LONDRES — Alors que l’Irlande a longtemps été décrite comme le pays le plus critique à l’égard d’Israël en Europe, la guerre en cours opposant Israël et le groupe terroriste palestinien Hamas a encore détérioré les relations entre les deux nations, des relations qui ont plongé à un niveau sans précédent.
Le taoiseach, ou Premier ministre irlandais Leo Varadkar a bien condamné les massacres commis par le Hamas, le 7 octobre, dans les communautés du sud d’Israël, un assaut qui a fait près de 1 200 morts du côté israélien et qui a aussi été marqué par l’enlèvement de 240 personnes, prises en otage à Gaza – cela avait notamment été le cas d’une petite ressortissante israélo-irlandaise âgée de seulement neuf ans. Suite à l’attaque brutale et aux atrocités massives qui avaient été perpétrées, Varadkar avait initialement évoqué le droit à l’auto-défense d’Israël – mais, début novembre, il a déclaré que les actions entreprises par l’État juif ressemblaient finalement « à quelque chose qui s’apparente à de la vengeance. »
Au même moment, le président irlandais, Michael D. Higgins, avait critiqué avec âpreté la présidente de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, pour son positionnement pro-israélien, disant que son approche était « irréfléchie et imprudente » et avertissant que les propos tenus par la haute-responsable « n’engagent pas l’Irlande ». Comme c’est le cas en Israël, le président – qui a aussi accusé l’État juif de « mettre en lambeaux » le droit international et de s’être engagé dans une mission de « sanction collective » des Palestiniens – est appelé à ne pas intervenir dans les questions relatives à la politique partisane en raison de son statut.
Comme la France et l’Espagne, l’Irlande a appelé de manière répétée à un cessez-le-feu, un positionnement auquel ont résisté des États européens plus pro-israéliens comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Autriche.
Le Premier ministre Varadkar a suscité encore davantage la colère à Jérusalem lorsqu’il a réagi lors de la libération de la petite Emily Hands, neuf ans, à la fin du mois dernier en écrivant sur X que l’enfant qui, selon lui, s’était « égarée » avait enfin été « retrouvée » et qu’elle était « revenue » – un langage qui semblait éviter à dessein l’intention délibérée de ses ravisseurs de l’enlever et de la conserver en otage pendant cinquante jours.
Mais alors que des accusations d’antisémitisme et « de haine anti-Israël » ont été lancées à l’encontre de la république, dans le passé, les choses sont plus complexes. La relation souvent tendue entre l’Irlande et l’État juif est inextricablement reliée à l’histoire des deux nations, une histoire de traumatismes, de violences et d’expérience de la gouvernance britannique. Un contexte qui a contribué à faire apparaître des affinités surprenantes – et de nombreuses tensions continues.
« Un croyant convaincu par la solution du sionisme »

Quelques nationalistes irlandais, au 20e siècle, avaient constaté des parallèles entre ce qu’ils considéraient comme la gouvernance brutale de la part de l’Angleterre de l’Irlande et la souffrance des Juifs. Après avoir été témoin des suites du pogrom de Kishinev dans la Russie Tsariste, en 1903, Michael Davitt, un Irlandais qui se battait pour la république, avait déclaré : « Je reviens d’un voyage à travers la Zone de résidence en étant un croyant convaincu par la solution du sionisme ».
L’historien irlandais Aidan Beatty affirme que « le nationalisme irlandais et le sionisme ont, en fait, partagé un certain nombre de similarités importantes ainsi que des points de contact : Un processus de paix contemporain ; la centralité des Diasporas dans les nationalismes irlandais et israélien ; le rôle tenu par des traumatismes majeurs (La Famine et la Shoah) dans ces identités ; le poids politique des communautés irlandaise et juive en Amérique ; la relation tortueuse avec l’empire britannique et, bien sûr, la partition. De plus, les deux mouvements ont cherché à faire revivre des langues anciennes dans le cadre de leur tentative visant à se créer une identité nationale fière. Tous les deux voyaient dans le travail agricole et dans l’armée des moyens déterminants de rédemption nationale ».

