SAN FRANCISCO – Yoav Harlev, originaire du sud d’Israël, a appris la nouvelle de l’assaut meurtrier mené par le groupe terroriste palestinien du Hamas le 7 octobre depuis son domicile dans la région de la baie de San Francisco, où il vit depuis une vingtaine d’années.
« Pour moi, c’était la nuit du 6 octobre », se souvient Harlev. « J’étais au téléphone avec des gens qui étaient sur place et qui vivaient cette Shoah. Depuis, je me réveille tous les matins anéanti. Je dors mal. »
Harlev a grandi au kibboutz Kissufim, au coeur des communautés israéliennes proches de la frontière de Gaza, où des milliers de terroristes dirigés par le Hamas ont massacré près de 1 200 personnes le 7 octobre, pour la plupart des civils, et en ont enlevé 253 autres pour les emmener dans la bande de Gaza.
Douze membres du kibboutz de Harlev ont été assassinés, ainsi que six travailleurs étrangers. Harlev connaissait la plupart d’entre eux et a grandi avec un ami proche de son père, Shlomo Mansour, 85 ans, l’otage le plus âgé encore détenu à Gaza.
Son expérience reflète la façon dont le massacre a profondément affecté non seulement la vie des Juifs en Israël, mais aussi à l’étranger, où les communautés juives vivant dans des régions éloignées telles que la baie de San Francisco luttent pour faire face et faire entendre leur voix, dans un environnement souvent très différent de celui de la côte Est, base du pouvoir juif. De la rue aux conseils scolaires, le sentiment anti-Israël est palpable – et les habitants s’y opposent.
Comme de nombreux membres de sa communauté, Harlev s’est senti obligé de passer à l’action.
« Au début, je me contentais de me promener dans le quartier et de coller des affiches des otages. Puis un bon ami à moi, Itzik Goldberger, m’a dit qu’il voulait mettre une affiche sur un pont. C’est ainsi que tout a commencé. Nous n’étions que deux », a expliqué Harlev, évoquant les débuts de ses manifestations publiques quotidiennes, qui attirent aujourd’hui régulièrement des centaines de personnes.
Harlev et Goldberger se sont rendus sur le viaduc El Curtola, sur l’autoroute 24 en direction de Walnut Creek, tous les jours entre 15 et 17 heures, à l’heure de pointe, arborant de grandes affiches des otages et des drapeaux américains et israéliens devant les quelque 24 000 véhicules qui passaient sous le viaduc. Les manifestations qui ont commencé sur le viaduc avec un premier groupe de deux personnes ont pris de l’ampleur et, au 100e jour de la guerre, elles comptaient 400 sympathisants.
« Les réactions sont bonnes. Israéliens, Juifs, non-Juifs, beaucoup de gens viennent nous soutenir », a indiqué Harlev. « Un homme de 80 ans qui attend une prothèse de hanche vient tous les jours, dans le froid, sous la pluie. D’autres ne savent pas pourquoi nous sommes là, alors nous le leur expliquons ».
Mais tout le monde n’est pas content. Un jour, une femme a arrêté sa voiture au milieu de l’autoroute.
« J’ai cru qu’on allait se faire tirer dessus ! » raconte Harlev. « Elle a sorti un drapeau palestinien de son coffre et est montée sur le capot de la voiture, où elle est restée dix minutes. Nous avons appelé la police, mais elle était partie avant qu’elle n’arrive ».
La manifestation sur le viaduc a également attiré l’attention des médias. Un article a décrit les rassemblements comme étant bruyants et dangereux, ce que Harlev a balayé d’un revers de la main.
« Certains voisins ne nous aiment pas et se sont plaints à la ville de Lafayette [où se trouve le viaduc]. Une audience est prévue au sujet de notre activité dans la ville. Nous ne sommes pas venus ici pour faire de la politique. Tout le monde utilise ces viaducs pour manifester. Nous nous tenons ici, tranquillement, avec des affiches portant les portraits des otages. Nous voulons les voir rentrer chez eux », a-t-il déclaré.
Une coalition citoyenne pour lutter contre l’antisémitisme dans les écoles
Itamar Landau menait une vie privée paisible dans l’East Bay, mais au lendemain des massacres du 7 octobre, il a eu envie de s’engager. L’occasion s’est présentée lorsqu’un groupe de parents juifs a assisté à une réunion du conseil d’administration d’une école de sa ville, Berkeley.
« J’y suis allé sur un coup de tête », a déclaré Landau. Dix parents soutenant la communauté juive étaient présents, ainsi que plus de 50 militants pro-palestiniens, « bien organisés et bruyants, y compris des enseignants ». Il était clair que son camp n’était pas aussi bien organisé.
Landau a alors entrepris de contacter des militants juifs disséminés dans les communautés et sur les réseaux sociaux. L’idée était de créer une organisation faîtière de membres pour lutter contre l’antisémitisme dans les écoles et lors des réunions du conseil municipal appelant à des résolutions anti-Israël. Le groupe compte aujourd’hui 260 militants inscrits et a été baptisé « Jewish Coalition of Berkeley » [Coalition juive de Berkeley].
