LONDRES — L’archéologue britannique Caroline Sturdy Colls compare ses travaux sur les sites où ont été commises les atrocités nazies à une enquête policière.
« C’est une enquête ouverte sur un crime historique, mais ce crime a encore de la pertinence pour les gens, aujourd’hui », explique cette professeure à l’université du Staffordshire. « On ne conduit pas une enquête de police uniquement sur la base de témoignages ».
Pour Sturdy Colls, qui a travaillé, dans le passé, sur la Shoah et sur les sites du génocide à travers toute l’Europe et notamment à Treblinka, il s’agit de rassembler des preuves matérielles et des témoignages offrant l’opportunité d’apporter « de nouvelles preuves et de nouvelles perspectives sur la nature même de ces crimes ».
Aux côtés d’une équipe issue du centre d’archéologie de l’université, Sturdy Colls vient de terminer une enquête de dix ans sur l’un des théâtres les moins étudiés de la barbarie nazie : Lagen Sylt, un camp de travail forcé et de concentration qui se situait sur l’île d’Alderney.
Alderney est l’un des petits groupes d’îles – un archipel qui inclue Jersey, Guernesey et Sark – installés dans le Channel, au large de la côte de Normandie. Semi-indépendant, Alderney avait néanmoins été le seul territoire insulaire britannique occupé par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.

Les résultats de la recherche effectuée par l’équipe de l’université du Staffordshire sont publiés dans l’édition du mois d’avril du journal Antiquity. Ils rassemblent des photographies aériennes déclassifiées, des récits d’archives ainsi que des éléments issus d’un certain nombre d’autres techniques non-invasives – géoradar, détection de la lumière ou télédetection par laser (LiDAR) – produisant ainsi la première enquête sur Sylt depuis les inspections faites par un gouvernement britannique en 1945. C’est également la première étude à utiliser des méthodes propres à l’archéologie.
« Le camp le plus terrible »
Sylt est presque unique en son genre. C’est l’un des deux camps de concentration à avoir été installés sur le sol britannique. L’autre – Lager Norderney (qu’il ne faut pas confondre avec l’île de Norderney, au large de la côte du nord de l’Allemagne) avait été l’un des quatre camps de travaux forcés construits à Alderney après l’invasion et l’occupation de l’île, au mois de juin 1940.
Mis en place en 1942, Sylt était, à l’origine, l’un des camps les plus petits. Mais un an plus tard, Sylt, avec Nordeney, avait été pris en charge par l’escadron SS de la « tête de mort ». Il était alors devenu un satellite de Neuengamme, s’étendant rapidement en taille, et il avait été transformé en camp de concentration. Sylt avait ensuite gagné la réputation bien méritée du « camp le plus terrible », comme en avait témoigné plus tard un ancien détenu d’Alderney.
Les prisonniers français avaient surnommé Alderney « le rocher maudit »
Les détenus incarcérés sur l’île étaient majoritairement originaires de l’est de l’Europe, même s’il y avait également un nombre non négligeable de Juifs français. Les prisonniers français avaient surnommé Alderney « le rocher maudit » pour souligner la brutalité de cette île reculée, balayée par les vents forts et frappée par les assauts de la mer.
La population civile locale d’avant-guerre, qui comptait 1 400 personnes, avait été évacuée par l’Angleterre lorsqu’elle s’était retirée des îles du Channel après la chute de la France, au mois de juin 1940, estimant qu’elles étaient trop difficiles à défendre.
Pour Hitler, ces prises britanniques précieuses étaient – comme l’avait affirmé la propagande nazie à ce moment-là – « le dernier tremplin avant la conquête du territoire de la Grande-Bretagne ». Mais Alderney présentait également une importante valeur au niveau stratégique. Dans le cadre des fortifications du « mur de l’Atlantique », l’île permettait de protéger les canaux maritimes autour de Cherbourg, offrant à la Luftwaffe une couverture antiaérienne, et elle ôtait aux Alliés un poste de relais potentiellement utile pour l’ouverture du front de l’ouest, très redouté.
Dès le début de l’année 1942, Alderney était donc devenu le théâtre de constructions massives – de tunnels et de bunkers, d’embrasures pour les canons et de batteries d’artillerie, avec même une route et une ligne ferroviaire – qui allaient en faire la plus fortifiée de toutes les îles du Channel. Les esclaves de Sylt, aux côtés des détenus des autres camps d’Alderney, avaient été mis au travail dans cette initiative phénoménale de construction.
C’est le nombre de sites liés à l’occupation sur cette petite île – qui fait à peine cinq kilomètres de long et un peu plus de 800 mètres de large – qui a éveillé, en partie, l’intérêt de Sturdy Colls.