Appelez-moi Michael
Comme l’écrit l’historien britannique Colin Schindler, les nationalistes juifs qui ont combattu la Grande-Bretagne pendant les dernières années sanglantes du mandat britannique se percevaient comme le « Sinn Fein sioniste » et ils tiraient leur inspiration du républicanisme irlandais. Établi en 1905, le Sinn Fein — qui était un allié proche de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) – avait cherché à libérer l’Irlande de la Grande-Bretagne et un grand nombre de ses membres s’étaient opposés à la partition de 1921. Ce qui avait établi la nouvelle République d’Irlande, indépendante, tandis que le nord du pays – les six comtés du nord de l’île, à majorité protestants – étaient restés (et restent encore) dans le giron du Royaume-Uni.
Avraham Stern, leader de la force paramilitaire Lehi, avait été tellement saisi par le combat irlandais mené contre la Grande-Bretagne qu’il avait traduit le livre The Victory of Sinn Fein en hébreu tandis que l’une des plus éminentes personnalités de Lehi, le futur Premier ministre Yitzhak Shamir, avait pris « Michael » comme nom de guerre – en hommage au leader républicain assassiné en Irlande, Michael Collins.

« Souffrance commune »
Suite à l’établissement de l’État d’Israël, en 1948, le ministre des Affaires étrangères irlandais, Sean McBride, avait indiqué que « nos souffrances communes face aux persécutions et certaines similarités dans l’Histoire de nos deux races créent un lien de sympathie et de compréhension particulier entre les peuples irlandais et juif ». Deux années plus tard, Éamon De Valera, l’un des pères fondateurs de l’État irlandais qui avait été Premier ministre et président du jeune pays, s’était rendu en Israël suite à l’invitation d’Isaac Herzog, qui était alors grand rabbin d’Israël. Herzog, qui avait été antérieurement grand-rabbin d’Irlande, était le père du président israélien Chaim Herzog et le grand-père du président israélien actuel, Isaac Herzog.
De Valera était accompagné par son ami et proche allié politique, Robert Briscoe. Membre juif du Dáil, le parlement irlandais – les Juifs ont été rares à y siéger – il y avait servi pendant longtemps. Briscoe était devenu un soutien assidu de Zeev Jabotinsky et il avait permis au leader du sionisme révisionniste de rencontrer De Valera à Dublin en 1938. Pendant toute la Seconde Guerre mondiale, l’Irlande était restée neutre et De Valera avait présenté ses condoléances à la Légation allemande lors de la mort de Hitler, au mois de mai 1945, un événement de triste mémoire.
Des relations houleuses
L’Irlande et Israël n’avaient établi des relations diplomatiques pleines et entières qu’à partir de 1975 et il n’y avait pas eu d’ambassade israélienne à Dublin avant 1993, la mission irlandaise à Tel Aviv ouvrant ses portes trois ans plus tard. Les deux pays ont fréquemment entretenu une relation difficile au cours des cinquante dernières années.
L’Irlande avait été, par exemple, le premier pays de la Communauté économique européenne (comme s’appelait alors l’Union européenne) à réclamer un État palestinien en 1980. « Depuis lors, tous les gouvernements irlandais ont accordé une priorité élevée à la mise en place ‘d’une solution à deux États’, » déclare avec fierté le ministère des Affaires étrangères.

