JTA – Lorsque la journaliste du New York Times Jodi Kantor avait écrit sur les multiples agressions sexuelles commises par Harvey Weinstein en 2017 – un travail qui lui avait valu un prix Pulitzer – le puissant producteur et son équipe avaient essayé de l’influencer en utilisant quelque chose que la quadragénaire et celui qui était à l’époque l’homme fort de Hollywood avaient en commun : leur identité juive.
« Weinstein a mis [la judéité] sur la table et semblait s’attendre à ce que j’aie une sorte de loyauté tribale envers lui », confie Kantor à la Jewish Telegraphic Agency lors d’un appel en visioconférence depuis la salle de rédaction du New York Times. « Et ce n’était tout simplement pas le cas. »
Aujourd’hui, cet échange a été immortalisé dans « She Said », une nouvelle adaptation cinématographique du livre documentaire du même nom écrit par Kantor et sa collaboratrice Megan Twohey, qui détaille l’enquête menée par ces femmes déterminées sur la conduite de Weinstein – une enquête dont les révélations avaient contribué à lancer le mouvement #MeToo.
Le film, réalisé par Maria Schrader, avec Zoe Kazan dans le rôle de Kantor et Carey Mulligan dans celui de Twohey, est un thriller plutôt sobre qui a entrainé des comparaisons avec « Les Hommes du président ». Par ailleurs, plusieurs intrigues secondaires – subtiles mais puissantes – sur le thème du judaïsme soulignent la manière dont la judéité de Kantor a pu surgir par moments au cours de l’enquête, interférant parfois avec cette dernière.
Dans une scène du film, le personnage de Kantor raconte qu’un membre juif de l’équipe de Weinstein a essayé de lui parler « de Juif à Juive ».
Dans une autre, Kantor partage un moment émouvant avec le comptable attitré de Weinstein, fils de survivants de la Shoah, alors qu’ils évoquent l’importance de dénoncer à voix haute les actes criminels.
Kantor, 47 ans, a grandi entre New York et le New Jersey. Elle a été la première petite-fille de survivants de la Shoah – elle est née « presque 30 ans jour pour jour après la libération de mes grands-parents », note-t-elle. Elle appelle sa grand-mère Hana Kantor, une survivante de la Shoah âgée de 99 ans, son « guide ».
Kantor – qui ne parle pas souvent en public de sa vie personnelle, y compris de ses origines juives, qui lui ont valu toute une scolarité dans des écoles juives – a réalisé un reportage pour CBS consacré à sa grand-mère et à leur relation en mai 2021. Avant de se lancer dans le journalisme, elle a passé un an en Israël dans le cadre d’une bourse Dorot, où elle a travaillé avec des organisations israéliennes et palestiniennes. Elle est maintenant membre d’une synagogue réformée à Brooklyn et elle dit être « fière de l’être ».
Kantor s’est entretenue avec JTA des Juifs du film, mais aussi de la représentation de la salle de rédaction mythique du New York Times et de ce que l’interprétation de Zoe Kazan parvient à capturer du travail du journaliste.
Cet entretien a été édité et condensé dans un souci de clarté et de concision.
JTA : Qu’avez-vous ressenti en voyant Zoe Kazan, qui n’est pas juive, jouer votre rôle ? Kazan a déjà joué des personnages juifs marquants, par exemple dans la mini-série de HBO « The Plot Against America ».
Jodi Kantor : J’ai l’impression que le jeu de Zoe a été d’une telle sensibilité, d’une telle complexité ! Ce que j’apprécie vraiment dans sa performance, c’est qu’elle a su capturer un grand nombre des émotions que j’ai pu ressentir à l’intérieur de moi-même pendant l’enquête. Vous savez, quand vous êtes journaliste, et surtout quand vous traitez un sujet aussi sensible, il est de votre responsabilité de présenter au monde une apparence professionnelle, lisse.
À la fin de l’enquête, j’ai été chargée de lire à Harvey Weinstein certaines des accusations proférées à son encontre et de le confronter réellement. Et dans mes relations avec les victimes, je voulais être un pilier pour elles – c’était mon travail de les amener à avoir confiance dans l’enquête. Donc, d’un côté, il y avait cette apparence lisse et professionnelle et de l’autre, au fin fond de moi-même, je ressentais bien entendu toutes sortes d’émotions. Je ressentais la puissance des informations que j’étais en train de découvrir, je ressentais l’urgence d’aller au fond de l’histoire, je ressentais cette peur que Weinstein puisse encore s’en prendre à quelqu’un d’autre. Je ressentais ce sentiment de perdition exprimé par ces femmes, y compris concernant leur carrière. Et je pense que la performance de Zoe véhicule tous ces sentiments magnifiquement.