Le 6 janvier, des manifestants propalestiniens ont défilé dans la ville d’Albany, voisine de Berkeley, pour réclamer un cessez-le-feu à Gaza. Une confrontation avec des contre-manifestants a pris une tournure « un peu violente », a raconté Landau. Sur des images diffusées par la chaîne NBC dans la région de San Francisco, on pouvait voir une femme juive tomber à terre et son drapeau israélien être incendié.
WATCH: On Saturday, January 6, a group of ceasefire demonstrators and a group of counter-demonstrators marched from Albany into El Cerrito.
What happened next was an abhorrent display of hate, threats, and violence… pic.twitter.com/ZTbi12QyZV
— JCRC Bay Area (@SFJCRC) January 9, 2024
La semaine suivante, la JCB a envoyé ses membres à une réunion du conseil municipal d’Albany.
« Nous voulions faire comprendre au conseil municipal d’Albany qu’il est totalement inacceptable que des Juifs et des Israéliens soient attaqués dans la rue [parce qu’ils] brandissent des drapeaux israéliens. Il s’agit d’un crime de haine qu’ils doivent condamner sans ambiguïté », a affirmé Landau.
Parmi les organisations juives établies localement, le Jewish Community Relations Council (CCJR) a été l’un des principaux organismes pour le traitement de ces questions depuis le 7 octobre.
« Notre avantage par rapport aux autres, a déclaré Tyler Gregory, PDG du JCRC, est que tous nos dirigeants et notre personnel vivent dans la région de la baie de San Francisco et prennent des décisions pour nous. Cela nous permet d’aller plus loin et d’avoir une voix qui répond aux défis [locaux] ».
Les organisations traditionnelles telles que l’American Jewish Committee, l’AIPAC et l’Anti-Defamation League (ADL) « sont toutes basées à New York ou à Washington. Elles ont toutes un bureau local [dans la région de San Francisco], mais ce qui fonctionne à Atlanta ou à Chicago ne fonctionne pas toujours ici », a noté Gregory. « Nous avons besoin d’organisations nationales fortes parce que certains problèmes sont des problèmes nationaux, mais cette voix nationale peut parfois sonner creuse si elle est en décalage avec l’intensité de ce qui se passe au niveau local ».
Une étude publiée en 2021 par la Jewish Community Federation a recensé 350 000 juifs vivant dans les 10 comtés qui composent la région de la baie de San Francisco, ce qui en fait la quatrième population juive des États-Unis. Une enquête du JCRC publiée en décembre 2023, a révélé que 61% des Juifs de la région de la baie de San Francisco se sentaient moins en sécurité depuis le 7 octobre, 36 % d’entre eux ayant fait état d’une expérience directe d’antisémitisme. Par ailleurs, 56 % des personnes interrogées se sont déclarées insatisfaites de la manière dont les écoles locales traitent l’antisémitisme.
La lutte contre l’antisémitisme dans les salles de classe
Mercredi, le Brandeis Center et l’ADL ont conjointement déposé une plainte auprès du ministère américain de l’Éducation contre les établissements scolaires de Berkeley. Dans un communiqué commun, les organisations ont stipulé que l’administration de Berkeley n’a pris « aucune mesure pour mettre fin aux brimades et au harcèlement incessants à l’encontre des élèves juifs par leurs pairs et leurs enseignants depuis le 7 octobre ». Elles ont en outre précisé que le district de Berkeley a ignoré les appels de 1 370 membres de la communauté de Berkeley qui ont signé une lettre visant à assurer la « sécurité physique des victimes ».
« L’éruption d’antisémitisme dans les écoles et les lycées de Berkeley est sans précédent », a affirmé le président du Brandeis Center, Kenneth L. Marcus. « Il est bien assez dangereux de voir des professeurs universitaires attiser les flammes de l’antisémitisme dans les universités, mais il est particulièrement répréhensible de voir des enseignants des plus jeunes classes inciter leurs élèves à la haine alors que les administrateurs de Berkeley restent les bras croisés face à l’escalade quotidienne de l’antisémitisme ».
Ilana Pearlman, mère de trois enfants, a parlé de l’expérience qu’elle a vécue en envoyant ses enfants dans le Berkeley Unified School District (BUSD).
Avant le 7 octobre, « je savais qu’il y avait de la propagande anti-Israël à l’école, mais je ne réalisais pas à quel point c’était grave », a-t-elle déclaré. « Le professeur de dessin de mon fils a montré un de ses dessins ‘artistiques’ à la classe : c’était un poing fermé avec un drapeau palestinien qui déchirait une étoile de David juive sur une bande de terre près de la mer. »
L’enseignant n’a pas répondu à une demande de commentaire.
Une semaine après le massacre du 7 octobre, l’ancien chef du Hamas, Khaled Meshaal, a déclaré une « journée mondiale du Jihad » pour le vendredi suivant. Pearlman se souvient qu’elle a « craint pour la sécurité de mon fils. Lorsque je lui ai demandé s’il avait peur, il m’a répondu : ‘J’ai la peau foncée donc ils ne me prennent pas pour un juif' ».
