Le jeune Adolf Hitler était plus bête qu’il n’était despote. Il boudait les activités physiques – à l’exception de la marche et de séances de natation occasionnelles – il lisait des romans consacrés au Far-West et il était si timide qu’il n’avait jamais dit à une jeune fille, Stefanie, qu’il en était tombé secrètement amoureux.
Et si ce portrait d’enfance d’un dictateur en devenir était, en fin de compte, étrangement normal ? Un nouveau livre écrit par l’historien Brandon Gauthier se penche sur la question en examinant la jeunesse de six personnalités tristement célèbres de l’Histoire, un ouvrage appelé Before Evil: Young Lenin, Hitler, Stalin, Mussolini, Mao, and Kim.
Dans un entretien téléphonique, Gauthier raconte au Times of Israel avoir conscience que cette approche humanisante « est controversée. Une partie, en nous, ne veut voir que le monstre en eux. Qu’avons-nous en commun avec Hitler ? C’est une question qui peut causer un vrai malaise ».
Comme il le note, « les crimes contre l’Humanité » qui ont été commis par ces six hommes « ont été profondément atroces, certains parmi les pires » de l’Humanité, avec notamment la Shoah ou le Grand Bond en avant de Mao Zedong. Il ajoute que ce travail réalisé sur la jeunesse de ces dictateurs « n’a pas visé, pour moi, à déterminer la formule exacte de ce qui les a transformés en tyrans, mais il a plutôt consisté à mettre en lumière l’humanité de l’inhumanité – une phrase qu’on n’entend pas très souvent ».
L’idée de l’ouvrage est née lors d’un voyage effectué en Corée du nord en 2015, lorsque Gauthier, qui était étudiant en doctorat spécialisé dans les relations entre les États-Unis et la Corée du nord à l’époque, avait eu l’opportunité rare de pouvoir se rendre dans la dictature communiste. Ce qui l’avait amené à réfléchir aux êtres humains qui se trouvaient derrière le régime. Il avait ensuite décidé d’agrandir la liste de ses sujets d’étude.
Gauthier s’est focalisé sur les jeunes années de ces despotes. Il faut noter qu’il connaît bien les adolescents. Il est actuellement directeur de l’éducation au sein de la Derryfield School, dans le New Hampshire, où il enseigne à des jeunes âgés de 14 à 18 ans. La sortie du livre, le 26 avril, suit deux dates d’anniversaire célèbres : celle de Kim Il-Sung, le 15 avril, et celle de Hitler, le 20 avril.

Gauthier a fait certaines découvertes pourtant contre-intuitives. Même si ses sujets d’étude ont été liés à des atrocités, avec un bilan cumulatif de victimes dépassant les 90 millions de personnes, ils n’avaient montré aucun signe de sadisme dans leurs jeunes années, comme cela peut être le cas de de tueurs en série comme Dennis Rader, le BTK Killer qui, par exemple, torturait des animaux quand il était enfant.
Ces six hommes, à la place, s’étaient immergés dans les livres. Vladimir Lénine dévorait les romans russes avec appétit, avec une affection particulière pour Fumée, d’Ivan Tourgueniev ; tandis que Benito Mussolini se plongeait dans le malheur des laissés-pour-compte avec Les Misérables, de Victor Hugo. Certains semblaient souhaiter se fondre dans des personnages héroïques de la littérature nationale : Josef Staline avait adopté le nom de guerre de Koba, le nom du protagoniste du roman Le Patricide d’Alexander Kazbegi et Mao avait été inspiré par le portrait fait de l’empereur chinois Song Jiang par Shi Naian dans Au bord de l’eau.
Gauthier raconte une histoire similaire concernant un autre futur dictateur – celle de l’adolescent Vladimir Poutine lisant Le Glaive et le Bouclier, roman d’espionnage consacré à la guerre froide transformé en film à succès, avant de se rendre au siège du KGB pour y demander un travail – son futur employeur lui opposera alors un refus poli.
Il qualifie les débuts de Poutine, à l’âge adulte, « d’exemple frappant de parallèles similaires ».
