JTA — Lorsque Yoni Wieder est devenu le huitième grand rabbin d’Irlande, les temps étaient conflictuels pour la petite communauté juive du pays.
Du haut de ses 28 ans, le rabbin orthodoxe élevé à Londres et parti étudier en Israël, a été investi en mai dernier. Lors de la cérémonie à Dublin, il a dit la « profonde douleur et le sentiment d’isolement » des Juifs qui peinent à se faire une place au sein de la société irlandaise depuis le 7 octobre dernier, lorsque des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont envahi le sud d’Israël pour y massacrer avec une extrême brutalité 1 200 personnes et en kidnapper 251, ce qui a déclenché la guerre en cours entre Israël et le Hamas.
Le gouvernement irlandais, très critique de l’action militaire israélienne à Gaza, a reconnu il y a peu un État palestinien indépendant. Le pays compte une petite minorité de l’ordre de quelques milliers de Juifs, dont beaucoup ont récemment immigré d’Israël.
Selon Wieder, l’opposition des autorités irlandaises à Israël a parfois contribué au déchainement des hostilités contre les Juifs d’Irlande. Certains ont le sentiment de ne pas être écoutés lorsqu’ils évoquent ce qu’ils vivent, et d’autres se sentent obligés de choisir entre identité irlandaise et juive. Il en résulte une dynamique complexe pour les Juifs installés en Irlande depuis des générations, tout autant que pour ceux récemment venus d’Israël – parfois pour prendre leurs distances avec le sionisme.
Ce mois-ci, la communauté s’est trouvée plongée dans la tourmente suite à l’arrestation d’un rabbin de Londres, Jonathan Abraham, sous le coup de la loi exigeant que toute personne pratiquant la circoncision soit un « médecin agréé ».
Abraham est un mohel certifié – un circonciseur rituel – de Grande-Bretagne qui a pratiqué des circoncisions à Dublin. Même s’il l’a, au cas d’espèce, fait sur des bébés non juifs, l’affaire a fait grand bruit et inquiété la petite communauté juive d’Irlande, qui dépend de mohels formés venus de l’étranger.
Le traitement d’Abraham en détention a par ailleurs appelé l’attention sur le manque de connaissances sur les besoins de la minorité. Selon Abraham lui-même, lors de sa détention à l’isolement, dans la prison de Cloverhill, trois semaines durant jusqu’à sa libération sous caution jeudi, Abraham assure ne pas avoir reçu de nourriture casher appropriée et s’être fait refuser les téfilines, ces petites boîtes noires que les Juifs religieux utilisent pour prier. A sa demande expresse, un juge l’a autorisé à bénéficier de téfilines et la prison s’est engagée à mofifier sa pratique sur la question de la nourriture casher.
En sa qualité de grand rabbin, Wieder est chargé d’assurer la direction religieuse de tous les Juifs d’Irlande et de les représenter auprès du gouvernement et d’autres groupes religieux. Il est le premier à occuper ce poste depuis 2008, date à laquelle la communauté juive a sursis à recruter un successeur pour des raisons financières suite au départ à la retraite du dernier grand rabbin.
Wieder s’est entretenu avec la Jewish Telegraphic Agency à propos des dirigeants des Juifs d’Irlande, de l’influence de la guerre entre Israël et le Hamas et de la manière dont ils envisagent leur place en Irlande.
L’entretien a été légèrement remanié pour des questions de longueur et de clarté.
JTA : Vous êtes né et avez grandi à Londres avant d’aller vivre en Israël à l’adolescence, et d’y faire l’essentiel de vos études. Comment avez-vous développé une relation avec la communauté juive irlandaise et comment êtes-vous devenu grand rabbin d’Irlande ?
Yoni Wieder : Je ne me suis jamais vraiment fixé l’objectif de devenir un jour rabbin et encore moins grand rabbin. Mais dès le plus jeune âge, j’aime la Torah et enseigner la Torah, et je suis passionné par le judaïsme.
Je vivais à Londres, il y a de cela quelques années – j’étudiais à l’époque au kollel [un programme de formation rabbinique] – et la communauté juive de Dublin cherchait un nouveau rabbin communautaire. Ils ont contacté la yeshiva dans laquelle j’étudiais, histoire de proposer à quelqu’un de venir passer un Shabbat en qualité d’érudit en résidence. Ma femme et moi avons pensé que ce serait une bonne occasion de voir du pays. Et nous avons adoré, nous avons été très touchés par cette communauté. Les Irlandais en général sont vraiment chaleureux, accueillants et amicaux, et la communauté juive en particulier est réellement unique. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont proposé le poste.
