Comme les cailloux qu’elle ne posera jamais pour ses aïeux disparus sans sépultures dans les affres de la Shoah, Joëlle Pariente née Milgrom en sème ici et là pour retrouver le chemin de son histoire familiale.
De la réserve, il y en avait beaucoup chez ses parents et grands-parents pour dissimuler leur passé derrière le rideau tiré de leur pudeur. Comme pour bon nombre de survivants de la Shoah, les souvenirs sont trop douloureux et on préfère les refouler que les exprimer.
D’ailleurs, qui pourrait comprendre ou même seulement entendre l’horreur indicible et inaudible ? Et comme dans d’autres familles marquées par la tragédie, on s’est tu. On s’est tu jusqu’au moment où les souvenirs enfouis ont ressurgi pour combler les silences de l’histoire, exhumés par des enfants en demande.
Et l’on pense à ces phrases du père de la narratrice interrogé sur son passé, dans le roman Dibbouk d’Irène Kaufer (L’Antilope) : « Vous savez, Monsieur, j’ai pris un calmant avant de parler, parce que chaque fois que j’y pense, il y a les larmes qui montent là. » Et sa fille de commenter : « Chaque fois que je regarde cette image, je m’en veux de lui avoir imposé cette épreuve. »
La famille, cela compte pour Joëlle Pariente. Une famille dont les réussites professionnelles sont connues du grand public. Elle est en effet l’épouse de Patrick Pariente, originaire de Tunis, cofondateur de la success-story Naf Naf et aujourd’hui à la tête de Maisons Pariente. De quatre ans son benjamin, son frère Alain est l’époux de la talentueuse Judith Milgrom, créatrice avec sa sœur du groupe de mode composé de Maje et Sandro. Joëlle est aussi et surtout la fille de Salomon Milgrom, véritable légende du quartier du Sentier qui dans un livre autobiographique a rendu un hommage émouvant à sa démarche mémorielle : « Notre fille Joëlle a réalisé un superbe travail de mémoire en retrouvant les traces de notre filiation polonaise, en remontant dans le temps jusqu’à ceux qui furent nos arrière-grands-parents. À regarder ces photos couleur sépia, vieillies par le temps, usées par les regards et les mains respectueuses, ces robes, ces costumes, ces barbes d’un autre pays, ces attitudes dignes, ces gens d’une autre époque, d’une autre civilisation, nous nous retrouvons nous-mêmes dans ces visages, dans cette fierté. » (Perla et Salomon Milgrom, Toute une vie, 2013)
Car c’est de cela qu’il s’agit : Joëlle est en quête de sa mémoire familiale. Une autre entreprise qu’elle mène avec succès, loin de ses anciennes fonctions de directrice de la communication chez Naf Naf.
Dans la famille, la catastrophe de la Shoah qui a vu périr un grand nombre des leurs était toujours présente, et pas seulement dans les mémoires.
Il y avait notamment accroché aux murs du domicile parisien de sa grand-mère maternelle, Dobra Sankowicz, les photographies de son mari et de trois de ses enfants, arrêtés au cours de la Rafle du Vel d’Hiv ». Ils ne revinrent pas du camp d’extermination d’Auschwitz. « On a grandi avec ce point d’interrogation, ce trou béant qui prenait toute la place. Ils étaient au mur, mais on n’a jamais questionné par pudeur, par sensibilité. On savait que c’était douloureux », confie Joëlle au Times of Israël.
Dans les années 1990, alors que sa grand-mère maternelle est à la veille de son centième anniversaire, elle franchit le pas en décidant de l’interroger. Cela durera une semaine. L’ancienne directrice de communication de Naf Naf aura l’envie de faire de même avec sa grand-mère paternelle, ce qui ouvrira la voie à d’autres interviews de membres de la famille éloignée, la plongeant dans leur histoire, son histoire. Et ce sont deux itinéraires dont elle tire les fils, ceux de sa famille maternelle, les Sankowicz, et paternelle, les Milgrom. Des tranches de vie qui se rejoignent.
Le parcours des deux familles débute en Pologne. Pour les Sankowicz, c’est à Ciepielow et non loin, Josefow, un shtetl typique situé entre Dublin et Radòm que naissent respectivement Israël Sankowicz et celle qui deviendra son épouse Dobra. Pour les Milgrom, c’est Hélène qui voit le jour à Varsovie dont elle tirera toute sa vie une grande fierté et Léon, son futur mari, né à Radzymin et qui grandit à Kałuszyn en périphérie de la grande ville. Ses deux grands-mères qui l’influencèrent profondément étaient opposées, aussi bien d’apparence que de caractère. Mais elles étaient toutes deux des incarnations de la yiddishe mamé.
