L’arôme qui s’échappe de la cuisine commune du Centre éducatif Hannaton est sans pareil : le shiro, un ragoût de pois chiches moulus, mijote sur un brûleur à gaz. À côté, sur la cuisinière, se trouve l’injera, un pain plat à base de farine de teff fermentée pendant trois jours dans un seau posé sur le sol de l’établissement de Galilée.
Abeba Hadgu, la cuisinière en charge, nous invite à dîner avec elle dans la pièce attenante, en compagnie de sa fille Bena. Le charme et le charisme de Bena font oublier les bouleversements que la fillette de 9 ans a vécus depuis les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier.
Ce jour-là, des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont pris d’assaut les frontières avec Israël, assassinant brutalement près de 1 200 personnes et en kidnappant environ 240 autres, sous le couvert d’un déluge de milliers de roquettes tirées sur les villes et villages israéliens. La grande majorité des personnes tuées lorsque les terroristes armés ont envahi les communautés frontalières étaient des civils, dont des bébés, des enfants et des personnes âgées. Des familles entières ont été exécutées dans leurs maisons et plus de 360 personnes ont été massacrées lors d’un festival en plein air, souvent après avoir subi des sévices terribles aux mains des terroristes. On estime que 132 otages sont toujours aux mains du Hamas et d’autres groupes terroristes dans la bande de Gaza ; tous ne sont pas en vie.
Les membres de la communauté érythréenne de Sderot semblent avoir été sauvés des massacres commis par les terroristes dans leur ville par une prière du soir qui s’est prolongée jusqu’au matin.
« Le vendredi soir, mes parents sont allés prier dans notre église dans la zone industrielle de Sderot, et nous avons joué », raconte Bena, née en Israël, à Zman Yisrael, le site web en hébreu du Times of Israel, dans un hébreu courant qui surpasse celui de ses parents, qui sont venus en Israël pour demander l’asile.
« J’ai senti que quelque chose de grave se passait », raconte Bena. « J’ai l’habitude des sirènes, mais ce matin-là, mon cœur a flanché parce qu’il y avait beaucoup plus de roquettes. Nous avons eu de la chance d’être dans l’église le vendredi soir et le samedi matin, sinon nous aurions été en train de jouer dans le parc de Sderot à ce moment-là – et nous ne serions plus en vie aujourd’hui. »
Bena raconte que pendant qu’ils se terraient dans l’église, ses amis lui ont envoyé des « vidéos effrayantes de corps et de personnes ressemblant à des soldats dans les rues de Sderot ». Elle n’a pas compris ce qu’elle voyait jusqu’à ce que ses amis lui expliquent que c’était des terroristes.
Samedi après-midi, continue à raconter Bena, la famille est rentrée à pied dans son appartement, situé dans un immeuble de deux étages. Elle a crié à ses parents de verrouiller la porte et de fermer toutes les fenêtres.
« Nous sommes restés à la maison et n’en sommes plus sortis, et le mardi, ils nous ont dit d’évacuer la ville », confie Bena. « Je ne sais pas quand nous rentrerons ; mes amis de l’école me manquent. »
Maintenant qu’elle vit à une centaine de kilomètres de Sderot, elle doit s’adapter à un environnement entièrement nouveau.
De Sderot à Hanaton
Ces personnes évacuées, arrivées en Israël depuis l’Érythrée via le Soudan et l’Égypte, sont de nouveaux des réfugiés. Le 10 octobre, un groupe de 26 membres de la communauté érythréenne a quitté Sderot pour se rendre au croisement de Beit Kama, où des bénévoles les ont transportés jusqu’à la ville de Pardes Hanna, plus au nord. Cette nuit-là, ils ont dormi sur des matelas à même le sol, une solution temporaire à leur déplacement.
Pendant leur séjour, Kav LaOved, une organisation israélienne à but non lucratif engagée dans la protection des droits des travailleurs marginalisés, a rencontré de nombreuses difficultés à obtenir une réinstallation plus permanente. De nombreux endroits ont en effet refusé d’accueillir des demandeurs d’asile. Ils ont finalement été accueillis chaleureusement par le kibboutz Hanaton.
