La rue Asher est une rue tranquille, bordée d’arbres qui se trouve dans le quartier Baka, à Jérusalem. Les familles y vivent dans de petits immeubles d’appartements et les voisins y ont développé, disent-ils, un sens d’appartenance communautaire.
Le projet de la ville, qui désire construire dans cette rue paisible un gratte-ciel de 26 étages, bouleverse les habitants. Ils craignent que ce plan (qui prévoit la création de 180 logements, de milliers de mètres-carrés d’espace commercial, d’un hôtel et d’un parking souterrain) ne vienne changer en profondeur le caractère du quartier – et pas pour le meilleur. Ce sont plus de 500 voisins qui ont d’ores et déjà signé une pétition qui rejette ce projet de construction et qui appelle la ville à trouver une meilleure solution.
« Ce projet établit un précédent dangereux en matière de destruction des quartiers historiques de Jérusalem », dit la pétition.
C’est une bataille qui sera livrée dans de nombreuses rues de la Ville sainte dans les années à venir, alors que Jérusalem se développe à la verticale.
S’il n’y a actuellement qu’environ 30 immeubles de 18 étages ou plus au sein de la capitale, la construction de presque 500 nouveaux gratte-ciel est aujourd’hui prévue, selon un document des services d’urbanisme municipaux qui a fuité auprès des médias récemment. Ce qui viendrait ajouter presque 60 000 appartements à la ville, augmentant l’offre immobilière d’environ 20 %. La majorité de ces constructions consisteront en appartements de luxe – même s’il est possible qu’il soit demandé aux entreprises qui seront chargées de la construction de certaines des tours les plus élevées d’y inclure des logements plus petits en direction des jeunes couples et des étudiants.
Pour Yoel Even, ingénieur en charge de la planification et des infrastructures urbaines de Jérusalem, la nécessité de procéder à ce type de constructions est évidente.
« Construire vers le haut est quelque chose de naturel dans le processus de rénovation urbaine et de développement continu qui est celui de Jérusalem, un processus qui est la priorité absolue, la priorité la plus claire pour la ville », déclare Evan. « Jérusalem ne dispose pas de beaucoup d’espace pour s’élargir et donc, pour éviter de construire sur des espaces vides ou préservés, construire à la verticale est le moyen le plus efficace et le plus économique d’ajouter de nouveaux logements. »
Mais une série de permis de construire qui ont été récemment accordés commencent à faire prendre conscience aux habitants de l’ampleur sans précédent des constructions à venir – avec des résultats qui menacent, disent-ils, de changer le visage de la capitale israélienne dans les années à venir. Et si les urbanistes ont la certitude d’accompagner Jérusalem sur le chemin de modernité et de la prospérité, de nombreux habitants craignent que leur ville ne se dirige vers sa ruine.
Un éloignement de l’Histoire
Jérusalem n’est pas la seule ville à investir dans la verticalité. Les plus grandes localités israéliennes ont toutes fait ce choix pour pouvoir augmenter le nombre de logements disponibles dans des secteurs déjà bondés. Toutefois, les urbanistes ont toujours considéré que ce type de développement ne s’accordait absolument pas au caractère historique de la ville sainte.
Au début du 20e siècle, les Britanniques avaient demandé à ce que les habitations, à Jérusalem, soient recouvertes de pierre de Jérusalem et à ce qu’elles soient limitées en hauteur, de manière à conserver l’esprit de la Ville sainte antique. Même après l’indépendance, en 1948, la mairie de Jérusalem avait résisté à la tendance des gratte-ciel. Dans les années 1970 et 1980, l’imposition de différents projets – comme les tours Wolfson à Rehavia ou le Clal, dans le centre de la ville – avaient entraîné une forte controverse.
Ces dernières décennies, les pressions immobilières induites par des Israéliens qui ont rencontré des difficultés croissantes à trouver un logement, en plus des prix de l’immobilier qui ont grimpé en flèche, ont aidé à faire changer d’avis la ville (Le projet controversé Holyland, dont la première tour, haute de 32 étages, est actuellement le plus haut bâtiment de Jérusalem, a probablement joué un rôle dans ce revirement). L’arrivée du tramway à Jérusalem, qui avait fait son apparition en 2011, a aussi modifié l’équation, avec l’adoption d’une politique qui autorise désormais la construction d’immeubles de 18 étages maximum le long de son parcours. En 2018, le maire Moshe Lion a été élu avec un programme d’aménagement urbain agressif – une approche qui se reflète clairement dans la vision des grues et des échafaudages présents dans toute la ville.
Un plan d’urbanisme ambitieux
Even, 51 ans, est l’urbaniste en charge de mener à bien les plans de développement de Jérusalem. Il affirme que cette frénésie de construction dont il est à la tête va révolutionner la ville – et dans le meilleur sens du terme.
« Je suis très optimiste quant à l’avenir », déclare-t-il. « L’idée de rénovation urbaine ne consiste pas seulement à construire de nouveaux logements. Il s’agit aussi de prendre des quartiers qui avaient été construits dans les années 1950 et dans les années 1960 et de les moderniser en y ajoutant de nouveaux immeubles, de nouveaux parkings, de nouveaux espaces publics et autres espaces verts; cela consiste à ajouter de nouveaux magasins, de nouveaux bureaux accessibles à pied. La vie sera améliorée de manière spectaculaire dans ces quartiers et pour tout le monde », s’exclame-t-il.