« Il y a des publications à ce sujet et il y a eu beaucoup de témoignages depuis la guerre, mais un grand nombre d’entre eux ne se sont pas intéressés au point de vue du travail forcé et à la mise en esclavage et, à l’exception d’investigations qui ont été menées dans le sillage immédiat de la guerre, personne ne s’est penché sur les traces matérielles qui se trouvent encore sur ces sites », explique-t-elle au Times of Israel.
A Sylt, son équipe a utilisé une série de techniques non-invasives qu’elle a développées et déployées sur d’autres sites en Europe, en particulier dans des endroits liés à la Shoah.
« Ce que cela signifie, au sens large, c’est que nous pouvons enquêter sur ce territoire – sur tout ce qui se trouve dans ce territoire tout entier d’Alderney, au niveau macro, en décelant les objets, les items – sans perturber le sol d’aucune façon », explique-t-elle.
« Ce qui est crucial », ajoute Sturdy Colls, « c’est vraiment d’utiliser ces techniques en les combinant, puis de rassembler toutes les données avec les photographies aériennes, les témoignages, les cartes et les plans, en faisant ensuite un travail de superposition pour tenter de déterminer ce que peuvent être ces éléments de surface et enterrés ».
Un sujet tabou
Mais cet ouvrage a eu lieu dans un contexte complexe. Pour tenter de dissimuler leurs crimes, les SS avaient démoli la plus grande partie du camp de 1994. Cette destruction qui était venue s’ajouter au fait que, pendant de nombreuses années, la présence de camps de concentration sur le sol britannique était restée un sujet tabou, a entraîné pour conséquence que pendant longtemps, il a été souvent affirmé que Sylt avait été « détruit » ou « démantelé » – écartant d’un revers de main une problématique sensible.
Quand le parlement de l’île d’Alderney avait débattu de l’intégration de Sylt dans son registre des bâtiments et monuments historiques en 2015, par exemple, un membre de la commission avait suggéré que « s’il y avait des bâtiments ou quelque chose qui soit digne d’être préservé, j’aurais sans doute une opinion différente mais il n’y a rien, à l’exception d’un vieux baquet […] et d’un tas de ronces ».

L’une des conclusions les plus importantes de l’étude, note l’article paru dans Antiquity, a été de démontrer que « des traces considérables du camp ont survécu, en surface et en souterrain », ce qui vient remettre en cause la notion qu’il n’y avait rien de « digne d’être préservé ».
Ce point de vue est partagé par Gillian Carr, une archéologue de l’université de Cambridge spécialisée dans l’occupation des îles du Channel.
« A mon avis, l’article sera utile pour aider l’île d’Alderney à constater l’étendue des traces de Lager Sylt qui se trouvent encore sur le territoire, et permettra donc de réfléchir à nouveau sur la manière dont le camp pourra être utilisé dans la stratégie patrimoniale de l’île à l’avenir », déclare Carr, qui est également un représentant de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) dans les îles du Channel.
Elle est actuellement à la tête d’un projet de l’IHRA qui a pour objectif de définir des directives visant à protéger les sites de la Shoah.
En 2017, Sylt a été désigné site de conservation par Alderney même si, note l’article d’Antiquity, « son état matériel reste inchangé en 2019 ».
Le débat sur l’état du site et le désir continu, de la part de certains insulaires, de ne pas s’appesantir de manière trop forte sur les horreurs perpétrées sur le territoire sont étroitement liés, estime Sturdy Colls.

« Cela a été central dans certaines discussions au sujet de l’importance du site, » dit-elle. « C’est d’une certaine manière plus facile pour les gens de rester dans l’ignorance de l’histoire de ce qui est arrivé à Sylt parce que, si vous ne pouvez pas voir le site et qu’il n’y a d’ailleurs rien à voir là-bas, c’est évidemment beaucoup plus aisé de détourner le regard face à l’Histoire ».
Il y a, note l’archéologue, un « long héritage » remontant au sillage immédiat de la guerre, lorsque le gouvernement britannique n’était guère « désireux de reconnaître seulement que ces camps avaient existé sur le sol britannique ». Cet héritage a également signifié qu’un grand nombre d’archives sont restées classifiées pendant de nombreuses années.
Avec la découverte d’un nombre croissant de preuves, les choses deviennent plus douloureuses
Sturdy Colls accepte le fait que le sujet est difficile pour de nombreux habitants de l’île. « Avec la découverte d’un nombre croissant de preuves, les choses deviennent plus douloureuses pour ceux qui voudraient que cette période de l’histoire reste enterrée, encore et encore, au niveau métaphorique », dit-elle.
Elle reconnaît également que certains journalistes et écrivains ont tenté de « d’exploiter de manière sensationnelle l’histoire de ce qui est arrivé à Alderney ».
« J’ai commencé ce projet, de prime abord, en partie parce que je voulais revenir sur les archives, les réexaminer, puis observer les preuves matérielles pour tenter de détruire une partie des mythes et des suppositions qui avaient été construites », explique l’archéologique.