Dans le jeu de Zoe, dans ce qu’elle apporte au personnage, elle réussit à introduire des éléments de moi, des éléments d’elle-même, et puis des éléments qui relèvent de la pure fiction parce qu’elle est une artiste.
Je pense que le scénario aborde un petit aspect de l’enquête lié au judaïsme – un aspect qui reste déterminant et qui a été permanent durant toutes les investigations. Je m’explique : Harvey Weinstein et ses représentants ont constamment essayé de m’approcher en tant que Juive. Et ils l’ont fait plus récemment, également. Il y a eu des moments où Harvey Weinstein essayait de m’approcher « de Juif à Juive », presque sur le ton du « vous et moi, on est pareils, on se comprend ». Plus tard, nous avons trouvé des dossiers qu’ils avaient rassemblés sur moi et il était clair qu’ils savaient que j’étais la petite-fille de survivants de la Shoah – ils ont essayé d’en profiter, en quelque sorte.
En parlant de garder les choses pour moi, j’ai personnellement pensé que c’était insultant qu’il utilise cela. Mais le travail d’un journaliste est d’être complètement professionnel. Et je ne cherchais pas à me battre avec Weinstein. Je voulais juste découvrir la vérité et je voulais vraiment être équitable à son égard. Quoi qu’il en soit, alors même qu’il m’approchait « de Juif à Juive » en privé, il engageait au même moment Black Cube – une sorte d’agence de renseignement privée israélienne – pour essayer de me tromper. On m’a envoyé une agente qui s’est faite passer pour une défenseuse des droits des femmes. Elle a laissé entendre qu’on allait me payer très cher pour participer à une conférence à Londres. Heureusement, je l’ai faite fuir !
Dans une certaine mesure, je ne peux pas expliquer pourquoi des agents privés des services secrets israéliens ont été engagés pour essayer de tromper une petite-fille de survivants de la Shoah, parlant hébreu et ayant été scolarisée dans une école juive. Mais ce n’est pas mon travail d’expliquer ça ! C’est à eux d’expliquer pourquoi ils ont fait ça.
Puis cette thématique a resurgi avec Irwin Reiter, le comptable de Weinstein depuis 30 ans, qui est devenu en quelque sorte un « indic » dans l’enquête. J’ai rapidement compris qu’Irwin et moi étions du même petit monde. Il était fils de survivants, et il avait également passé ses étés dans des camps de bungalows dans les Catskills – un camp qui se trouvait juste en bas de la route qui menait au mien. Je ne parle pas beaucoup de la Shoah. C’est un sujet sacré pour moi, et je ne le prends pas à la légère. Mais une fois que j’ai découvert que nous avions en fait ce lien très puissant dans nos passés respectifs, je l’ai doucement sondé – j’ai senti que c’était sincère et réel. Parce qu’il était en train de prendre une décision déterminante pour lui : ce comptable de Weinstein, qui travaillait depuis 30 ans pour lui, travaillait toujours pour lui le jour et il me rejoignait le soir. Et j’ai eu le sentiment qu’il fallait que je lui dise : « Ok, Irwin, nous savons tous les deux qu’il y a des gens qui parlent et d’autres qui ne parlent pas. Nous avons tous les deux grandi en côtoyant ce genre de personnes : Pourquoi cette différence de réaction ? Et si la chance nous est donnée d’agir et d’intervenir pour mettre fin à une situation terrible, ne faut-il pas que nous la saisissions ? »
Nous n’en avons pas beaucoup parlé, parce que j’ai soulevé la question et qu’il ne voulait pas s’engager pleinement. Mais j’ai toujours senti que c’était en filigrane de nos conversations, et il a pris une décision très courageuse pour nous aider.
C’est une scène très puissante, qui marque un tournant dans le film et qui va au cœur de l’éthique de ce qui motive votre personnage. Était-ce une scène qu’il était important pour vous d’inclure dans le film ?