Depuis lors, les 26 Érythréens, dont 11 enfants et deux nourrissons, vivent à Hanaton et sont pris en charge 24 heures sur 24 par la Fondation pour le judaïsme Masorti en Israël.
La Basse Galilée est particulièrement belle à cette époque de l’année, les pluies d’automne aidant les paysages jaunes à se transformer en une verdure luxuriante. La région n’ayant pas encore été touchée par des tirs de roquettes ou des sirènes depuis le début de la guerre, la paix qui y règne est d’autant plus appréciable.
Assise sur le porche en bois qui surplombe le nord, Hajer Tespa, l’une des évacuées érythréennes, décrit le jour où elle a quitté sa maison, au même titre que les quelque 200 000 Israéliens qui ont été déplacés depuis le début de la guerre.
« Le 7 octobre, des invités de Tel Aviv ont participé à la prière du soir à l’occasion de notre fête spéciale, qui n’a lieu qu’une fois par an. C’est un jour de joie, un moment de communion avec Dieu. Le matin, nous avons été réveillés par le bruit de fortes explosions et de coups de feu, et nous avons réalisé que ce qui se passait n’était pas habituel. Une amie nous a envoyé un message disant qu’elle voyait des terroristes dans les rues et nous a conseillé de ne pas quitter l’église. Dieu merci, sinon nous ne serions pas là », explique Tespa.
Mère de deux enfants, âgés de 8 et 3 ans et demi, Tespa est arrivée en Israël depuis l’Érythrée en 2012. Elle a été détenue pendant un an et quatre mois à Saharonim – un centre de détention pour demandeurs d’asile dans le désert du Neguev – avant de s’installer à Sderot avec son mari en 2014. Ainsi que 13 autres familles qui ont également dû surmonter les difficultés de la vie sans le soutien de leur famille élargie, ils ont travaillé comme blanchisseurs, ouvriers d’usine et dans le secteur agricole. À l’instar des Israéliens, ils n’étaient pas préparés aux horreurs du samedi 7 octobre.
« Les premières heures [de l’assaut], le téléphone ne fonctionnait plus, il n’y avait plus rien. Plus tard, dès que nous avons pu, nous avons appelé la police, mais personne ne répondait. Notre ami nous a dit qu’il y avait des corps dans la rue », raconte Tespa. « Deux Erythréens, des amis à nous, ont été tués. Nous nous sommes enfermés dans l’église jusqu’à environ 14 heures, heure à laquelle l’un d’entre nous s’est rendu à pied en ville et nous a dit que nous pouvions rentrer en toute sécurité. Sur le chemin du retour, nous avons vu des corps éparpillés sur les routes.
« Mon mari a attendu le lundi matin pour aller acheter de la nourriture dans le seul supermarché ouvert de la ville. Le mardi, nous sommes arrivés à Pardes Hanna et avons demandé de l’aide, et de là, ils nous ont emmenés à Hanaton. Lorsque nous sommes arrivés ici, je me suis dit que c’était au beau milieu de nulle part. Puis nous avons commencé à nous habituer et nous avons réalisé à quel point c’était calme ici », dit-elle.
Un hôtel 25 étoiles
Environ 90 étudiants suivant le programme préparatoire à l’armée vivent à la mechina de Hanaton, à proximité du centre du kibboutz et du quartier en expansion où réside le ministre des Affaires de la Diaspora, Amichaï Chikli. L’établissement a attribué six logements vacants et une cuisine commune aux personnes évacuées.
Conscient de la complexité de cette relocalisation pour une communauté déjà confrontée aux défis de l’adaptation à Israël, le centre s’est assuré le soutien de Yedidya Ben Yaïr, étudiant en médecine au Technion-Israel Institute of Technology de Haïfa. Il à la charge des évacués érythréens et s’occupe de tous leurs besoins.