« Ce n’est pas l’histoire d’un serial-killer en devenir », explique Gauthier. « On voit bien que ses parents ne sont pas de mauvaises personnes, ils étaient aimants, ils s’occupaient de lui. Quand Poutine est entré à l’université, sa mère lui avait offert une voiture, un luxe rare, qu’elle avait gagné dans une loterie. Plutôt que de vendre le véhicule de manière à ce que toute la famille puisse s’installer dans un appartement plus agréable, ses parents ont préféré donner cette voiture à leur fils ».
« J’y ai beaucoup réfléchi au cours des six dernières semaines », continue Gauthier, « et je regrette de ne pas avoir ajouté un septième dictateur dans le cadre de mon livre ».

L’histoire populaire du passé des populistes
Même si le livre est ancré dans les recherches universitaires, Gauthier abandonne le ton doctoral des biographies best-seller de Hitler, écrite par Ian Kershaw, ou de Staline, écrite par Stephen Kotkin, employant une approche plus informelle pour rendre l’ouvrage plus accessible. Il se réfère aux jeunes protagonistes par les noms qu’ils utilisaient eux-mêmes : Lénine et son frère aîné, Alexander Ulyanov, deviennent « Volodia » et « Sasha », un choix que Gauthier trouve illustratif.
Né Vladimir Ilyich Ulyanov, le jeune Lénine était un étudiant brillant qui aimait se rendre dans la dacha – la résidence secondaire – de son père. Après la mort de ce dernier en 1886, Sasha avait pris part à un complot visant à assassiner le tsar Alexandre III. Il avait été arrêté et exécuté l’année suivante. Lénine qui, jusqu’à présent, n’avait manifesté aucun intérêt à l’égard des mouvements révolutionnaires qui balayaient alors la Russie, s’était alors consacré corps et âme à la cause défendue par son frère mis à mort.
« Lénine ne devait pas initialement être un révolutionnaire », explique Gauthier. « C’est la mort de Sasha qui a tout changé. Il a dû avoir la conviction que son frère avait eu le sentiment de faire ce qui était juste, qu’il avait fait ce qu’il avait fait parce qu’il ne pouvait pas agir autrement. Et j’ai voulu comprendre le chemin qu’a emprunté ce futur dictateur, l’influence des idées qui l’ont finalement amené à devenir Lénine. »
Dans l’ensemble, note-t-il, les six dictateurs sont finalement devenus ce qu’ils ont été par le biais d’une combinaison toxique de facteurs qui n’ont pas nécessairement compris de traumatismes – même si Hitler, Staline et Mao avaient tous les trois des pères violents. Mais la plus grande influence à laquelle les six hommes avaient été soumis, dans leur enfance, avait été celle « des idées nées d’une bonne éducation, d’un accès aux livres, de la présence autour d’eux d’intellectuels depuis le plus jeune âge ».

Ce qui les aidera, plus tard, à épouser des idéologies comme le communisme et le fascisme, en accordant peu d’égard aux carnages qui suivront. Même si Volodia avait pleuré son frère, Lénine ne ressentira jamais d’empathie à l’égard des victimes de la révolution russe.
De manière similaire, Hitler, adolescent, s’était occupé de sa mère qui était en train de mourir d’un cancer du sein et il avait apprécié son médecin juif, Eduard Bloch. Des décennies plus tard, en 1941, le médecin avait obtenu une permission de la part du Troisième Reich de quitter l’Allemagne. Bloch avait noté combien une telle autorisation avait été rare pour un Juif vivant dans l’Allemagne nazie.
Gauthier se souvient d’un professeur qui lui avait demandé : « Mais Brandon, qui ça intéresse de savoir que Hitler adorait sa mère, qu’il a éprouvé de l’empathie par moment avant la Shoah ? Est-ce qu’on ne devrait pas parler des victimes de la Shoah plutôt que du jeune Hitler ? »
« C’est quelque chose auquel j’ai beaucoup réfléchi quand j’écrivais le livre », s’exclame Gauthier. « Si on cherche à prévenir des crimes contre l’humanité parce que la souffrance des victimes nous tient autant à cœur… alors nous devons remonter à la racine des événements et retrouver les êtres humains à l’origine de cette histoire, il faut tenter de trouver des explications à la construction de ces personnalités qui ont finalement incarné le mal absolu ».
Que gagner de cette exploration de l’enfance des dictateurs ?
Les universitaires et spécialistes ont des réactions variées face à cette approche.