Ce que Megan et moi voulons que les gens sachent, c’est qu’un petit nombre de personnes courageuses peuvent faire la différence de manière extraordinaire. Quand on regarde vraiment le nombre de personnes qui nous ont donné les informations essentielles sur Weinstein, il s’agit d’une poignée. La plupart d’entre elles sont des femmes incroyablement courageuses, dont certaines sont dépeintes, je pense, de manière très belle dans le film.
Ce que Megan et moi voulons que les gens sachent, c’est qu’un petit nombre de personnes courageuses peuvent faire la différence de manière extraordinaire
Mais il y avait aussi Irwin, le comptable de Weinstein depuis toutes ces années, parmi elles. C’est mon travail et celui de Megan de redonner suffisamment confiance aux gens pour qu’ils aient envie de dire la vérité. Et comme nous sommes devenues les dépositaires de cette histoire sur le long-terme, l’une des choses que nous voulons vraiment que les gens sachent, c’est qu’un petit groupe de personnes courageuses, parfois une seule, peuvent faire une énorme différence. Regardez l’impact que ces personnes ont eu dans le monde entier.
Pensez-vous que le film a su restituer l’atmosphère de la salle de rédaction du New York Times ? Il y a dans le film une sorte de grande admiration qui s’exprime à la fois pour la dureté et le professionnalisme de l’industrie de la presse.
Megan et moi sommes très reconnaissantes pour cette présentation du journalisme dans le film, une présentation à la fois sincère et professionnelle. Les journalistes à l’écran sont souvent représentés comme manipulateurs, faisant les choses pour de mauvaises raisons ou ayant des relations sexuelles pour soutirer des informations à nos sources !
Nous [les journalistes] ressentons quotidiennement la dimension dramatique de notre métier. Et nous sommes très reconnaissantes à l’égard de la réalisatrice du film d’avoir su la révéler et de l’avoir partagée avec les gens. Et je sais que le New York Times peut sembler intimidant ou éloigné des gens en tant qu’institution. J’espère que les spectateurs considèreront vraiment ce film comme une invitation à entrer dans le bâtiment qui accueille le journal, à assister à nos réunions, à découvrir notre façon de travailler et notre système de valeurs.
Et nous sommes également fières que le film permette d’entrevoir un New York Times vraiment féminin, ce qui n’a pas été traditionnellement le cas dans cette institution pendant longtemps. C’est un livre et un film sur les femmes en tant que narratrices.
Certains ont comparé ce film au film « Les hommes du président ». L’une des différences frappantes est que ces journalistes sont deux célibataires de sexe masculin qui courent dans DC. Ce film comporte des scènes de maternité, de table de Shabbat, de préparation de déjeuners. Qu’est-ce que cela vous a fait de voir vos vies personnelles être ainsi portées à l’écran ?
Il est vrai que l’enquête Weinstein est en quelque sorte née dans le creuset de la maternité et de Megan, ainsi que de ma tentative de combiner travail et éducation des enfants. D’un côté, c’est la chose la plus banale au monde, mais d’un autre côté, ce n’est pas quelque chose qui est souvent présenté à l’écran. Nous sommes vraiment honorées par la façon dont, tout au long du film, on voit la maternité et le travail se mélanger, d’une manière qui, je pense, reste très naturelle malgré une situation qui est évidemment assez stressante.
J’ai commencé à travailler sur l’enquête consacrée à Weinstein seule et j’ai fait appel à Megan parce que des stars de cinéma me confiaient leur secret, mais qu’elles étaient très réticentes à l’idée de s’exprimer de manière officielle. Alors j’essayais dans une certaine mesure de les persuader de prendre la parole, de les convaincre de participer, mais je cherchais en même temps à recueillir les éléments les plus solides confortant leurs récits dans ces affaires. Et j’ai donc fait appel à Megan.
Cela faisait des années que toutes les deux, nous écrivions sur les femmes et les enfants. Mes articles portaient davantage sur le lieu de travail et les siens sur les crimes sexuels, et c’est pour ça que tout s’est finalement mélangé de manière si réussie. Je voulais parler avec elle de ce qu’elle avait pu dire aux femmes victimes dans le passé. Mais quand je suis entrée en contact avec elle, il y avait quelque chose dans sa voix qui me faisait penser qu’elle n’allait pas bien. Elle venait d’avoir un bébé et moi-même, j’avais fait une dépression post-partum dans le passé. Nous en avons discuté et je lui ai donné le nom de mon médecin, du médecin que j’avais vu. Et elle m’a non seulement donné de très bons conseils lors de cet entretien initial, mais elle a choisi de me rejoindre dans ces investigations.