« Une fois, je les ai emmenés à un entretien d’embauche dans une usine de Beit Shean. J’ai mentionné au téléphone qu’il s’agissait d’évacués de Sderot, et à l’usine, ils ont dit : ‘Bien sûr, nous serons heureux de les embaucher’. Mais quand nous sommes arrivés et qu’ils ont réalisé qu’il s’agissait d’Erythréens, ils nous ont mis à la porte », raconte Ben Yaïr, assis avec les évacués sur la vaste pelouse.
Ben Yaïr explique que les personnes évacuées sont arrivées à Hanaton « sans rien ». Le kibboutz leur achète des provisions et leur fournit des vêtements, des manteaux, des chaussures, des couches et des formules pour bébés, ainsi qu’un suivi psychologique, une assistante sociale et des séances de shiatsu.
Les enfants fréquentent l’école maternelle et élémentaire locale et reçoivent une aide pour leurs devoirs et des cours d’hébreu avec un thérapeute de la communication. Le kibboutz assiste également les nouveaux arrivants sur le plan des soins médicaux, en prenant pour eux des rendez-vous et en leur fournissant un moyen de transport pour y arriver. Une infirmière en charge du suivi de la santé familiale est venue au kibboutz pour fournir des services aux jeunes enfants et aux nouvelles mamans.
« Nous avons réussi à trouver des emplois dans le domaine du nettoyage pour les femmes et dans les vergers d’avocats pour les hommes, ainsi que d’autres emplois occasionnels », explique Yidya Ben Yaïr. « Les représentants du commandement du Front intérieur se sont montrés très enthousiastes à propos de ce que nous faisons ici, et ont déclaré que nous leur fournissions un hôtel 25 étoiles. »
Bien que le commandement du Front intérieur ait été impressionné, il n’a rien fait en pratique pour les aider. L’internat a organisé une rencontre entre les évacués et un avocat pour les aider à faire valoir leurs droits, mais le problème est qu’en tant que demandeurs d’asile en Israël, ils n’ont pas droit aux mêmes prestations de sécurité que les évacués israéliens du sud et du nord du pays.
« Nous les accueillons ici sans recevoir de chèques de l’État pour eux, et eux-mêmes n’ont pas droit aux subventions pour les loyers et les frais », explique le rabbin Yoav Ende, fondateur et directeur général du programme de formation pré-militaire de l’internat.
Ils doivent donc continuer à travailler, explique Avram Kidani, l’un des évacués.
« C’est très difficile. Nous continuons à payer un loyer de 2 500 à 3 000 shekels par mois pour notre appartement à Sderot. Une nouvelle année commence et nous devons payer le loyer. Nous n’avons pas obtenu de réduction sur le loyer. L’État nous a forcés à quitter la ville et nous ne pensions pas que cela prendrait autant de temps, et la plupart d’entre nous n’ont pas travaillé suffisamment pour pouvoir couvrir ces dépenses », explique Kidani.
« L’État doit nous aider ; [le kibboutz] nous aide ici à un niveau qui ne peut être mesuré en termes d’argent », ajoute-t-il. « Les enfants se sentent bien ici et ont une routine comme à la maison. Il m’est difficile de repenser à ce dont nous avons été témoins ce samedi à Sderot. La peur ne me quitte pas, et les enfants ressentent la même chose. Elle s’estompe pourtant lentement avec le temps ».
Pinan, un autre demandeur d’asile, est déjà retourné travailler à l’usine de plastique de Sderot.
« Il y a toujours des alertes rouges [avertissant de l’arrivée d’un missile], mais pas aussi souvent. Je n’ai pas le choix, je dois payer mon loyer », explique-t-il.
Pinan note que les demandeurs d’asile ont reçu tout ce dont ils avaient besoin.
« Nous avons des amis qui ont été tués et nous avons vu des choses qui n’auraient jamais dû se produire », explique-t-il. « Nos femmes ont vu des terroristes tirer sur nos maisons et les soldats ne sont arrivés que vers midi. Ce sont des choses qu’on ne peut pas oublier. Même dans nos rêves, cela revient : ils ont fait de mauvaises choses là-bas. J’espère que nous pourrons un jour retourner là où nous étions et y vivre en toute sécurité ».