Trois décennies plus tard, l’Irlande avait expulsé un diplomate de l’ambassade israélienne suite à des révélations qui avaient établi que le Mossad avait utilisé de faux passeports irlandais lors de l’assassinat, à Dubaï, d’un responsable du Hamas, Mahmoud al-Mabhouh. (La Grande-Bretagne avait fait la même chose suite à l’usage de faux passeports britanniques).
La guerre qui avait opposé Israël et le Hamas à Gaza, 2014, avait été l’occasion pour le gouvernement irlandais d’évoquer « son horreur et sa révulsion » face aux images « atroces » au sein de l’enclave côtière. Le Dáil avait ultérieurement voté en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien même si, contrairement à la Suède, le gouvernement s’est abstenu de le faire.
La Capitale de BDS (Boycott, Divestment and Sanctions)
Rapidement après le début de la guerre entre le Hamas et Israël – une fois encore – en 2021, l’Irlande avait été le premier État de l’Union européenne a condamner l’annexion de facto présumée de terres palestiniennes par Israël, une accusation que l’État juif avait qualifiée de « scandaleuse et sans fondement ». Le Dáil avait toutefois rejeté une proposition qui prévoyait l’expulsion de l’ambassadeur israélien et imposait toute une série de sanctions à Israël.
Mais, contrairement à la Grande-Bretagne où il se limite à un groupe d’activistes pro-palestiniens de taille modeste mais bruyant, le mouvement BDS connaît un élan politique en Irlande. Ainsi, en 2018, Dublin est devenue la première capitale européenne à soutenir BDS. Une initiative qui a été prise alors que le parlement irlandais soutenait une loi controversée, la Occupied Territories Bill, qui aurait interdit et criminalisé le commerce avec « les colonies illégales ». La législation est soutenue par de nombreux partis irlandais qui vont de la faction conservatrice Fianna Fáil à Sinn Féin, en passant par le Parti travailliste et l’alliance d’extrême-gauche People Before Profit–Solidarity. Seule l’opposition du parti Fine Gael du Premier ministre Varadkar, au centre-droit – il a formé une coalition au pouvoir avec son ennemi de toujours, Fianna Fáil, pour conserver Sinn Féin à l’écart du pouvoir à l’issue des élections générales de 2020 – a permis de mettre dans l’impasse le projet de loi.

Un passé colonial
Tandis qu’un grand nombre de ses partenaires européens – Grande-Bretagne, France, Allemagne et Belgique, par exemple – étaient, dans le passé, des puissances impériales, l’Irlande a vécu l’expérience plus rare de la colonisation. Mais si les nationalistes irlandais avaient pu avoir, à un moment donné, des affinités avec les Juifs qui luttaient pour se dégager du joug de la gouvernance du mandat britannique, cette empathie s’est depuis largement redirigée, dans les années qui ont suivi 1967, vers les Palestiniens.