Sturdy Colls prend garde à ne pas laisser entendre que les dernières recherches faites par son équipe seraient remplies de révélations.
« Je ne dis pas que tout ce qui est dans l’article n’a jamais été écrit auparavant ailleurs », note-t-elle.
« Il y a eu clairement beaucoup de gens qui ont apporté leurs témoignages à ce sujet mais j’espère vraiment que l’archéologie validera ces témoignages de nombreuses manières. Elle permet aussi de remplir des lacunes car il y a des choses qui n’ont jamais été racontées dans les témoignages – parce qu’on ne l’avait pas demandé ou que les témoins de l’époque estimaient que ce n’était pas important ».
En tout, l’équipe archéologique a enregistré 32 dispositifs de surface à Sylt, dont quatre démarcations, cinq structures au sein des sections SS, deux autres dans la section du commandement du camp et 21 dans la section des prisonniers.
« Des structures notables cachées sous la végétation, dans la section des prisonniers, comprennent un bloc de toilettes et un bloc de salle de bain, des écuries et une cuisine avec un cellier souterrain », dit l’article. « Des vestiges de la cantine, des ateliers et de la salle de garde ont été découverts dans la zone réservée aux SS. Des postes de guet, des montants de portes et les dernières clôtures du camp ont aussi survécu. Les données radar et d’examen géophysique révèlent également de nombreuses preuves encore existantes du camp en dessous de la surface du sol, avec notamment les fondations des baraquements des prisonniers et des SS, de l’infirmerie et du bureau de construction ».
En utilisant des photographies aériennes et des données géophysiques, la recherche détermine également la manière dont Sylt a évolué en peu de temps, passant du statut d’une modeste prison de travaux forcés à un camp de concentration bien plus important. Ces développements sont illustrés dans la recherche par des reconstitutions en 3D.

L’histoire humaine
Mais c’est l’histoire des prisonniers – une histoire de « dur travail, de maigres rations et de sanctions cruelles et brutales », comme c’est dans l’article – que Sturdy Colls a voulu placer au cœur de la recherche.
« Je me suis vraiment efforcée de transmettre l’histoire des hommes », insiste-t-elle. « Une grande partie de mon travail – et c’est particulièrement le cas en tant qu’archéologue – doit être très scientifique. Mais ce que j’ai essayé de faire véritablement ici – et je tente de le faire dans tous mes travaux en lien avec la Shoah et avec le génocide – c’est de montrer qu’on ne parle pas seulement de briques et de mortier, qu’on ne parle pas seulement de chiffres. On parle de personnes réelles et de la manière dont ces bâtiments ont été construits, cela crée une grande différence ».
Ce désir de reconstituer la relation entre l’architecture de Sylt, ces paysages implacables et l’expérience terrible vécue par les détenus est évidente dans toute la recherche.
Elle répertorie, par exemple, la manière dont la population du camp avait été multipliée par cinq, passant de 100 à 200 prisonniers à plus de mille, avec des baraquements qui avaient été multipliés par deux. Aujourd’hui, ces baraques en bois ont depuis longtemps disparu mais leurs traces survivent comme des dépressions creuses dans le sol, avec des fondations de béton encore enterrées et des escaliers descendant en souterrain.

La cartographie des baraquements – qui étaient exposés aux vents de la côte – corrobore les témoignages apportés sur un surpeuplement important. Chacun d’entre eux, qui hébergeaient approximativement 150 hommes, offraient moins de 1,5 mètres-carrés d’espace personnel à chaque détenu.
La taille des fondations de la cuisine des prisonniers – moins de 20 mètres de longueur sur 6,03 mètres de largeur – raconte une histoire qui, une fois encore, confirme les récits de rations misérables et de manque de nourriture. Comme le dit Sturdy Colls, « manifestement, ils n’ont jamais eu vraiment l’intention de les nourrir de façon appropriée, sinon ils auraient construit une cuisine bien plus grande ».
Le bloc des toilettes, découvert en 2013, était également exigu et rudimentaire, comme l’était la construction simple de bois qui servait d’infirmerie.
L’enquête archéologique met en lumière le contraste entre les structures consacrées aux prisonniers et le confort dont profitaient leurs gardes SS. De nombreuses installations créées pour les SS, par exemple, étaient construites en béton armé. Pour les protéger du climat difficile de l’île – et des raids aériens possibles – leurs bâtiments étaient entourés de murs de pierre, et leurs fondations avaient été creusées au dessous du niveau de la terre. Les SS mettaient leurs chevaux dans des écuries – dont les fondations en béton armé sont encore en bon état – mieux édifiées que les structures destinées aux prisonniers.