Depuis, qu’avez-vous appris sur la vie juive en Irlande ?
Dans les années 80 et 90, il y avait une grande communauté juive – 6 000 à 7 000 Juifs. Au maximum, il y a eu six shuls ainsi que plusieurs magasins et boucheries casher. Beaucoup de choses ont changé, surtout depuis le début du siècle — les chiffres ont diminué. Un grand nombre de familles ont émigré vers des pays dotés d’infrastructures juives plus importantes, comme l’Angleterre, Israël ou d’autres pays.
Mais récemment, on a constaté une sorte de renaissance de la vie juive ici, essentiellement grâce au grand nombre de familles israéliennes venues s’y installer pour occuper des emplois dans le secteur de la haute technologie. Mon travail consiste notamment à intégrer les familles juives irlandaises qui sont ici depuis six ou sept générations et les nouvelles familles venues pour trois ou quatre ans, peut-être davantage. C’est un défi vraiment excitant, et je suis particulièrement fier de la façon dont la communauté juive locale a accueilli ces familles israéliennes récemment arrivées. Les gens ont pris conscience de l’importance, pour la continuité de la communauté juive, de nouer des relations avec les familles israéliennes. Et ces familles israéliennes se sont, par dizaines sinon par centaines, inscrites à l’école juive. Elles viennent aussi à la synagogue pour Shabbat et participent à nos événements sociaux.
Quelle proportion de la communauté est composée de nouveaux arrivants d’Israël ?
À Dublin, il y a environ 2 000 Juifs irlandais et 1 500 Israéliens – plus ou moins, tout cela basé sur les estimations des dirigeants de la communauté juive.
L’Irlande elle-même est un très petit pays avec une population très réduite. La communauté juive irlandaise est minuscule par rapport à la communauté juive du Royaume-Uni, d’où je viens.
En tant que nouveau chef de la communauté, quelles sont, selon vous, les principales préoccupations des Juifs d’Irlande ?
Si vous m’aviez posé la question avant le 7 octobre, j’aurais parlé de ce que nous faisons pour aider la communauté juive irlandaise ici — une population vieillissante, une communauté vieillissante —. Participer à la vie de la synagogue pour Shabbat, proposer des programmes sociaux, culturels et d’apprentissage pour impliquer les gens et renforcer le sentiment de communauté.
L’intégration des Israéliens dans la communauté est aussi un défi. Beaucoup d’Israéliens viennent en Irlande pour s’éloigner du judaïsme ou, pour certains d’entre eux, du sionisme. Ils ont beaucoup d’idées fausses – ils pensent que tout le monde ici est très orthodoxe et que si le rabbin souhaite mettre en place un programme pour eux, c’est dans le but de les rendre plus pratiquants ou religieux. Et lorsqu’ils viennent à la synagogue et voient tous ces Juifs irlandais, avec des niveaux d’observance très différents, se rassembler, partager un kiddouch pour Shabbat et passer un bon moment, ils disent : « Oh, tout le monde est comme nous ici. »
Mais depuis le 7 octobre, tellement de choses ont changé. Il s’agit réellement d’un changement de paradigme par rapport à ce que ressentent de nombreux membres de la communauté juive et à mon rôle de grand rabbin. J’ai beaucoup travaillé pour venir en aide aux élèves et étudiants des écoles et universités dans lesquelles règne un très fort parti pris pro-palestinien, pour ne pas dire antisémitisme manifeste.
L’Irlande est l’un des pays les plus pro-palestiniens au monde, avec un gouvernement très critique envers Israël en raison de sa guerre à Gaza, depuis les attaques du Hamas le 7 octobre. Les jeunes en particulier ont fait connaître leur opposition aux actions d’Israël et à l’énorme bilan humain à Gaza en multipliant les manifestations au Trinity College de Dublin et ailleurs.
Vous êtes grand rabbin, mais vous êtes aussi un jeune homme en Irlande. Comment les Juifs irlandais – et en particulier les jeunes Juifs – réagissent à la relation de l’Irlande avec Israël ?
Il y a des différences notables entre ce que pensent les anciennes et les jeunes générations. Elles ne s’informent pas aux mêmes sources. Les jeunes générations ont tendance à le faire sur les réseaux sociaux plutôt que sur les médias grand public, à un moment de leur vie on ne peut plus formateur sur leur vision du monde.
La guerre et la façon dont on en parle a sans doute conduit beaucoup de jeunes Juifs irlandais à se poser des questions – notamment sur le droit d’Israël à exister, la mesure dans laquelle nous, Juifs, devrions aider Israël ou le fait de vouloir ou non avoir quelque chose à faire avec la question à cause de ce que cela implique.