« S’il existe une nation qui peut comprendre les difficultés qui sont actuellement vécues par les Palestiniens, c’est l’Irlande », a commenté Pat Sheehan, membre du parti Sinn Féin au sein de l’Assemblée d’Irlande du nord (le parlement dévolu à cette province) à l’AFP, au mois d’octobre. « L’Irlande a souffert de l’occupation et du colonialisme pendant 800 ans ; il y a eu de nombreux soulèvements armés contre la gouvernance britannique et nous voyons les Palestiniens souffrir d’une occupation coloniale similaire ».
Les Irlandais pro-palestiniens ne perdent pas non plus de vue que Ronald Storrs, gouverneur militaire de Jérusalem pendant le mandat britannique, avait évoqué le foyer juif sous la forme d’un « petit Ulster juif, loyal, dans un océan d’Arabisme potentiellement hostile ». Ils font aussi remarquer que les paramilitaires « Black and Tans » si haïs, que la Grande-Bretagne avait déployé pendant la guerre irlandaise de l’indépendance, entre 1919 et 1921, avaient ensuite été envoyés en Palestine pour réprimer les agitations arabes.
Pro-Israël et pro-Grande-Bretagne
Mais les Unionistes, en Irlande du nord, qui sont principalement des protestants et qui souhaitent rester dans le Royaume-Uni, sont farouchement pro-israéliens.
« La communauté unioniste d’Irlande du nord a des affinités de longue date avec la cause d’Israël, à laquelle elle est aussi affiliée », a commenté Brian Kingston, membre du Democratic Unionist Party (DUP) à l’Assemblée, auprès de l’AFP. « Nous voyons un Israël qui a terriblement souffert du terrorisme au fil des années, comme cela a également été le cas pour nous ».
Les Unionistes notent également le lien étroit établi entre l’OLP et l’IRA, avec les Palestiniens qui avaient fait livrer des armes au groupe terroriste irlandais à l’occasion de sa campagne contre les Britanniques, au cours des « Troubles » qui avaient duré trois décennies et qui s’étaient achevés par la conclusion d’un accord, le Good Friday Agreement, en 1988. Les partis unionistes figurent parmi les voix pro-israéliennes les plus fortes au sein parlement britannique.
Une fin à tout cela ?
Certains, parmi ceux qui sont impliqués dans le processus de paix en Irlande, pensent qu’il y a un parallèle avec un autre conflit qui semble aussi insoluble : le conflit qui oppose Israël aux Palestiniens. Pendant de nombreuses années, le négociateur en chef britannique, Jonathan Powell, a affirmé que, tout comme la Grande-Bretagne avait finalement accepté de rencontre l’IRA, les groupes terroristes comme le Hamas devront devenir, eux aussi, des interlocuteurs dans le cadre d’éventuels pourparlers.
D’autres, comme l’Alliance for Middle East Peace, soulignent que le travail de terrain nécessaire pour construire la paix, un travail qui avait été initié pour la première fois en Irlande du nord, n’a pas bénéficié de la même attention – ni des mêmes financements – dans le cas du conflit israélo-palestinien.
Toutefois, certains rejettent ce parallèle. « Les terroristes irlandais luttaient pour le pouvoir dans un petit angle du Royaume-Uni », avait écrit Melanie Phillips, chroniqueuse de tendance conservatrice dans le journal The Times, au début de l’année. « L’IRA voulait une Irlande unie ; elle ne voulait pas occuper la Grande-Bretagne et éradiquer les Britanniques. En contraste, les Arabes palestiniens ont pour leur part l’intention d’effacer Israël de la carte ».

Les choses peuvent-elles empirer ?
Israël ne trouvera aucun réconfort dans le fait que Sinn Féin est en plein élan politique. Pour la toute première fois, le parti a remporté la majorité des votes lors des dernières élections générales. Il caracole en tête des sondages avant les élections générales qui auront lieu au mois de mars 2025, ce qui renforce la perspective de voir la présidente de Sinn Féin, Mary Lou McDonald, devenir Taoiseach.
McDonald, qui avait adopté, dans le passé, un positionnement moins agressif à l’encontre d’Israël, a fait volte-face dans le cadre du conflit actuel. S’exprimant, le mois dernier, lors de la conférence annuelle du parti, elle a accusé l’État juif de commettre « des crimes de guerre barbares, lâches et haineux » et elle a rejoint les appels lancés en faveur de l’expulsion de l’ambassadrice israélienne Dana Erlich.
Les critiques du parti affirment que les inquiétudes de Sinn Féin au sujet des victimes civiles à Gaza sont difficilement compatibles avec son association passée avec l’IRA – qui avait assassiné, fait disparaître et kidnappé des civils pendant sa campagne terroriste sanglante.
Dans le nord, Sinn Féin gagne du terrain de la même manière. Pour la première fois depuis l’accord de 1998, le parti a remporté la majorité des votes lors des élections à l’Assemblée d’Irlande du nord, l’année dernière, poussant le DUP à la seconde place.
Grâce à sa querelle continue sur les arrangements commerciaux post-Brexit qui ont été pris par la Grande-Bretagne avec l’Irlande du nord, l’Assemblée est actuellement suspendue. Mais si elle reprend ses activités – et quand elle les reprendra – la vice-présidente de Sinn Féin, Michelle O’Neill, deviendra Première ministre. Au mois d’octobre, elle a participé aux manifestations pro-palestiniennes à Belfast, où elle a appelé à un cessez-le-feu immédiat et à mettre un terme « à l’occupation, aux colonies illégales et à l’apartheid ».
La relation souvent tempêtueuse de l’Irlande avec Israël n’a donc que peu de chance d’entrer dans des eaux plus calmes.