« Tout dépend de la méthodologie employée – pas seulement concernant l’expression d’une éventuelle empathie, mais aussi des tentatives qui visent à donner du sens aux choses, à définir des modèles, à comprendre potentiellement ce qui s’est passé », estime Thomas Pegelow Kaplan, directeur du Centre d’études judaïques, de la Shoah et de paix à l’ Appalachian State University.
Kaplan se demande comment « le langage utilisé par le livre peut être compris au mieux par les lecteurs, qui peuvent peut-être mal appréhender cette idée de faire le portrait de dictateurs comme Staline, Hitler ou Mussolini — et un grand nombre de gens vont se presser d’y ajouter Poutine. Il y a toute sortes de difficultés à dépasser et d’écueils à éviter, il faut parvenir à faire comprendre le mal. »
Florent Brayard, historien de la Shoah à l’École des Hautes études en sciences sociales de Paris, qui a fait partie d’une équipe de 17 traducteurs ayant participé à l’élaboration d’une nouvelle édition de Mein Kampf, doute de ce qui peut être finalement tiré des jeunes années de Hitler, comme, par exemple, de ses difficultés à s’affirmer en tant qu’artiste.

« On ne peut tirer aucune conclusion à partir de cette période concernant ce qu’il deviendra ultérieurement – et moins encore concernant le statut de leader politique qui sera le sien après 1933 », dit Brayard.
De manière ironique, Hitler avait considéré les années de sa jeunesse comme étant suffisamment importantes pour être embellies. Dans Mein Kampf,il avait affirmé s’être battu avec un Juif orthodoxe à Linz, avant la Première guerre mondiale.
Pour Brayard, si cet incident se veut être illustratif de sa personnalité, il est néanmoins mensonger : « Les historiens ont montré que son antisémitisme est apparu après la guerre, après la Première guerre mondiale, en 2018 ou en 2019, pas avant… Ce n’était pas un antisémitisme ancré dans une tradition familiale, ni dans ce qu’il était dans sa jeunesse ».
« La plus grande partie des biographies faites sur Hitler reconnaissent qu’il éprouvait de la gratitude à l’égard de ce médecin juif qui s’occupait de sa mère », note pour sa part Eric Kurlander, professeur d’histoire à la Stetson University et auteur du livre Hitler’s Monsters: A Supernatural History of the Third Reich« .
« Il y a toutes sortes de choses étranges, contradictoires qui restent à examiner. Je ne sais pas si c’est humanisant. Reconnaître la complexité – la complexité historique, psychologique, sociologique de l’enfance des dictateurs n’est pas inhabituel et n’est pas non plus problématique », estime Kurlander.
« De nombreuses biographies de Staline, de Mao, de Castro ont ‘humanisé’ ou se sont penchées sur la complexité de ces individus avant qu’ils ne commettent le mal », continue-t-il. « Il y a des raisons manifestes de penser que cela peut être dangereux de le faire si c’est fait de manière irresponsable. »
Inversement, il note un « bénéfice à tirer de l’humanisation » – qui « montre que n’importe qui, des gens qui ressemblent finalement beaucoup à des personnes que vous pouvez connaître, peuvent devenir des dictateurs ou des personnes qui commettent de mauvaises actions », explique-t-il.
Gauthier, pour sa part, l’a réalisé lorsqu’il a découvert l’amour de Mussolini pour la lecture.
« Je parviens parfaitement à m’identifier à Mussolini lorsqu’il tombe amoureux de Victor Hugo », raconte Gauthier. « J’ai pris le temps de relire ‘Les Misérables’. C’est phénoménal ». Il imagine le père de Mussolini instillant son message d’aide aux plus nécessiteux : « Son père lui avait dit : ‘Il faut que tu fasses ce qui est juste, tu es dans l’obligation de faire quelque chose’… J’ai réfléchi à l’impact de telles paroles sur un jeune esprit ».
« Le message est-il de ne pas laisser les adolescents lire Victor Hugo ? Non. L’œuvre de Hugo a souvent inspiré les jeunes désireux de faire de ce monde un monde meilleur », ajoute-t-il. Il reste pourtant troublé par une question : « Comment les choses ont pu alors si mal tourner ? »
Une question qui, reconnaît-il, reste sans réponse.