Je pense que ce sont des questions saines. Il est important de poser ces questions honnêtement et d’en profiter pour réfléchir à ce qu’Israël représente pour le peuple juif, de façon à en apprendre davantage sur l’histoire et prendre conscience qu’il peut y avoir des nuances dans le conflit israélo-palestinien. Parfois, j’ai l’impression que l’éducation que j’ai reçue, dans des écoles très sionistes de Londres, m’a exposé à un récit très unilatéral. Avec la maturité, on peut affiner sa vision et en apprendre davantage sur l’autre versant de cette histoire, sans pour cela renoncer à son amour ou son soutien pour Israël.
Vous dites que le gouvernement est très critique à l’égard d’Israël. Je me suis beaucoup exprimé contre le gouvernement et les médias ici et je rappelle à chaque fois que le problème n’est pas de critiquer Israël. Il est parfaitement légitime de critiquer les gouvernements, quels qu’ils soient. Face à l’ampleur des destructions à Gaza, il est légitime de se poser des questions et de dire que les choses pourraient être différentes.
Ce n’est pas du tout le problème ici, c’est beaucoup plus profond. On présente Israël comme un régime génocidaire dont le seul intérêt est de tuer le plus grand nombre possible de Palestiniens innocents. Si j’étais un Irlandais qui ne connaissait du conflit que ce qu’en disent les autorités et les médias, moi aussi je haïrais Israël et ceux qui les aident.
C’est une situation complexe. Il y a une organisation terroriste dont Israël doit se débarrasser et qui se cache parmi les civils. Si on critique de manière constructive pour dire de quelle manière Israël pourrait le faire, ça me va. Mais c’est beaucoup plus profond qu’une simple critique : on peut lire, ça et là, qu’Israël n’est absolument pas menacé, qu’ils peuvent tout à fait régler le conflit mais qu’ils veulent surtout tuer autant de Palestiniens que possible parce qu’ils sont un régime meurtrier.
Selon vous, d’où vient le fort sentiment pro-palestinien de l’Irlande ? Certains parlent d’antisémitisme. Selon vous, est-ce vrai ?
A titre général, je pense qu’il est simpliste de dire que l’anti-sionisme est de l’antisémitisme. Cela dépend de la forme que prend l’anti-sionisme et de la raison pour laquelle une personne adopte cette posture. Je ne condamnerais pas de manière simpliste le gouvernement irlandais en disant qu’il est tout simplement antisémite.
Longtemps opprimée par les Britanniques, l’Irlande a toujours tendance à se ranger du côté des opprimés. C’est particulièrement vrai aujourd’hui à l’ère des réseaux sociaux, où les gens voient ces photos et vidéos dans leur fil d’actualité, ce qui les touche fortement.
Le peuple irlandais a par ailleurs toujours eu un fort sentiment de connexion avec sa terre. Ils sont encore sous le choc que leur terre ait été prise et divisée par une puissance étrangère. A leurs yeux, il se passe exactement la même chose en Palestine.
Les Juifs d’Irlande ont-ils le sentiment que leur identité est liée à Israël ?
Il y a un peu de tout, mais la grande majorité de la communauté juive d’Irlande a une profonde affinité avec Israël. C’est une chose que nos voisins irlandais non juifs ne comprennent pas trop. Pour eux, comme pour les communautés juives du reste du monde, Israël est le centre géopolitique du peuple juif et le cœur de notre foi. Plus de 2 000 ans de liturgie juive parlent du retour en Israël.
Parmi les communautés juives du monde entier, la communauté juive d’Irlande a l’un des taux les plus élevés d’alyah (immigration) en Israël. Même pour les Juifs irlandais dépourvus de tout lien personnel avec Israël, il y a un profond sentiment d’appartenance à la diaspora. Nous faisons partie d’une seule et même entité. Lorsque des roquettes sont tirées sur Tel Aviv ou lorsque des otages sont enlevés dans le sud d’Israël, nous ressentons cette douleur et nous pleurons avec nos frères et sœurs en Israël.
Comment font les Juifs irlandais pour régler le conflit entre leur identité irlandaise et leur identité juive, par rapport à leur lien à Israël ?
Pour les Juifs très proches d’Israël, le gouvernement actuel et l’environnement médiatique n’ont rien à voir avec eux. Ils ont l’impression d’être réduits au silence et de ne pas pouvoir dire ce qu’ils pensent, en tant que Juifs. C’est sans doute très difficile pour eux, qui ont passé toute leur vie en Irlande et dont les parents et grands-parents ont contribué à cette société à tous les niveaux, culturel et économique.