Les archéologues ont aussi enquêté sur un tunnel qui se rendait d’une salle de bain destinée aux détenus jusqu’au-dessous de la villa construite dans le pur type tyrolien qui était occupée par le commandant et qui était située à l’extérieur des murs du camp. L’éclairage électrique dans le tunnel, dont l’existence est depuis longtemps étudiée, indique qu’il était souvent utilisé, mais sa raison d’être reste un mystère : Était-ce un abri anti-aérien, un espace à travers lequel des femmes pouvaient être amenées à l’intérieur d’une maison de passe, dans la villa ?…
Il y a, explique Sturdy Colls, un « contraste étrange » entre le fait que le camp était si lourdement gardé et ce point faible apparent qui reliait apparemment la maison du commandant et le secteur réservé aux prisonniers dans le camp.
Les chercheurs ont aussi exploré « les mesures de sécurité renforcées » qui avaient été construites – avec notamment des clôtures de fer barbelé et des tours de guet – alors que Sylt était transformé un camp de concentration.


« La nature de la sécurité de ce camp était incroyablement forte en termes de nombre de gardiens – mais également par la manière dont le camp avait été construit, dans la mesure où les prisonniers qui s’échappaient n’avaient nulle part où aller », dit Sturdy Colls.
Et en effet, le fait que les détenus tentant de fuir rencontreraient des mines, des falaises escarpées et la mer établit clairement que la sécurité avait en partie un rôle visant à créer un impact psychologique sur les personnes incarcérées.
La nature de la sécurité de ce camp était incroyablement forte dans la mesure où les prisonniers qui s’échappaient n’avaient nulle part où aller
Comme le dit l’archéologue, « l’architecture du camp et le nombre de gardiens étaient un moyen utilisé pour établir très clairement aux yeux des prisonniers que les SS avaient le contrôle sur chaque instant de leur quotidien ».
Les SS utilisaient aussi des clôtures de sécurité pour narguer les prisonniers – les encourageant à tenter de s’échapper, puis ouvrant le feu s’ils le faisaient – et ils leur infligeaient des sanctions brutales.

« L’une des choses que j’espère véritablement de cet article, c’est qu’il montrera qu’il ne s’agissait pas seulement de clôtures, de simples bâtiments, de bois, de briques, de mortier », dit Sturdy Colls. « C’est un endroit où, à l’évidence, les prisonniers ont vécu véritablement des expériences atroces, terribles, et ces expériences étaient pleinement liées à la manière dont le camp avait été construit et à la manière dont ils étaient gardés dans son enceinte ».
L’ampleur des horreurs perpétrées à Alderney fait l’objet d’un débat brûlant. Les récits officiels, après la guerre, estimaient que moins de 400 détenus étaient morts sur l’île. 70 ans après, toutefois, certains historiens et experts militaires suggèrent que le nombre de prisonniers et le nombre de morts ont été grossièrement sous-estimés.
Le Colonel Richard Kemp, ex-commandant britannique en Afghanistan qui a fait des recherches détaillées sur le règne de terreur des nazis sur l’île a, par exemple, suggéré que le nombre de détenus ayant péri à Alderney est au moins de 40 000.

Sturdy Colls estime, pour sa part, que fournir un chiffre officiel concernant les décès survenus dans le camp d’Alderney est « très difficile ». Elle pense qu’au moins 700 d’entre eux sont morts, tout en qualifiant ce nombre « d’estimation très prudente ».
Toutefois, continue-t-elle, il n’y a « pas de preuve que j’ai pu trouver en dix ans de recherche dans les archives qui suggère que l’hypothèse de dizaines de milliers de morts soit, d’une manière ou d’une autre, crédible. Il n’y a pas de preuves qui suggèrent que tant de personnes aient pu être seulement envoyées à Alderney ».
Son prochain projet : Un livre sur Alderney où elle tente de retracer la vie de ceux qui ont vécu – et qui sont morts – sous l’occupation.
« Je pense qu’il est très important, non seulement d’enquêter sur les preuves matérielles mais de s’assurer, en le faisant, que nous serons en mesure de parler de ces individus, pour rappeler aux gens que ce n’est pas seulement arrivé à des groupes collectifs d’êtres humains ».
« Chacune de ces victimes », continue-t-elle, « a son histoire propre à raconter. »