l’intervalle, devenu l’heureux propriétaire d’un club de football et de la plus grande entreprise d’impression d’Europe – avait enfin atteint l’objectif qui lui avait échappé pendant les quinze années précédentes : l’acquisition d’un journal national. Cela n’avait pas été faute d’avoir essayé – en 1968, il avait bien tenté d’acheter News of the World, le journal du dimanche le plus lu en Angleterre ; en 1969, il avait tenté sa chance avec The Sun; et, en 1981, il s’était efforcé d’acquérir The Times. Mais, à chaque fois, il avait été pris de court par Murdoch.
La bataille pour News of the World avait été particulièrement laide : Dans un éditorial, le journal avait déclaré que « ce ne serait pas une bonne chose que M. Maxwell, qui s’appelait dans le passé Jan Ludwig Hoch, prenne le contrôle de ce journal… Il s’agit d’un journal britannique écrit par des Britanniques. Faisons en sorte que les choses ne changent pas ». Murdoch, qui a été interrogé par Preston pour le livre, se souvient : « J’ai senti que l’establishment ne lui permettrait pas de faire son entrée dans le sérail ».
Preston convient, de manière plus large, du fait que le sentiment de Maxwell d’avoir été dédaigné et bloqué par l’establishment n’a pas été un sentiment de « pure paranoïa ».
« Il y avait beaucoup d’antisémitisme et même s’il niait être Juif, tout le monde savait qu’il l’était », explique Preston. « Il était un étranger, il était considéré comme un arriviste arrogant et ces aspects de sa personnalité n’étaient vraiment pas appréciés ».
L’achat du Daily Mirror par l’homme d’affaires en 1984 – le journal arrivait à l’époque derrière le Sun en termes de circulation – avait ouvert la voie au combat titanesque contre Murdoch qui était devenu chez lui de plus en plus obsessionnel au cours de son existence.
« Il fut un temps où les deux seules personnes qui respiraient le même air étaient mon père et Murdoch, », a confié Ian, le fils de Maxwell, à Preston.
La présence de Maxwell à la tête du journal et l’orientation donnée à ce dernier – il intervenait dans tous les aspects de sa fabrication et il s’était assuré que sa photo paraîtrait dans ses pages à plus de cent occasions dans les six mois qui avaient suivi le rachat – avaient été désastreux. Alors qu’il avait baissé ses coûts et augmenté ses bénéfices, le Mirror et deux publications directement associées avaient connu une hémorragie de lecteurs sans précédent dans toute l’histoire du journal.
Maxwell avec un grand « M »
Au même moment, la richesse, le pouvoir et la mégalomanie de l’homme d’affaires avaient continué à augmenter. Son grand appartement, situé à côté du bâtiment hébergeant les locaux du Mirror, qu’il avait baptisé la Maxwell House et dont les tapis portaient la lettre « M », étaient l’un des trois endroits de Londres disposant d’un héliport privé.
« C’est très facile de considérer Maxwell comme un précurseur de l’ancien président américain Donald Trump, d’une certaine façon, au moins au niveau de cette forme d’autoglorification folle », note Preston. Lors de la fête donnée pour le 65è anniversaire du magnat, en 1988 – elle avait été qualifiée de « fête de la décennie » par le directeur de la banque Rothschild — il y avait eu 3 000 invités, des télégrammes de félicitations écrits par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ainsi qu’un feu d’artifice au cours duquel les mots « Bon anniversaire Bob » avaient illuminé le ciel d’Oxford.
Sans surprise, Maxwell était devenu, écrit Preston, « une personnalité entraînant la fascination – observée avec un regard où se mélangeaient en permanence le respect, la crainte et le mépris ».
« Quel homme extraordinaire. Pour quelle raison travaille-t-il de cette manière ? D’où tire-t-il tout cet argent ? » avait demandé le prince Charles au rédacteur-en-chef du Mirror, à l’époque. En réalité, il était difficile de travailler sous ses ordres : Il harcelait ses employés et les humiliait sans relâche, appelant son « chef d’Etat-major » – comme il le surnommait de manière ridicule – à 4 heures du matin un samedi matin pour lui demander l’heure. Il avait instillé un climat de méfiance et de rivalité. Il espionnait son personnel, passant des heures solitaires à écouter les enregistrements des conversations pour y trouver des preuves de déloyauté de la part de ses salariés, et il avait même fait suivre certaines personnes qui travaillaient pour lui.
« Grâce à Dieu, je quitte enfin cet asile de fous », se souvient avoir pensé Ian Maxwell après avoir été renvoyé de son poste sur ordre de son père qui voulait sanctionner quelque faute sans importance. Trois mois plus tard, Maxwell avait réembauché son fils – en le payant la moitié seulement de son précédent salaire.
Des racines redécouvertes
Mais l’accumulation des richesses et des succès n’avaient pas semblé calmer les appétits démesurés de Maxwell. L’une des sources de son insatisfaction avait été la culpabilité qu’il ressentait malgré tout suite à son rejet du judaïsme pendant 40 ans.