Même la vision idyllique de Jérusalem qui est celle d’Even se fonde sur un travail de planification sophistiqué. Son équipe de 500 personnes utilise des techniques de pointe pour cartographier les tendances démographiques dans la ville, la circulation routière, les centres d’emploi et les nécessités topographiques. Le nombre de parkings, écoles, parcs et espaces verts nécessaires pour accueillir de nouveaux logements, dans chaque quartier, est déterminé par des outils de calcul innovants. Des calculs, ajoute-t-il, qui ouvrent la route menant à un avenir durable.
Selon le plan directeur de la ville, les modernisations des infrastructures de transport public permettront de soulager la circulation routière – les embouteillages sont nombreux à Jérusalem. Dans dix ans, la ville sainte sera dotée d’un réseau de tramway de 75 kilomètres qui assurera la liaison entre tous ses quartiers, note Even.
De nombreux résidents se débarrasseront purement et simplement de leur véhicule – ou tout du moins, ils reverront son usage à la baisse. Les gares situées aux abords du centre-ville offriront à tous un accès facile à Tel Aviv et aux autres centres de population du pays. Pour ceux qui vivent dans des quartiers construits sur des surfaces escarpées ou vallonnées, des dizaines d’ascenseurs et autres escaliers mécaniques publics seront construits pour rendre moins pénible la traversée des collines de Jérusalem. (Un ascenseur de ce type est déjà en construction dans la Vieille Ville pour la rendre plus facile d’accès. Des projets similaires ont contribué à transformer la vie des résidents dans certaines localités d’Europe et d’Amérique du Sud à topographie similaire).
La ville va continuer à maintenir des limitations strictes en matière de construction dans les secteurs qui déterminent l’identité historique de Jérusalem – notamment dans les quartiers pré-1948 dont le statut est protégé, comme c’est le cas à Nahlaot, Rehavia ou dans le centre-ville, fait remarquer Even. « Préserver ces quartiers est essentiel ; c’est une idée qui parle directement à nos cœurs », déclare-t-il.
Le fait que la majorité des projets évoqués par Even prendront des années à être réalisés et qu’ils seront à des années-lumière de la réalité actuelle n’ébranle en rien sa foi dans la force de son plan.
« Nous créons précisément une nouvelle réalité à Jérusalem », commente-t-il. « Nous construisons, nous améliorons les transports, nous améliorons l’emploi tout en préservant le caractère éternel de la ville. Nous aurons tout dans cette ville ».
Un bilan un peu moins rose
Mais tout le monde ne partage pas le même optimisme.
« Ça va détruire Jérusalem », déplore Sara Ben Shaul Weiss, membre d’un groupe activiste local qui se bat contre les constructions prévues.
« La ville va permettre aux promoteurs de s’enrichir en vendant des propriétés coûteuses principalement à des acheteurs étrangers, tout en portant atteinte à la population locale, » ajoute-t-elle. « Ces constructions, telles qu’elles sont, ne contribueront pas à résoudre la crise du logement ; elles entraîneront une situation où la classe moyenne ne pourra plus se permettre de vivre ici, ne laissant que les plus pauvres et de très nombreux appartements vides d’occupants qui appartiendront à des personnes fortunées à l’étranger ».
Pour Ben Shaul Weiss, les plans envisagés par la ville sont irréalistes et les projets de construction massifs sont approuvés sans examen approprié de l’impact qu’ils auront sur les résidents. « Il n’y a aucune planification d’infrastructures », affirme-t-elle, énumérant une longue liste de problèmes que les gratte-ciel entraîneront pour les communautés.
Elle évoque une surcharge pour les infrastructures relatives à l’approvisionnement en électricité, aux eaux usées ; la disparition du sentiment d’appartenance à la communauté dans les quartiers ; l’augmentation des taxes foncières et des coûts d’entretien des bâtiments ; la limitation de l’accès aux écoles ; la promiscuité dans les immeubles ; le manque d’espace dans les parcs et dans les synagogues. Les grands immeubles créeront des « déserts urbains » où la lumière du soleil sera bloquée, où les arbres ne pourront pas pousser et des rues où le vent s’infiltrera comme dans un tunnel, ce qui rendra les sorties à l’extérieur difficiles.
« La ville ne pense pas aux dommages qu’elle va causer ni aux besoins des habitants », regrette Ben Shaul Weiss. « Le seul outil de planification qu’elle utilise, c’est celui de la rentabilité ».
L’urbaniste Even ne se laisse pas décourager par ces accusations. « Nous investissons beaucoup de temps et d’argent pour faire les choses correctement », explique-t-il. Dans les cas où il s’avèrera que des lignes de bus ou que des infrastructures supplémentaires seront nécessaires, nul doute qu’elles seront ajoutées à l’avenir, dit-il avec vivacité.
Rue Asher, où le plan de gratte-ciel a récemment été approuvé par la commission de district, les résidents estiment que négocier une solution en concertation avec la municipalité est dorénavant impossible.
« À ce stade, tout ce que nous pouvons faire, c’est saisir la justice pour tenter de bloquer le projet », s’exclame un militant.