‘C’est notre devoir en tant que Juifs’
Au cours de la conversation, Ende se révèle être une personne qui préfère l’action à la critique. Rien ne lui semble plus naturel, pour l’institution qu’il dirige, que d’assumer cette mission que d’autres ont négligée et que l’État a laissée de côté.
« La [mechina Hanaton] se bat pour l’image d’Israël comme pays juif, démocratique et humaniste », explique Ende.
Ende nous a expliqué comment son institution a été mise en contact avec les demandeurs d’asile. Il raconte que dans les jours qui ont suivi le massacre du 7 octobre, tout était chaotique.
« Il n’y avait pas de gouvernement – rien – et le lien s’est fait par coïncidence. Je ne sais pas exactement comment c’est arrivé. Le Hamal Ezrahi [la salle de guerre civile mise en place par l’organisation bénévole Frères d’armes] nous a contactés et nous a demandé si nous pouvions accueillir les demandeurs d’asile érythréens, et nous avons immédiatement accepté. Cette communauté est marginalisée en temps de paix, et encore plus en cas de crise », explique-t-il.
« L’histoire des demandeurs d’asile est compliquée », explique Ende. Certains les appellent des ‘infiltrés’, parce que l’État n’a pas encore examiné leur demande d’asile et qu’ils n’ont donc pas encore obtenu le statut de réfugié. Je les considère d’un angle juif. Nous aussi, nous avons été des réfugiés et nous sommes devenus une nation : comment ne pas les accueillir ? Nous ne sommes pas considérés comme un hôtel, et ils ne sont pas des citoyens avec des droits, mais nous comprenons que c’est notre devoir, et nous en bénéficions d’une autre manière. Nos étudiants les voient et voient ce que nous faisons, et cela fait une différence ».
Ende explique qu’au début, il était difficile de comprendre l’ampleur des besoins : accueillir les personnes évacuées ne se résumait pas à leur fournir un toit et un lit. Les demandeurs d’asile ont besoin d’argent, d’aide pour trouver un emploi, d’une assurance maladie, de soins dentaires, de mentors pour les enfants et de soignants. Après tout, explique-t-il, ils ont beaucoup souffert et sont arrivés en ayant subi des traumatismes qui doivent être gérés.
« Ils sont ici depuis plus de deux mois et n’ont pas accès aux informations, ils doivent donc être informés de l’actualité », explique-t-il. « Il s’agit d’une population en danger et nous sommes heureux de leur tendre la main ; c’est notre devoir en tant que Juifs. Dans le judaïsme, c’est une mitzvah d’aider toute personne en détresse. »
La motivation d’Ende provient en grande partie du manque de leadership de l’État. C’est quelqu’un de positif et d’optimiste qui sait comment canaliser son optimisme de manière pratique.
« Trop de gens ont rêvé et construit cet État pour que nous perdions espoir », déclare-t-il. « Aujourd’hui, nous avons un État et nous avons oublié comment rêver. Nos dirigeants n’offrent pas d’horizon, ce qui a entraîné des troubles sociaux, puis la guerre a éclaté. »
Ende espère que les gens trouveront la force nécessaire dans ces circonstances, notant que la société civile a été « extraordinaire » depuis le massacre. Il ne sait pas encore comment les choses vont évoluer pour les Erythréens, mais ce dont il est sûr, c’est qu’ils veulent et doivent rentrer chez eux à Sderot.
« Des représentants du commandement du Front intérieur sont venus ici et ont essayé de nous reclasser comme centre d’intégration, mais je sais que les choses sont chaotiques en ce moment », explique Ende. « En fin de compte, ils doivent faire partie du [plan stratégique pluriannuel pour la réhabilitation et le développement de la zone adjacente à la bande de Gaza]. Je veux croire que ce pays peut être plus fort. Je veux contribuer à sa force, croire en lui et croire en nous-mêmes. »