« Comment se fait-il que soudainement, tu n’as plus été plus Juif ? », avait interrogé Gerald Ronson, un homme d’affaires au certain franc-parler, ami de Maxwell, en 1984. Peu après, il avait invité ce dernier et Betty à l’accompagner lors d’un voyage en Israël. Alors que le jet privé de Ronson s’approchait de Tel Aviv, il avait regardé Maxwell. Ce dernier pleurait.
« J’aurais dû venir ici il y a déjà des années », avait-il répété.
Le nouvel enthousiasme de Maxwell pour Israël avait semblé prendre tant d’ampleur que lors d’une réunion avec le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzhak Shamir, qui avait eu lieu le lendemain de son arrivée, l’homme d’affaires avait exprimé son désir d’investir « au moins un quart de milliard de dollars » au sein de l’Etat juif. Une promesse que, de manière inhabituelle chez lui, il avait ensuite choisi d’honorer, remarque Preston.
Au cours des quatre années suivantes, grâce aux bénéfices apportés par le Mirror Group, Maxwell avait injecté des millions dans le pays, achetant des journaux, investissant dans des firmes pharmaceutiques et hi-tech et se hissant ainsi au rang de plus important investisseur individuel de toute l’économie israélienne. L’homme d’affaires avait aussi commencé à transmettre des informations au Mossad qui devaient être utiles. Pour Betty, ce voyage devait, lui aussi, marquer un tournant, faisant naître chez elle un intérêt pour la Shoah qui devait l’amener à devenir une spécialiste respectée du génocide juif.
« Israël lui a donné le sentiment d’un retour au pays qu’il n’avait jamais trouvé nulle part », dit Preston. Mais tandis que, continue-t-il, le retour de Maxwell au judaïsme a eu une « importance énorme », cela a été aussi une période où le millionnaire a été de plus en plus hanté par son passé et assailli par la culpabilité d’avoir été le seul à avoir survécu dans sa famille.
« Il était convaincu que s’il était resté chez lui », avait écrit Betty dans ses Mémoires, « il aurait sauvé la vie de ses parents et de ses frères et sœurs. Rien de ce qu’il a accompli dans son existence n’a jamais compensé ce qu’il aurait pu faire – sauver sa famille ».
Vers la fin de la vie de Maxwell, Ian était rentré dans la chambre à coucher de son père et il l’avait trouvé recroquevillé, penché sur un écran, en train de regarder une séquence documentaire d’actualité montrant l’arrivée de Juifs à Auschwitz. Alors que Ian lui demandait ce qu’il faisait, Maxwell avait répondu : « Je regarde pour voir si je peux apercevoir mes parents. » Un récit, dit Preston, « désespérément poignant ».
« On a ce sentiment que plus il a vieilli, plus le passé, tel un juge, l’a poursuivi, tournant en ridicule ce qu’il était parvenu à accomplir », explique-t-il.
La ruine financière
Si l’ombre du passé rattrapait alors Maxwell, c’était également le cas des banquiers et autres commissaires aux comptes. La chute financière avait commencé en 1988 quand il avait acheté la maison d’édition américaine Macmillan au prix de 2,6 milliards de dollars – soit environ un milliard de plus que le prix qui avait été préalablement estimé par les propres propriétaires de l’entreprise. Pour financer cet achat, Maxwell avait souscrit à des emprunts auprès de 44 banques différentes et autres institutions.
Le New York Daily News qui, avait espéré l’homme d’affaires, permettrait encore d’asseoir son statut aux Etats-Unis, devait se révéler également avoir été une acquisition mal réfléchie. L’état financier du journal était tellement précaire que ses propriétaires avaient versé à Maxwell 60 millions de dollars pour en être débarrassés.
Pas de mystère pourtant dans les motivations qui avaient entraîné les dépenses folles du magnat des médias. « Il voulait désespérément prouver qu’il appartenait à la même sphère que Murdoch et qu’il était, lui aussi, un poids lourd », dit Preston. « Mais c’est pour cette raison également qu’il a pris l’élan terrible qui devait entraîner sa chute ».
Maxwell voulait battre Murdoch et gagner son respect. Il aura échoué à ces deux points de vue.
« Maxwell a pensé qu’il montait sur le ring avec un autre boxeur, mais ce n’était pas le cas. En fait, il était monté sur le ring avec un artiste ju-jitsu dont il s’avérait qu’il était également en possession d’un stylet », observe Harry Evans, ancien rédacteur-en-chef du Times, propriété de Murdoch. Murdoch, de son côté, a confié à Preston qu’il avait toujours considéré Maxwell comme un « escroc » et comme un « clown ».
Le prix à payer – pour Maxwell, pour sa famille mais avant tout pour ses employés – devait être terrible. Lorsque la bulle financière avait éclaté dans les années 1980 et que les taux d’intérêt avaient grimpé en flèche, Maxwell avait désespérément jonglé avec les millions pour maintenir à flot son empire dévoré par les dettes et soutenir aussi le prix de ses actions, qui s’étaient effondrées. Ses actifs avaient été vendus – et notamment le joyau de l’empire de l’homme d’affaires, la Pergamon Press – et il avait été amené à puiser de plus en plus dans les fonds de pension de ses entreprises.