Je pense que ce qui nous a unies, c’est un sentiment de responsabilité. Notre relation s’est forgée à partir d’un sentiment de responsabilité partagé, d’abord pour le travail – une fois que nous avons commencé à comprendre quelle était la vérité dans l’affaire Weinstein, nous n’avons plus eu le droit d’échouer. Mais Megan était aussi en train d’apprendre à assumer la responsabilité induite par la maternité, et j’avais deux enfants. Et nous avons donc commencé ce dialogue conjoint qui portait majoritairement sur le travail, mais aussi sur la maternité.
Je pense que cette idée de mélange de responsabilités différentes, nous l’avons ressenti toutes les deux pendant tout le film et nous l’avons aussi ressenti pendant toute l’enquête réelle, sur le terrain. Il est totalement vrai que Tali, ma fille, me demandait ce que j’étais en train de faire. C’est très difficile de taire un secret à vos enfants quand vous vivez dans un appartement à New York, même si je lui ne lui ai pas tout dit.
Et Megan et moi, si on parlait d’énormément de choses qui allaient de ces éléments déterminants qui survenaient dans le cadre de l’enquête jusqu’à l’évolution des horaires de sieste de sa fille ! C’était comme si nous nous trouvions en équilibre entre deux mondes : celui d’une enquête très prenante et l’univers familial, quand nous retournions voir nos enfants le soir.
De plus, nos investigations portaient sur des femmes de notre tranche d’âge. Un grand nombre de victimes de Weinstein étaient des quadragénaires. Et même si nous étions très professionnelles dans l’affaire, que nous tentions de nous montrer très professionnelles à l’égard de nos sources, il y avait cette impression que ces femmes étaient aussi le reflet de nous-mêmes. Par exemple, avec Laura Madden, qui a fait preuve d’un tel courage en témoignant ouvertement de ce qu’elle avait vécu, nous discutions de ses filles adolescentes qui l’avaient aidée à prendre cette décision de parler.
Nous n’avons pas écrit là-dessus dans notre livre parce que c’était difficile d’introduire des choses liées à la maternité dans cette histoire gravissime, dans ce travail d’investigation journalistique, dans tous ces faits importants. Et nous ne voulions pas trop parler de nous non plus. Mais les réalisateurs du film ont su capturer quelque chose qui, selon moi, est un moment de vérité. Quelque chose qui a un sens pour nous, mais qui est aussi universel. Quand Zoe [Kazan] pousse un landau et qu’elle décroche son téléphone mobile en même temps, je soupçonne qu’un grand nombre de personnes vont s’identifier à ça. Et ce que j’apprécie aussi réellement, c’est la grâce et la dignité qui imprègnent la manière dont les images ont été réalisées.
Voir un film de Hollywood sur votre enquête réalisée à Hollywood a dû avoir un côté surréaliste pour vous.
Je pense qu’une partie de la force du film, c’est qu’il revient sur l’enquête de Weinstein mais dans un cadre très différent, avec les femmes qui sont aux commandes. Megan et moi-même avons été particulièrement émues par les portraits de Zelda Perkins, Laura Madden et Rowena Chiu — ces anciennes assistantes de Weinstein sont, sous de nombreux aspects, au cœur de l’histoire.
Ce sont des femmes ordinaires qui ont pris la décision incroyablement courageuse de nous venir en aide malgré ce qu’elles vivaient et malgré les éventuelles conséquences – l’une d’entre elles avaient un cancer du sein et il y avait de nombreux écueils juridiques.
Et travailler avec les réalisateurs a été véritablement intéressant. Ils étaient déterminés à respecter l’intégrité de l’histoire et ils ont posé des tonnes de questions, importantes ou secondaires. Des questions qui sont allées de ce qui s’était passé de plus important dans l’enquête à des détails absolument dérisoires. Comme dans la scène où elles se rendent dans l’habitation de Gwyneth Paltrow et là, Megan et moi-même découvrons que nous portons presque la même robe. Nous avions dû les faire parvenir à la costumière et les robes ont été copiées et mises à la taille de Zoe et de Carey ; ce sont bien ces robes qu’elles portent. Il y a un côté de fidélité extrême au récit mais à la fois, les réalisateurs avaient besoin d’un peu de liberté artistique parce qu’il s’agit d’un film. Un film qui réussit à jouer sur toute la gamme des émotions.