Quant à ses deux grands-pères, Israël Sankowicz et Léon Milgrom, ils se différenciaient par leur pratique du judaïsme, l’un étant pieux, l’autre moins, même si le second deviendra administrateur de la synagogue parisienne de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Ces derniers décident de gagner la France dans les années 1930. Quelques années plus tard, leurs femmes viendront les rejoindre avec leurs enfants. S’ils commencent à prospérer, la guerre ne tarde pas à arriver. Et chacun va avoir un destin marqué par la tragédie vécue par les Juifs d’Europe. Particularité familiale : chaque membre survivant du côté de sa mère a épousé des membres survivants du côté de son père, facilitant et recoupant les recherches généalogiques que Joëlle entame.
En quête de mémoire, elle n’aurait jamais imaginé retourner en Pologne sur les traces de sa famille et avoir accès à leurs archives. Pourtant, elle amasse de nombreux documents qui permettent d’en savoir toujours plus, avant et pendant la Shoah. La question de savoir pourquoi tout est parti d’elle, on lui la pose de manière lancinante, sans doute moins qu’elle ne se la pose à elle-même. Chez elle, le livre Les Disparus de Daniel Mendelsohn a trouvé un écho. Justement parce qu’il répond à cette question : pourquoi moi ? En le lisant, Joëlle se l’est posée et a répondu à sa sensibilité exacerbée pour les disparus de son histoire familiale avec ses mots : « Parce qu’il en fallait une et c’était moi ! » Elle ajoute : « Je pense que je ne saurai jamais pourquoi, mais je ne peux que faire ce constat-là. »
Avec l’accord de ses grands-mères et l’encouragement de ses parents, elle se plonge dans cette quête mémorielle. Elle réussit à collecter un grand nombre de documents. Comme le souligne Joëlle, elle s’est trouvée embarquée dans la démarche d’une génération qui n’a pas vécu directement la Shoah, mais qui la porte en héritage dans les gênes : « Je suis devenue moi-même une grand-mère qui a la charge de transmettre à ses petits-enfants l’histoire de ses grands-parents ». Les traumatismes engendrés ne permettent pas d’en sortir indemne…
Qu’en pense Patrick Pariente, son époux d’origine tunisienne qui a grandi loin des persécutions des Juifs d’Europe (même si la Tunisie a aussi été touchée par la Shoah) ? Il a été « un formidable boosteur », selon l’expression de Joëlle qui ajoute : « Il n’a pas connu la même histoire que nous. Avec sa joie de vivre, son enthousiasme, il contrebalance mon spleen slave ». Quoi qu’il en soit, l’homme d’affaires comprend son besoin : « Il sait que je n’étais pas prête à lâcher mes portraits de famille. Je vis avec eux et je les garde près de moi. »
Parallèlement à son devoir de mémoire, Joëlle Pariente-Milgrom s’est rapprochée du judaïsme, un autre élément de la transmission qu’elle inculque à ses enfants et petits-enfants : « En étudiant, j’ai découvert des choses magnifiques. Mon approche est davantage par la raison que par la foi, et tout ce que je découvre m’enchante. C’est une quête de soi et le judaïsme est une leçon de vie au quotidien, qui nous apprend la tolérance et le respect de l’autre. »
Aujourd’hui, Joëlle détient un fonds d’archives impressionnant sur sa famille paternelle et maternelle. « J’ai la matière pour écrire un livre, réaliser un film, concevoir une exposition… J’ai encore beaucoup de choses à exploiter et je fais encore des découvertes. Il faut que je sorte quelque chose de tout cela pour le donner aux miens et aux autres. Mais au final, j’aimerais l’offrir au Mémorial de la Shoah pour qu’il reste et qu’il survive. »
77 ans après la libération des camps d’extermination, la figure du survivant, du témoin, est devenue plus que jamais tutélaire. Alors que la voix des générations qui ont connu la Shoah se tait naturellement, la pandémie de COVID-19 a accentué ce mouvement générationnel en accélérant les disparitions. Plus que jamais, la responsabilité des témoins des témoins est grande, à l’image du travail mémoriel de Joëlle Pariente-Milgrom.