Quand son endettement avait dépassé le milliard de dollars, à l’automne 1991, et que les banques l’avaient pressé de rembourser l’argent prêté, Maxwell avait été physiquement et psychologiquement proche de l’effondrement. Souffrant d’insomnie, de dépression, dans un état de santé médiocre, il avait alterné des périodes d’espoir et de désespoir, avec des nuits passées à jouer dans les casinos de Londres et des jours où il restait enfermé, chez lui, à regarder des films de James Bond en mangeant des plats chinois.
« Le stress entraîné par cette situation, même pour un gros joueur comme l’était Maxwell, doit avoir été immense », commente Preston. « La peur de perdre la face doit avoir été très forte et, bien sûr, à ce stade, il n’avait plus de confident. Il avait repoussé toute sa famille et il ne parlait pas vraiment avec sa femme. Il était un homme farouchement solitaire ».
Le plongeon final
Au moment où il avait embarqué sur Lady Ghislaine, le 1er novembre 1991, Maxwell savait pertinemment que ses vols et ses tromperies étaient sur le point d’être découvertes. Une rencontre avec la commission d’audit du Mirror – au cours de laquelle la question du trou béant qui était apparu dans le fonds de pension allait être abordée – était prévue cinq jours plus tard. De son côté, la police de la City, à Londres, attendait son tour en coulisses, après une alerte donnée par la Swiss Bank sur des « violations présumées de la loi » survenues dans l’empire de Maxwell.
Mais la catastrophe qui s’annonçait à l’horizon s’est arrêtée pendant un moment : A environ cinq heures du matin, le jour même où il devait se trouver à Londres, l’homme d’affaires avait chuté de son yacht alors qu’il naviguait au large de l’île de Grande Canarie, en route vers Ténérife. Le corps sans vie du magnat devait être découvert approximativement douze heures plus tard par un hélicoptère des services de secours espagnols.
Maxwell avait été inhumé cinq jours plus tard sur une parcelle de terrain qu’il avait achetée sur le mont des Oliviers. Cela avait été, avait écrit Betty, « l’adieu à un héros, une cérémonie digne de funérailles d’Etat » qui avait eu lieu en présence, entre autres, de Shamir, du président israélien de l’époque Chaim Herzog et de Shimon Peres. « Les rois et les barons ont assiégé son pas de porte. Il était une personnalité à la stature mythologique », avait dit le président.
Des mythes qui s’étaient malgré tout rapidement effondrés : Dans les semaines qui avaient suivi sa mort, la vérité sur ses pillages – 763 millions de livres manquaient dans ses entreprises britanniques, et notamment plus de 400 millions de livres qui avaient été directement prélevées dans les fonds de pension – et sur ses dettes avaient été révélées. « L’escroc du siècle », avait titré en Une le magazine Newsweek pour l’occasion.
Ces révélations avaient attisé les spéculations autour de la question qui avait agité les médias depuis l’annonce de la mort de l’homme d’affaires : Sa chute avait-elle été accidentelle ? Avait-il été poussé ? Avait-il sauté ? La première réaction de Betty avait été claire. « Il ne se serait jamais suicidé », avait-elle affirmé alors qu’elle quittait l’île de Grande Canarie. Trente ans plus tard, Murdoch reste convaincu que c’est ce qu’il a pourtant fait. « Il savait que l’étau des banques était en train de se resserrer, il savait ce qu’il avait fait et il a sauté », estime-t-il.
Rejetant l’idée d’un assassinat de l’homme d’affaires – l’hypothèse soulevée avait, ce qui était prévisible, laissé entendre que le Mossad avait été impliqué dans ce meurtre – Preston suggère qu’il n’y pas suffisamment de preuves favorisant ou le suicide, ou la chute accidentelle, ou l’assassinat. Une chose est malgré tout claire, pense-t-il.
« Si cela a été un accident, alors cela a été un accident étonnamment fortuit dans la mesure où il savait qu’il revenait pour affronter l’équivalent de trois pelotons d’exécution : La police était à ses trousses, les victimes de la fraude aux fonds de pension étaient à ses trousses et les banquiers l’avaient pris en chasse », indique Preston.
Ce qui est aussi indubitable est le désert financier que Maxwell a laissé derrière lui à sa famille et à ses employés. Avec des dettes à hauteur de 406 millions de livres, son fils, Kevin, avait hérité de l’épithète peu glorieux de plus grosse faillite de l’Histoire (lui et son frère, Ian, devaient être ultérieurement blanchis de multiples chefs d’inculpation de complot en vue de commettre une fraude). Tout ce qui se trouvait à l’appartement et à Headington Hill Hall avait été vendu aux enchères. Et les victimes de la fraude aux fonds de pension n’avaient reçu que la moitié de la somme qui leur était due.
Peu après l’acquisition du Daily Mirror par Maxwell, son rédacteur-en-chef avait discuté du nouveau propriétaire du journal avec un ami psychiatre. « Il fera chuter tout l’empire qu’il a construit autour de lui », avait-il prédit. « Il ne laissera rien… il ne restera que des cendres ».