Pearlman et d’autres parents juifs ont décidé de former le BUSD Jewish Parents Advocacy Group (groupe de défense des parents juifs de BUSD) et de tenir l’administration de l’école pour responsable des incidents antisémites. Au cours des trois derniers mois, l’organisation a recueilli des informations par le biais d’un « traqueur d’antisémitisme ».
Les parents ont recensé les débrayages d’élèves pro-palestiniens, le matériel anti-israélien politisé dans les salles de classe (affiches « End Apartheid », par exemple) et les insultes ou chants antisémites, tels que « Tuez les Juifs » et « Du fleuve à la mer », y compris les remarques faites par les enseignants aux parents juifs lors des réunions du conseil d’administration de l’école.
Le Brandeis Center et l’ADL ont souligné qu’au lieu de s’attaquer au comportement antisémite des enseignants, l’administration a déplacé les élèves juifs dans de nouvelles classes, « normalisant » un tel comportement. Lors d’un incident, un enseignant a abordé un parent qui s’était plaint d’elle en lui disant : « Je sais qui vous êtes, je sais qui est votre putain de femme et je sais où vous vivez », peut-on lire dans le rapport.
Pearlman a invoqué deux raisons principales pour justifier le lancement d’une initiative populaire. Tout d’abord, les parents espéraient pouvoir régler la situation en interne, par les voies appropriées du système scolaire. La seconde raison était plus directe : les parents s’inquiétaient de l’environnement hostile qui règne dans les écoles primaires et secondaires et voulaient savoir de première main ce qui s’y passait. Ayant épuisé « toutes les voies diplomatiques et n’ayant abouti à rien », ils ont décidé de faire appel aux médias et à des organisations plus établies.
Lorsqu’elle a appris que la plainte avait été déposée, Pearlman a exprimé sa gratitude pour les « efforts incroyables des parents », ajoutant que la plainte était le point culminant de « certains des mois les plus douloureux collectivement en tant que peuple juif et localement à Berkeley ».
Une porte-parole du Berkeley Unified School District a déclaré que son district n’était « pas au courant » de l’existence du BUSD Jewish Parent Advocacy Group et n’avait pas vu le document recensant les incidents antisémites. Elle a souligné que le district disposait d’une procédure de signalement des « comportements motivés par la haine », mais n’a pas répondu directement à la question de savoir si les incidents antisémites étaient enregistrés ou si des mesures étaient prises pour les prévenir.
En ce qui concerne les débrayages des élèves, le district ne les sanctionne pas, mais les « respecte et les soutient » en tant que « droits du premier amendement » et accompagne les élèves pendant leur marche « pour veiller à leur sécurité ».
Découverte d’une communauté
Dans deux autres districts scolaires de la région de San Francisco, le ministère américain de l’Éducation a ouvert en janvier des enquêtes sur le San Francisco Unified School District et le Oakland Unified School District à la suite de plaintes pour antisémitisme, qui n’ont pas encore abouti.
Gregory a fait remarquer que le JCRC s’occupe du système K-12 depuis des années, en préconisant l’insertion d’études sur l’héritage juif dans les programmes scolaires et en sensibilisant les membres des conseils d’administration des écoles et les enseignants au sujet d’Israël.
« C’est une bonne chose que tous ces groupes de parents apparaissent, car ce sont eux qui ont leurs enfants dans les écoles et leur voix est si importante [dans la lutte contre l’antisémitisme] », a-t-il affirmé. « Le problème est qu’il faut se battre à tous les niveaux du gouvernement : le ministère fédéral de l’Éducation, le ministère de l’Éducation de l’État, le district, les écoles, et enfin les enseignants. Si vous ne vous concentrez que sur un seul de ces niveaux, vous ratez le coche ».
Les défis auxquels la communauté juive est confrontée depuis le 7 octobre sont multiples et ont particulièrement affecté la communauté israélo-américaine, a ajouté Gregory.
« Ils sont les moins engagés dans la vie juive organisée. Les Israéliens ont leurs propres communautés et ils sont moins connectés [aux organisations juives], c’est pourquoi toute cette affaire les a choqués », a déclaré Gregory.
Harlev, quant à lui, un psychologue professionnel à l’emploi du temps chargé, a cité la rencontre avec un groupe d’Israéliens comme motivation pour continuer à manifester tous les jours sur le viaduc.
Il raconte qu’un jour, un jeune Israélien l’a abordé après avoir appris qu’il venait du kibboutz Kissufim.
« Il a sorti son téléphone et m’a montré son meilleur ami du lycée », a confié Harlev en fondant en larmes. La photo était celle d’Adam Agmon, un soldat néo-zélandais de 21 ans qui est mort en combattant des terroristes du Hamas à Kissufim le 7 octobre.
« Je ne connaissais aucun Israélien ici », a expliqué Harlev. « Il n’y avait que moi et Itzik. Et puis, tout d’un coup, nous avons cette communauté qui est là pour nous aider et prendre soin les uns des autres ».